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Celle qui pleure (Notre Dame de la Salette)

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Taceat Mulier…!

Je viens de subir un terrible sermon contre le Matérialisme ou Naturalisme opposé à la Révélation surnaturelle. Tous les lieux communs philosophiques de séminaire ont défilé devant le Saint Sacrement immobile. J’étais, hélas ! venu à l’église, comme « un mendiant plein de prières ». Ce gouffre de paroles vaines les a englouties et mon âme a glissé au mauvais sommeil que procure le bavardage. En présence de l’Ennemi, voilà donc ce que trouvent, aujourd’hui, les prédicateurs élevés depuis si longtemps et cultivés avec tant de soin dans le mépris des avertissements de la Salette — à la veille des échéances effroyables !

Quelle déformation systématique ou quel manque de foi ne doit-on pas supposer, pour que des ministres tels et en si grand nombre en soient venus à ne plus savoir que le fonds de l’homme c’est la Foi et l’Obéissance, et que, par conséquent, il lui faut des Apôtres et non des conférenciers, des Témoins et non des démonstrateurs. Ce n’est plus le temps de prouver que Dieu existe. L’heure sonne de donner sa vie pour Jésus-Christ.

Or, tout le monde la lui refuse avec énergie. N’importe qui, mais pas Celui-là ! Un démon plutôt ! il est vrai que les chrétiens ont cessé de croire aux démons. Essayez — avec l’autorité de l’Évangile — de faire comprendre, par exemple, que la richesse est une malédiction, qu’il est impossible de servir Dieu et le monde, que les fêtes ou bazars prétendus de charité invoquent l’incendie et que les belles dévotes qui vont y chercher un dernier supplice vraiment infernal sont des servantes du diable, fort attentives et récompensées comme il faut ! Ce ne sera pas trop du changement infini opéré par ce qu’on est convenu de nommer inexactement la mort, pour découvrir soudain, en poussant une clameur à percer le sein de l’Éternité, à quel point les plus fidèles d’entre nous auront été des gens sans foi.

« Quand la France boueuse de la tête aux pieds, disait Mélanie, aura été purifiée par les fléaux de la Justice divine, Dieu lui donnera un homme, mais un homme libre pour la gouverner. Elle sera alors assoupie, presque anéantie. »

Il faudrait être avantagé d’une stupidité rare pour chercher cet homme parmi les bestiaux de pèlerinages ou de congrès catholiques. Ah ! je m’en souviens de ces cohues, au lendemain de la guerre, en 73 exactement.

Les derrières cuisaient encore de la botte allemande. On ne parlait que de retourner à Dieu. On s’empilait dans des cercles catholiques pour entendre la bonne parole de Mgr Mermillod, racontant ce qu’il avait souffert pour Jésus-Christ ou les bafouillages œcuméniques de M. de Mun. On se cramponnait éperdument au compte de Chambord, supposé le grand Monarque annoncé par des prophéties et dont la bedaine illégitime devait tout sauver. On se précipitait aux pèlerinages en chantant des couplets libérateurs. On votait l’érection d’un sanctuaire au Sacré-Cœur sur les murailles duquel se liraient ces mots secourables : Gallia pœnitens et devota, et chacun apportait sa pierre, car c’était le Vœu national, étrangement oublié depuis. Quoi encore ? Les Pères Augustins de l’Assomption fondaient le Pèlerin prospère et la profitable Croix, pour l’avilissement irrémédiable de la pensée et du sentiment chrétiens. Un peu plus tard, enfin, se bâtissait, sur le solide fumier des cœurs, une banque fameuse devant absorber le crédit universel et confondre pour toujours la concurrente perfidie des fils d’Israël. Cette levée en masse des bas de laine catholiques fut nommée prodigieusement une Croisade et eut pour dénouement un immense Krach demeuré célèbre.

L’obéissance à la Mère de Dieu, venue tout exprès, il y a soixante ans aujourd’hui, pour notifier sa volonté, fut le seul expédient dont nul ne s’avisa.

Pourtant, on aurait pu croire que c’était bien simple. La Souveraine des univers se dérangeait, si j’ose dire, comme se dérangerait la Voie lactée, si cette créature incalculable, épouvantée de la méchanceté des hommes, s’agenouillait dans le bleu sombre du firmament. Elle se dérangeait pour nous apporter en pleurant[1] la « grande nouvelle » de l’énormité de notre danger. Parlant comme la Trinité seule peut parler, cette Ambassadrice déclarait l’imminence des châtiments et des cataclysmes et disait ce qu’il fallait faire pour ne pas périr, car les menaces proférées par Elle étaient des menaces conditionnelles, dès les premiers mots : SI mon peuple ne veut pas se soumettre, je suis FORCÉE de laisser aller le Bras de mon Fils[2].

[1] En pleurant ! Les Anges ne pleurent pas, mais la Reine des Anges pleure, et c’est pour cela qu’Elle est leur Reine.

[2] « Le peuple ne veut pas se soumettre et la Cité du Très-Haut est forcée ! » Représentez-vous les Anges et les Saints poussant cette clameur d’alarme dans le ciel !

Je le répète, quoi de plus simple que de s’humilier et d’obéir ? On a fait exactement le contraire. Marie avait demandé le Septième Jour et le respect du Nom de son Fils. Elle voulait que les lois de l’Église fussent observées et que, pendant le Carême, ses enfants n’allassent pas à la boucherie « comme des chiens ». Elle avait confié à chacun des deux bergers, à Mélanie surtout, un secret de vie et de mort, exprimant sa volonté formelle — ratifiée depuis par Pie IX et Léon XIII — qu’on le fît passer à tout son peuple, à partir d’une époque déterminée. Enfin elle avait donné, en français, la Règle d’un nouvel Ordre religieux : « les Apôtres des Derniers Temps »… Les vrais disciples du Dieu vivant et régnant dans les cieux ; les vrais imitateurs du Christ fait homme ; mes enfants, mes vrais dévots ; ceux qui se sont donnés à moi pour que je les conduise à mon divin Fils ; ceux que je porte, pour ainsi dire, dans mes bras ; ceux qui ont vécu de mon esprit ; les Apôtres des Derniers Temps, les fidèles disciples de Jésus-Christ qui ont vécu dans le mépris du monde et d’eux-mêmes, dans la pauvreté et dans l’humilité, dans le silence, dans l’oraison et la mortification, dans la chasteté et dans l’union avec Dieu, dans la souffrance et inconnus du monde. Il est temps qu’ils sortent et viennent éclairer la terre… Car voici le temps des temps, la fin des fins.

Soixante ans se sont écoulés. On est devenu plus profanateur, plus blasphémateur, plus désobéissant, plus « chien »[3]. Mais ne semble-t-il pas que cet insuccès incompréhensible, ce fiasco monstrueux, et tout de même adorable, de l’impératrice du Paradis, n’a l’air de rien quand on pense à la Dérision irrémissible qui a remplacé l’Obéissance.

[3] Chien. Je rappelle que telle est l’expression dont il a plu à la Mère de Dieu de se servir.

On travailla le dimanche de plus en plus et, surtout, on fit travailler les pauvres. Le Blasphème devint une toge virile, même pour les femmes, un signe de force et d’indépendance, comme le tabac ou l’alcool. On ambitionna d’être chien, fils de chien et même neveu de pourceau, à toutes les époques de l’année, indistinctement, et cette ambition fut comblée. Les paroles de Marie qu’Elle voulait qu’on fît passer à tout Son peuple, aussi bien au Thibet ou à la Terre de Feu que dans l’Isère, n’allèrent pas sensiblement plus loin que le pied de la Montagne. Pour ce qui est des Apôtres des Derniers Temps, on les remplaça par d’ecclésiastiques marchands de soupe que les pèlerins purent apprécier.

Ces prétendus missionnaires furent la dérision inexpiable dont il vient d’être parlé. La Désobéissance absolue est un état incompréhensible aussi longtemps que l’idée de dérision ne se présente pas à l’esprit. La Chute initiale a dû être déterminée, non par la désobéissance formelle, mais par une obéissance dérisoire dont nous ne pouvons avoir aucune idée et, parce que l’abîme invoque l’abîme, le châtiment fut — en apparence, du moins — la Dérision infinie, la Subsannation biblique : « Voici Adam, semblable à nous… »

Les soi-disant missionnaires de la Salette, innocents peut-être, à force de balourdise et de bassesse de cœur, — mais de quelle affreuse innocence ! — furent, je le répète, un institut dérisoire opposé par l’autorité diocésaine au Commandement formel qu’il s’agissait d’éluder. La Sainte Vierge avait demandé des Apôtres. On lui donna des aubergistes[4]. Elle avait voulu de vrais disciples de Jésus-Christ, méprisant le monde et eux-mêmes. On installa des prêtres d’affaires, de pieux comptables chargés de faire valoir. Pour ce qui était de la recommandation de « sortir et d’éclairer la terre », on y pourvut par la réclame et le rabattage des pèlerins…

[4] Sur cette question de l’auberge et des aubergistes, voir le chapitre XXV du présent ouvrage.

Après le balayage de ces mercenaires en 1902, les chapelains mis en leur place continuèrent simplement la table d’hôtel et la literie[5]. Ils continuèrent aussi le quotidien et stéréotypé récit du Miracle, assorti d’une exhortation sulpicienne à la pratique de quelques vertus raisonnables, sans omettre l’avis fréquent de se méfier de certaines publications exagérées ou mensongères, telles que le témoignage écrit des deux bergers qui furent les assistants, les auditeurs, les vrais missionnaires choisis par la Sainte Vierge elle-même pour propager ses avertissements et ses menaces et qui, jusqu’à leur dernier jour, n’ont cessé, Mélanie surtout, de protester contre la prévarication sacerdotale et le mercantilisme odieux qui se pratiquaient sur la Montagne.

[5] Voir chapitre XXV.

Le crime de tous ces gens-là, crime énorme, réellement épouvantable, c’est d’avoir bâillonné la Reine du Ciel, de lui avoir plombé les lèvres, comme quelqu’un l’écrivait naguère, avec une effrayante énergie.

Il est difficile, je ne dis pas d’imaginer, mais de concevoir une supplication aussi lamentable :

— Depuis le temps que je souffre pour vous autres ; depuis dix-neuf siècles que je promène, parmi les montagnes, les Sept Douleurs dont je suis Bergère, les sept brebis de l’Esprit-Saint qui doivent, un jour, brouter le monde ; si je veux que mon Fils ne vous abandonne pas, je suis chargée de le prier sans cesse. Que puis-je faire pour vous que je n’aie pas fait ? Je suis l’Égypte et la Mer Rouge ; je suis le Désert et la Manne ; je suis la Vigne très-belle, mais je suis, en même temps, la Soif divine et la Lance qui perce le Cœur du Sauveur. Je suis la Flagellation infiniment douloureuse, je suis la Couronne d’Épines et les Clous et surtout la Croix très-dure où s’engendre la joie des hommes. Les deux Bras de mon fils y furent attachés, mais il n’en faut qu’un pour vous écraser et celui-là je ne peux plus le retenir, tant il est pesant !… Ah ! mes enfants, si vous vous convertissiez !…

Des hommes alors se sont levés qui avaient la mitre en tête et qui tenaient en leurs mains le bâton des pasteurs du troupeau du Christ. Et ces hommes ont dit à Notre Dame :

— En voilà assez, n’est-ce pas ? Taceat Mulier in Ecclesia ! Nous sommes les Évêques, les Docteurs, et nous n’avons besoin de personne, pas même des Personnes qui sont en Dieu. Nous sommes, d’ailleurs, les amis de César et nous ne voulons pas de tumulte parmi le peuple. Vos menaces ne nous troublent pas le moins du monde et vos petits bergers n’obtiendront de nous, même dans leur vieillesse, que le mépris, la calomnie, la dérision, la persécution, la misère, l’exil et finalement l’oubli !…

L’espérance du présent ouvrage est de réparer en quelque manière, et s’il en est temps encore, le sacrilège perfidie de ces Caïphes et de ces Judas qui détruisent, depuis soixante ans, le plus beau royaume du monde.

Paris-Montmartre, février 1907.

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