Celle qui pleure (Notre Dame de la Salette)
XXV
L’hôtellerie. Tactique double des Missionnaires
ou Chapelains.
Dès le commencement de ce travail, des personnes pieuses et d’intention pure jugèrent excessif mon blâme de l’hôtellerie de la Salette[63]. Il faut pourtant bien, m’ont-elles dit, que les pèlerins soient hébergés, surtout les infirmes et les malades, et ils ne peuvent pas exiger qu’on les loge et qu’on les nourrisse pour rien. Or voilà précisément ce qui ne devrait pas être en question. Le droit strict des pèlerins, surtout des infirmes et des malades, c’est d’être hébergés pour rien. En octobre 1880, du temps des prétendus missionnaires, je vis, un matin, arriver à la porte de l’hôtellerie, par une neige terrible, un mendiant à peine moins blanc que la neige et qui paraissait avoir quatre-vingts ans. Il avait cheminé des heures dans la montagne, certain, disait-il, de trouver à la Salette l’hospitalité de deux jours assurée aux chemineaux par un règlement de l’hôtellerie. Je n’ai pas vu ce règlement, rêvé, peut-être, par de pauvres malheureux, mais ce que j’ai bien vu et trop bien vu, c’est le désespoir, l’humble désespoir de ce vieillard, me disant, un quart d’heure après : « Ils m’ont donné une soupe froide et m’ont dit qu’il fallait partir. J’aurais bien voulu me reposer. » Pour ne pas être complice d’un assassinat, je payai, quoique très-pauvre, trois jours de pension pour cet envoyé, qui était peut-être Raphaël, et dont le remerciement est resté en moi comme une lumière douce dans la cellule d’un condamné.
[63] Je me suis exprimé plus fortement encore, à l’époque des Missionnaires. La Femme pauvre, pages 100 et 101.
A partir de ce jour, j’ai compris ce qui se passait sur cette montagne. Pour parler net, j’ai vu l’épouvantable esprit d’avarice de ces soi-disant religieux qui n’auraient dû être eux-mêmes que des mendiants et des serviteurs de mendiants, car la Salette est, par essence et par excellence, un pèlerinage de va-nu-pieds. Qu’on vienne à la base de cette montagne comme on voudra et tant qu’on voudra, mais, arrivé là, on ne peut monter délicatement qu’avec le diable sur les épaules. Les premiers pèlerins ne s’y trompaient pas et n’auraient pas pu s’y tromper. La route actuelle n’existait pas, et le service des mulets ne se faisait pas comme aujourd’hui. On voyait se traîner, sur les flancs du Mont, des infirmes, des agonisants, des quasi-morts, qui rampaient des journées entières et qui redescendaient guéris. Mlle des Brulais, qui fut un des premiers témoins de la Salette, a relaté quelques exemples vraiment prodigieux[64]. Je ne crois pas qu’il soit possible de citer un seul cas de mort d’un de ces malades sur la Montagne. Combien, cependant, durent passer la nuit sans toit, ni tente, sub Jove frigido, à cette altitude mortelle pour des être humains privés d’abri ! De quels secours pouvaient être, pour des centaines et des milliers de pèlerins, le couvert de quelques cabanes en planches ? Quid inter tantos ? Mais on était venu porté par la foi, on était hospitalisé, chauffé, réconforté, guéri par la foi.
[64] L’Écho de la Sainte Montagne, par Mlle des Brulais. Chez Henri Douchet, à Méricourt-l’Abbé (Somme), il n’existe pas de livre plus recommandable sur les commencements de la Salette.
Aujourd’hui, on monte commodément dans une voiture ou sur le dos d’un mulet ; on paie sa chambre et sa table, 1re ou 2e classe ; on prie à son aise, à l’abri de vraies murailles, dans une basilique bien close, et on s’étonne de ne pas obtenir ce qu’on demande. On n’est peut-être pas des pharisiens, mais on ne croit pas être, sicut ceteri hominum, des voleurs, des injustes, des adultères et on n’a pas peur de « lever les yeux vers le ciel ». Alors on redescend dans la même voiture ou sur le dos du même mulet, mais non pas comme le pauvre publicain. Descendit hic justificatus (hoc est sanatus) in domum suam. Il n’y a plus de miracles parce qu’il n’y a plus de croyants ni de PÉNITENTS, parce qu’il n’y a plus d’enthousiasme, c’est-à-dire de charité. Il n’y a plus d’âmes généreuses.
On serait suffoqué de trouver un comptoir et des livres de comptabilité dans l’antichambre d’un poète, et on n’est pas le moins du monde impressionné de rencontrer ces mêmes objets dans un lieu de pèlerinage, et de quel pèlerinage ! C’est ahurissant de se dire qu’il y a un endroit où la Sainte Vierge s’est montrée, où elle a pleuré d’amour et de compassion, où elle a dit les plus grandes choses qu’on ait entendues depuis Isaïe, où elle a guéri et consolé tant de malheureux, et qu’à deux pas de cet endroit, il y a une caisse !
— C’est abominable, direz-vous, mais où est le remède ? — Vous le savez aussi bien que moi. L’hôtellerie de la Salette, — transformée en une Maison-Dieu, où chaque pèlerin valide se constituerait serviteur des pauvres ou garde-malade, pour quelques heures ou quelques jours — serait approvisionnée surabondamment et constamment, si les chrétiens lui donnaient la centième partie de ce qu’ils donnent si vainement et avec tant d’amertume au percepteur. Elle serait vingt fois plus riche que maintenant, trop riche, sans doute, mais, du moins, on n’entendrait plus cet infâme bruit de monnaie que déteste Dieu, et on aurait la joie et la gloire de ranimer d’innombrables pauvres.
C’est bien cela que les bergers ont pu comprendre, et ce n’est pas sans effroi que je pense à ce qui a dû se passer dans le doux et noble cœur de Maximin, quand il était témoin de l’exploitation de sa Montagne, et qu’il périssait de misère à quelques pas des sordides religieux qui n’existaient que par lui. Pour ce qui est de la vieille Mélanie, ce qu’elle dut sentir lorsqu’elle fit le pèlerinage, une dernière fois avant de mourir, je me le suis déjà demandé et je n’ai trouvé d’autre réponse que les larmes.
Mon livre, je l’ai assez dit, n’a qu’un objet : Prouver que tout l’effort des ennemis de Dieu, dans le cas de la Salette, a tendu à déconsidérer le Secret de Mélanie, le seul en cause, celui de Maximin n’ayant jamais été divulgué. Alors, double tactique. D’une part, les Missionnaires ou Chapelains installés sur la Montagne ont toujours et très-fermement voulu que les menaces de la Sainte Vierge se soient accomplies, peu de temps après l’Apparition, d’une manière tout à fait complète et définitive, en sorte qu’il est démontré que nous n’avons plus rien à craindre et que toute autre prophétie, concernant l’avenir ou même le temps présent, doit être tenue pour billevesée. Je les ai vus travailler, chaque jour, près de la Fontaine, à l’heure du Récit, apportant des statistiques de famine, en Irlande par la maladie des pommes de terre ; en France, en Espagne ou en Pologne, par la maladie du blé, etc. Pour ce qui est de la menace du Discours relative aux « petits enfants au-dessous de sept ans… », il paraît qu’elle s’explique très-suffisamment par une épidémie déplorable qui eut lieu vers cette époque, c’est-à-dire il y a soixante ans. En conséquence, le soi-disant Secret n’est qu’une méchante rêverie très-apocryphe que les bons catholiques doivent écarter.
Puis, il faut tenir compte de la différence des temps. En 1846, la Religion était méprisée et la société chrétienne avait besoin d’être châtiée. Aujourd’hui, elle est au contraire, ne le voit-on pas ? dans l’état le plus florissant. De toutes manières, le Secret est insoutenable.
D’autre part, on veut à toute force que les Bergers n’aient jamais été persévérants que sur un seul point : Maximin ivrogne, selon la légende ignoble et criminellement fausse des Missionnaires, ne sortant de sa torpeur que pour raconter l’Apparition avec lucidité, par un miracle constant ; Mélanie, sainte fille, si on veut, mais livrée au plus dangereux vagabondage et continuellement « entourée d’hurluberlus et de prêtres désobéissants qui lui montaient la tête », ne retrouvant comme Maximin, son équilibre et sa raison, que quand il s’agissait du récit de cette même Apparition, identiquement relatée par elle depuis 1846. En dehors du Discours public tout sec, impossible à mettre en doute, sans se condamner soi-même à l’inexistence, où est le moyen de supposer un secret de vie et de mort surérogatoirement divulgué par de tels témoins ?
— Après cela, pourraient dire les intéressés, si on veut prendre la peine de considérer les choses froidement, raisonnablement, pratiquement, comment ne pas voir, ô Mère du Verbe, que votre prétendue Révélation n’est qu’une imposture des démons pour empêcher de saints religieux de gagner honnêtement leur vie sur votre Montagne ?