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Dernières Années de la Cour de Lunéville: Mme de Boufflers, ses enfants et ses amis

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CHAPITRE VIII
1755

Incendie du château de Lunéville.—Inauguration de la Place Royale et de la statue de Louis XV.—Discours de Tressan.—Le Cercle de Palissot.

On se rappelle qu'en 1744 un violent incendie avait détruit toute une aile du château de Lunéville et en particulier les appartements du chancelier de la Galaizière. Semblable accident survint au début de l'année 1755 et la famille du chancelier faillit encore en être la victime.

Le 6 février, à trois heures du matin, les habitants du château furent réveillés par ce cri sinistre: au feu! au feu! Toute l'aile droite des bâtiments était en flammes. Il fut impossible de rien sauver et l'on dut se borner à préserver le principal corps de logis. Le froid, qui était excessif, rendait les secours fort difficiles et ajoutait encore à l'horreur du sinistre. Presque tous les habitants durent s'échapper par des échelles, sans même avoir eu le temps de se vêtir. Mme de la Galaizière, le comte de Lucé, le marquis de Ménessaire, M. de Bercheny et toute sa famille s'enfuirent en chemise, ce qui, vu la rigueur de la température, ne laissait pas d'être assez dangereux. Une chanoinesse de Remiremont ne dut son salut qu'à un sergent des gardes qui, au risque de la vie, vint l'enlever au milieu des flammes. Pour comble de disgrâce, tous les effets des hôtes du Roi furent brûlés, ou volés par cette lie de la population que les catastrophes ne manquent jamais d'attirer [37].

M. de la Galaizière, aidé par les gardes de service, put sauver ses papiers les plus précieux.

Cette année, qui commençait sous d'aussi fâcheux auspices, allait voir l'achèvement d'une des œuvres les plus belles et les plus glorieuses du règne de Stanislas. C'est, en effet, au courant de l'année 1755 que fut terminée cette fameuse place Royale, qui aujourd'hui encore fait notre admiration.

L'origine de ce merveilleux monument est assez singulière. En décembre 1751, Héré, cet apprenti maçon dont Stanislas avait su deviner le génie et dont il avait fait son architecte préféré, assistait un soir au coucher du Roi. Tout à coup le monarque a une inspiration subite; il demande un crayon, du papier, il expose un projet qui vient de germer dans sa cervelle. Héré discute, approuve, blâme; bref, après une heure de discussion, le roi et son architecte se trouvaient d'accord et le plan général de la place Royale était arrêté et décidé. Stanislas, impatient, déclara que les travaux commenceraient dès le lendemain. Le jour suivant, en effet, vingt ouvriers étaient à l'œuvre.

Dès le 18 mars 1752, le duc Ossolinski posa solennellement la première pierre de la place, avec une inscription gravée sur une lame d'airain.

Mais ce projet grandiose n'était pas encore suffisant aux yeux de Stanislas; désireux d'émerveiller ses contemporains, il imagina d'élever une statue à son gendre. Il écrivait naïvement: «J'ai résolu une chose dont il n'y a pas eu d'exemple jusqu'à moi; aucun Roi n'a érigé une statue à un Roi vivant, ni un beau-père à son gendre!» Il fut décidé que cette statue s'élèverait au milieu de la place Royale, dont elle deviendrait le plus bel ornement.

Un arrêt du conseil des finances du 24 mars déclara que le Roi «ayant résolu de former une place publique dans sa bonne ville de Nancy et d'y ériger la statue du Roi Très Chrétien, son gendre, pour servir de monument éternel de sa tendre affection envers Sa Majesté, ce qui contribuera en outre de plus en plus à l'embellissement de la dite ville et à la commodité de ses habitants», il ordonne que la porte Royale servant de passage de la ville vieille à la ville neuve sera démolie et qu'il en sera ouvert une autre pour le même usage «au point milieu».

Louis XV, par la déclaration de Versailles du 8 juin 1752, enregistrée en la chambre des comptes de Paris le 14 juillet suivant, agréa et confirma les dispositions de Stanislas. «Nous nous sommes, dit-il, déterminé d'autant plus volontiers à concourir à ce qu'Elle désire, que le succès de son projet tend à notre gloire, à l'embellissement de l'une des plus belles villes, qui doit faire partie de notre royaume, et à affermir l'amour de ses habitants pour leurs souverains.»

On vit donc s'élever, avec une célérité qui répondait à l'impatience de Stanislas, l'Arc de Triomphe ou Porte-Royale, la place Royale, la place d'Alliance, la nouvelle rue de la Congrégation, la rue neuve Sainte-Catherine, la rue l'Évêque, la rue d'Alliance, les portes Saint-Stanislas et Sainte-Catherine, etc.

En 1755 tout était prêt. Le Roi décida que l'inauguration de la statue et celle de la place Royale auraient lieu le même jour et avec toute la pompe imaginable.

Sur le conseil de Mme de Boufflers, qui prenait toujours le plus vif intérêt à tout ce qui concernait l'Académie, le Roi voulut que la savante compagnie jouât un rôle important dans la cérémonie et il demanda à Tressan de prononcer un discours au nom de ses collègues. Très flatté, le gouverneur de Toul s'empressa d'accepter et il se mit à l'œuvre. Mais tout n'allait pas se passer sans encombre.

Si Stanislas s'était par hasard imaginé que la concorde et la paix régneraient toujours parmi les membres de la Société royale, il connaissait bien mal les gens de lettres et il ne tarda pas à être cruellement désabusé.

Déjà les tracasseries étaient incessantes et le Roi passait son temps à calmer les amours-propres irrités. Tressan, d'une part, prétendait tout diriger et voulait faire dominer l'esprit philosophique; le Père de Menoux, d'autre part, s'efforçait de s'emparer de l'Académie et de la diriger dans le sens contraire, c'est-à-dire, dans le sens dévot.

Au commencement de 1755, lorsque la Société se réunit pour élire son président annuel, grâce aux intrigues du Père de Menoux, elle désigna l'abbé de Choiseul, primat de Nancy. Tressan, qui s'attendait à être nommé pour cette année mémorable, écrit aussitôt à Mme de Boufflers une lettre où le dépit perce à chaque ligne; dans sa colère, il offre de renoncer à ses droits et d'abandonner à M. de Choiseul le soin de prononcer le fameux discours.

«Toul, samedi.

«M. de Pallas, madame, m'a dit que Sa Majesté avait fait dire à la Société d'élire M. le Primat pour directeur et Sa Majesté ne pouvait faire un meilleur choix. M. le Primat a déjà présidé une année avec toute la dignité possible.

«Au reste, madame, je vous supplie de faire agréer de Sa Majesté que je défère à M. le Primat le discours que Sa Majesté m'avait chargé de faire pour le jour de la dédicace de la statue et de la place. Quelque honneur que me fît une pareille commission, je manquerais essentiellement à M. le Primat, si je ne lui offrais de s'en charger comme Président de la Société et je ne puis l'accepter qu'autant qu'il me la remettra de lui-même.

«Je serais très fâché qu'on pût me reprocher d'avoir violé par vanité les lois des Académies; je les remplirai toutes, mais je remplirai aussi ce que je me dois à moi-même vis-à-vis de ceux dont je connais les sentiments, et je ne me compromettrai jamais à me trouver en sous-ordre avec des gens qui, de toutes façons, sont faits pour l'être toujours avec moi. J'espère que le Roi aura assez de bonté et de justice, pour ne pas exiger de moi de me voir présidé par M. d'Hequerty, et de donner ce ridicule spectacle aux gens qui pensent au moins cinq ou six fois par jour.

«M. de Solignac ressemble au statuaire de la fable, il a fait un dieu de son bloc de marbre, il peut aussi lui faire prononcer ses oracles, et en effet M. de Solignac a beaucoup de choses des anciens prêtres, qui les dictaient et les débitaient au vulgaire; pour moi qui, depuis un an, ai eu tout le loisir de connaître les détours obscurs du sanctuaire qu'il a préparé à son idole, j'aime mieux rester dans mon cabinet que de les habiter.»

Prévenu par Mme de Boufflers des susceptibilités du gouverneur, le Roi s'empressa de lui écrire pour le calmer et en même temps il lui confirmait aimablement la mission dont il l'avait chargé. «J'espère que vous n'oubliez pas ce que vous devez dire à l'érection de la statue, lui écrivait-il. Je compte beaucoup sur l'honneur que vous me ferez à la fête que je prépare.»

Donc Tressan, apaisé, se remet à l'œuvre. Un de ses plus chers désirs était d'arriver à l'Académie française. Qui sait si ce bienheureux discours n'allait pas lui faire obtenir le fauteuil tant convoité? Aussi le veut-il excellent, parfait; il mande à Panpan ses espérances et ses inquiétudes.

«Toul, lundi.

«J'ai beaucoup changé à mon discours; sans l'allonger, les liaisons sont plus exactes, l'intérêt bien plus vif vers la fin. Je voudrais bien vous le lire, et j'espère que peu de processions pourraient vous attendrir davantage. Je suis désolé, mon cher et adorable ami, de ne pouvoir partager les soins de ceux qui vous tiennent compagnie, et de ne pouvoir vous consulter sur ce petit morceau qui m'inquiète.

«Mes amis de Paris m'ont averti qu'on me guettait, que l'Académie française était en éveil sur le succès de ce discours, et la seule démarche que je veuille faire auprès de cette compagnie est de tâcher de rendre ce discours digne d'approbation. Le diable, c'est que l'à-propos de Nancy sera froid et perdu pour Paris. Qui sont ceux qui veulent, en lisant un ouvrage, se prêter aux circonstances et entrer dans tous les égards que l'auteur a eu à ménager? C'est un f.... métier que d'écrire et de parler sur la tribune. C'en est un bien plus doux de rire, de bavarder, et de faire des flonflons avec des amis tels que vous.»

Toute la Lorraine ne songeait qu'aux fêtes qui se préparaient.

Au mois d'avril, le célèbre chanteur Jelyotte traversa Lunéville et son arrivée vint changer un peu le cours des préoccupations qui absorbaient les habitants. Jelyotte était la coqueluche des Parisiens et surtout des Parisiennes; il jouissait dans la capitale d'une vogue inouïe, ses bonnes fortunes ne se comptaient plus. «On tressaillait de joie dès qu'il paraissait sur la scène, dit Marmontel, on l'écoutait avec l'ivresse du plaisir,... les jeunes femmes en étaient folles: on les voyait à demi-corps, élancées hors de leurs loges, donner en spectacle elles-mêmes l'excès de leur émotion et plus d'une, des plus jolies, voulait bien la lui témoigner...»

Jelyotte fut accueilli à la cour de Stanislas avec enthousiasme. Il y fut «fêté, caressé, admiré» par tous. Il chanta plusieurs fois à la cour, chez Mme de Boufflers, chez Mme de Talmont, chez M. de la Galaizière.

La veille de son départ, et pour le remercier du plaisir qu'il lui avait causé, le roi lui remit une tabatière en or, ornée de son portrait.

De Lunéville, Jelyotte se rendit à Nancy, où il s'arrêta une journée à la demande du Père de Menoux. Mme de Talmont et Mme de Boufflers avaient accompagné le comédien, dans l'espoir de l'entendre une fois encore. Elles furent récompensées de leur zèle. Jelyotte consentit à chanter à la Mission. Tout Nancy et les environs se pressaient sous les fenêtres du couvent, ne se lassant pas d'entendre cette admirable voix et la foule enthousiaste couvraient d'applaudissements frénétiques le célèbre chanteur.

En avril 1755, les travaux de la place Royale étaient à peu près terminés; on finissait l'arc de triomphe et on se disposait à poser les bois de l'hôtel du gouvernement; Joly achevait la salle de comédie; Girardet peignait à fresques celle de l'hôtel de ville; Jean Lamour avait posé la grille près de la Comédie, et on commençait le pavé de la place Royale.

Il était grand temps de s'occuper de la statue. On voulut la fondre dans la nuit du lundi 12 au mardi 13 mai; malheureusement, vers les neuf heures du soir, le fourneau «souffla par la mauvaise qualité des briques du creuset qui se vitrifièrent et se mêlèrent au bronze», mais on s'aperçut à temps de l'accident et le moule ne fut pas atteint.

Il fallut recommencer l'opération; cette fois, elle réussit à merveille. La statue fut coulée à Lunéville le 15 juillet, à sept heures du soir, en trois minutes, dans le jardin du sculpteur Guibal.

Le roi de Pologne, qui était à Commercy, apprit cette nouvelle le lendemain matin avec un «plaisir incroyable» et le soir il fit tirer un feu d'artifice en signe de réjouissance.

Stanislas, très désireux de hâter la cérémonie, souhaitait que le bronze fût en place pour la fin d'août, mais des retards imprévus survinrent et l'inauguration dut être remise au mois de novembre.

Enfin, tout paraissant prêt pour la cérémonie, le prince en fixa la date au 26 novembre.

Cette date ne plaisait pas à Tressan, qui écrivait à son ami Panpan:

«Je suis désolé que le Roi persiste à donner sa fête le 26; elle ressemblera un peu aux fêtes de Tentules où l'on immolait tant de victimes humaines; nous le serons tous par le froid et la boue, et les dames se plaindront que la seule ér...... qu'il y ait dans Nancy soit celle de la statue.»

Stanislas, dans son ravissement, s'occupa lui-même des moindres détails de la fête; le programme est tout entier de sa main [38].

Dans la journée du 15 novembre, la statue fut placée sur un chariot fait exprès et amenée vers le soir devant le corps de garde du château de Lunéville. Le 16, à huit heures et demie du matin, elle partit pour Nancy, traînée par trente-deux chevaux et accompagnée de deux brigades des gardes du corps; elle arriva à huit heures du soir devant la porte Saint-Georges. Le lendemain 17 elle fut introduite dans la ville et amenée sur la grande place, où se trouvait un détachement de la garnison pour la recevoir. A peine arrivée, les troupes formèrent le carré et elles ne laissèrent plus pénétrer que les ouvriers. Le 18 à midi, la statue était dressée sur son piédestal; elle fut aussitôt recouverte d'un voile pour en dérober la vue à la curiosité du public.

Le 21, Stanislas quittait Lunéville, suivi de toute la Cour, et il venait s'installer à la Malgrange, afin de pouvoir surveiller plus aisément les derniers préparatifs de la cérémonie.

Mais les décisions royales soulevèrent des difficultés que le monarque n'avait pas prévues et qui lui causèrent bien du souci. Tout d'abord un conflit s'éleva entre l'archevêque de Besançon, grand aumônier, et l'évêque de Toul; tous deux avaient la prétention de célébrer la messe à laquelle le prince devait assister. Stanislas chercha à les concilier, mais les prélats n'en furent que plus acharnés à défendre ce qu'ils considéraient comme leurs droits et leurs prérogatives. La dispute prit de telles proportions que le Roi, puisque sa présence était la pierre d'achoppement, déclara qu'il n'assisterait ni à l'une ni à l'autre des cérémonies annoncées.

Dans l'espoir d'apaiser la querelle, un esprit ingénieux proposa une combinaison, qui pouvait tout arranger: c'est que le Roi, au lieu d'une messe, en entendît deux. Cette solution plut à Stanislas, qui s'y arrêta. On voit en effet, par les comptes rendus officiels, qu'il assista le 26 à la messe de Bon-Secours, célébrée par le grand aumônier, et ensuite à celle de Saint-Roch, dite par l'évêque de Toul.

Le monarque entra à Nancy à deux heures après-midi: une partie du régiment du Roi faisait la haie depuis la porte Saint-Nicolas; l'autre partie était sur la place Royale. Sa Majesté Polonaise, en arrivant à l'Hôtel de Ville, que gardait un détachement des gardes lorraines, fut complimentée par M. Thibault à la tête des magistrats. Stanislas s'étant ensuite placé sur le balcon du grand salon, le héraut d'armes partit de l'Arc de triomphe, précédé par les trompettes et les timbales; il fit le tour de la place et, s'arrêtant devant chaque pavillon, il répéta à haute voix cette proclamation: «Messieurs, c'est aujourd'hui que le Roi fait la dédicace du monument que Sa Majesté a fait ériger comme un gage de son amour pour le Roi son gendre. Vive le Roi!»

Le reste de la cérémonie se déroula scrupuleusement suivant le programme arrêté. Tressan prononça son discours et reçut les félicitations du Roi et de la Cour. Puis le Père Menoux, qui n'entendait pas jouer un rôle muet, récita une chanson de circonstance, qui fut également fort goûtée. Aussitôt après on découvrit la statue, et la population, habilement préparée, poussa de longues acclamations [39].

Un incident futile faillit amener une terreur panique et transformer ce jour de fête en un jour de deuil. Pendant que le Roi était dans la grande salle de l'Hôtel de Ville, au premier étage, quelques morceaux de plâtre se détachèrent d'une corniche du vestibule du rez-de-chaussée. Un garde du corps, qui s'en aperçut, s'écria que la salle où se trouvait Sa Majesté allait s'écrouler: la panique fut terrible. On se précipita sur le Roi pour le sauver, mais l'affluence de ceux qui se pressaient aux portes était telle qu'il était impossible d'avancer. Alors le prince de Chimay, capitaine des gardes, mit l'épée à la main pour faire faire place; les personnes plus éloignées, voyant des épées en l'air et entendant grand bruit, crurent qu'on en voulait au Roi et mirent aussi l'épée à la main. Ce n'était que trouble et confusion; plusieurs personnes, entre autres le marquis de Lenoncourt et Mlle d'Endreselle, faillirent être précipitées du haut du grand escalier. On se remit enfin de cette terreur folle et que rien ne motivait, et la cérémonie s'acheva sans nouvel incident.

A quatre heures, toute la Cour se transporta au théâtre de la ville pour entendre une comédie nouvelle d'un jeune Lorrain, Palissot de Montenoy [40]; l'auteur, bien qu'à peine âgé de vingt-cinq ans, était déjà fort connu et avait l'honneur de faire partie de la Société royale. La pièce, intitulée le Cercle [41], était agréable et gaie; l'auteur y raillait les travers d'une grande dame bel esprit et les ridicules des auteurs reçus dans son intimité. J.-J. Rousseau était très vivement pris à partie et assez clairement désigné pour qu'on ne pût s'y méprendre.

La comédie eut le plus vif succès et Stanislas personnellement parut y prendre grand plaisir.

Le soir il y eut bal paré, masqué, ambigu, etc.; Mmes de Boufflers et de Bassompierre brillèrent par leur grâce et leur animation.

Malheureusement, une petite pluie fine et continue s'étant mise à tomber, l'on fut dans la nécessité de remettre au lendemain l'illumination ainsi que le feu d'artifice.

Le 27, par une nuit très noire, l'illumination put enfin avoir lieu et elle fut des plus brillantes; il n'en fut pas de même du feu d'artifice tiré sur la place de la Carrière, en face de la nouvelle Intendance. Les poudres avaient «pris de l'humidité» pendant la nuit et la plupart des pièces ratèrent, au grand chagrin des badauds.

Comme consolation, les fontaines de la place Royale, au lieu d'eau, versaient des flots de vin, et les habitants, toujours pratiques, se précipitaient munis de tous les récipients qu'ils avaient pu trouver pour recueillir le précieux liquide.

Le 28, Stanislas repartit pour Lunéville.

Si les fêtes avaient réussi au gré de ses désirs, elles ne lui donnèrent pas cependant des joies sans mélange.

Les discours officiels prononcés en grande pompe par les autorités, et en particulier par Tressan, les louanges hyperboliques décernées à Stanislas et à son gendre n'avaient pu faire complète illusion sur les sentiments de la population et sur le peu de sympathie qu'elle éprouvait pour le nouveau régime.

Un incident qu'il fut impossible de cacher affligea singulièrement le monarque.

Le soir même de la cérémonie, pendant que les soldats du régiment du Roi, attablés sur la place publique, portaient encore des toasts à la santé de Louis XV, un groupe de vieux Lorrains, débouchant, musique en tête, de la place du Marché, ne craignirent pas de manifester leurs sentiments en allant devant un buste de Léopold chanter sur de vieux airs du pays les louanges du feu duc.

Stanislas, qui croyait s'être attaché ses sujets par ses bienfaits, fut profondément affecté par cette manifestation inattendue et il ne put dissimuler à son entourage le chagrin qu'il en éprouvait.

D'autres soucis allaient encore attrister le cœur du bon Roi. Ses deux sculpteurs favoris, Guibal et Cyfflé, avaient l'un et l'autre travaillé à la statue et tous deux en revendiquaient la paternité. Stanislas crut apaiser la querelle et s'en tirer par un bon mot: «La statue a été faite par Guibal d'un coup de Cyfflé», dit-il, et il fit graver sur le socle: «Guibal fecit cooperante Cyfflé.» Mais ce dernier, furieux de n'être nommé qu'en second, fit gratter la partie de l'inscription qui le concernait [42].

Tressan était si satisfait du discours qu'il avait prononcé et si heureux des félicitations qu'il avait reçues, qu'il voulut faire répandre dans la capitale ce rare morceau d'éloquence, et l'idée lui vint en même temps de jouer un bon tour à son ennemi le Père de Menoux. Le jésuite était parti pour Paris aussitôt après les fêtes. Quel fut son étonnement de recevoir un jour une énorme caisse contenant d'innombrables brochures! C'était le récit des fêtes de Nancy avec le discours de Tressan; l'auteur, assez indiscrètement, priait le révérend Père de répandre son œuvre à profusion dans les cercles littéraires et philosophiques.

Le Père de Menoux avait beaucoup d'esprit; loin de se fâcher, il s'empressa d'accuser réception de l'envoi à son confrère en le couvrant de louanges et en se moquant de lui très finement:

«Versailles, 30 décembre 1755.

«Mon illustre confrère,

«Je ne crains point que les éloges puissent vous causer le moindre scrupule; vous êtes dans l'habitude d'en recevoir, et qui mieux est de le mériter... Que deviendraient les lettres si dans un siècle où la licence et le mauvais goût, qui en est inséparable, sont si féconds en productions, il ne nous restait pas des écrivains accrédités qui mêlent l'honnête aux grâces et à la correction!...

«L'action du Roi de Pologne est si sublime, si intéressante, qu'il n'y a presque nul mérite à la mettre dans un beau jour; vous ferez plus que me pardonner cette remarque, qui semble diminuer le prix des choses charmantes que vous avez faites à l'occasion de cette fête, vous m'applaudirez de n'envisager dans tous les ouvrages auxquels ce jour si célèbre a donné lieu que le monarque qui y est peint.

«Jugez donc quelles obligations je vous ai de m'avoir fait part d'un grand nombre d'exemplaires de tous ces écrits.

«J'ai satisfait à l'empressement de bien des personnes de mérite dans les académies. J'en ai remis à nos journalistes, je les ai vus, échauffés de zèle et d'admiration, se préparer à publier cet immortel événement.

«Quel attrait vous me présentez de me faire envisager la possibilité d'aller passer quelques jours avec vous, d'être plus rapproché du monarque que nous adorons!

«Ce ne peut être qu'un mouvement d'amitié qui ait pu vous inspirer. Le bonheur de voir souvent Sa Majesté sera votre récompense. Ma reconnaissance, cependant, et l'attachement que je vous ai voués, mon illustre confrère, n'en seront que plus vifs et plus durables. Je vous ferai part successivement de ce que m'écriront les personnes de marque à qui j'ai envoyé les ouvrages dont il s'agit...»

Le Père de Menoux, en persiflant, savait fort bien ce qu'il faisait, et il n'ignorait pas le cruel déboire qui menaçait son confrère académique.

Tressan, en récompense du rôle important qu'il avait joué le jour de la cérémonie, avait reçu du Roi une médaille d'argent. Quelles furent sa déception et sa colère en apprenant que le Père de Menoux avait reçu une médaille d'or!

C'est dans le sein de Panpan qu'il épanche sa bile, et dans des termes d'une bien amusante naïveté:

«Toul, 10 février 1756.

«Je ne peux me refuser au désir de vous envoyer une copie de la lettre que j'écris aujourd'hui à M. le chancelier. Je vous avoue que je suis indigné que le Roi ait fait donner une médaille d'or au Père de Menoux pour sa chanson de Pont-Neuf, et une à M. l'évêque de Toul pour une bénédiction qu'on ne lui demandait pas.

«Je crois sans vanité que, dans une cour où l'on aurait des oreilles et quelque goût, le discours que j'ai prononcé valait bien cette petite marque de distinction.

«Comme je reconnais plus que jamais que c'est une duperie que de ne pas se plaindre des mauvais procédés, je vais commencer à ressembler à ce valet de comédie qui dit: «Mon maître ne m'habille ni ne me paie, mais je lui dis tout ce que je veux, et je l'aime à la folie.»

«J'espère que le cher Panpan approuvera la tournure de la lettre dans laquelle j'ai renvoyé la médaille d'argent que j'ai été assez benêt pour recevoir.»

Tressan, en effet, avait renvoyé au chancelier la médaille d'argent accompagnée d'une lettre qu'il croyait pleine d'esprit et d'ironie, et qui nous paraît aussi sotte que suffisante. La voici:

«Monsieur,

«Je compte assez sur l'honneur de votre amitié pour espérer que vous voudrez bien ordonner qu'il me soit permis de faire un échange.

«J'ai l'honneur de vous renvoyer, monsieur, la médaille d'argent que vous m'avez donnée et je vous prie de m'en faire donner d'autres en bronze pour le prix de celle-là. L'évaluation (à peu près) sera facile à faire.

«On dit que le Révérend Père de Menoux en a reçu une d'or pour sa chanson. Mr l'évêque de Toul me montra hier celle que la bénédiction lui a valu. Je conviens, monsieur, qu'une bénédiction est impayable, et j'ai ouï dire dans ma jeunesse qu'une bonne chanson est un ouvrage immortel; je n'oserais donc en concevoir de la jalousie; mais, monsieur, je désire d'envoyer cette médaille à plusieurs confrères étrangers qui me la demandent et qui ont daigné me faire compliment sur mon discours; je voudrais répondre à leurs désirs. Ordonnez donc cet échange, je vous en prie. Pourvu qu'il m'en reste une de bronze qui puisse rappeler un jour à mes enfants les traits chéris du maître auguste que j'ai le bonheur de servir et que j'ai eu celui de célébrer, cela me suffit pour fixer dans ma famille l'époque heureuse du plus beau jour de ma vie.

«J'ai l'honneur...»

Ainsi les fêtes de Nancy, au lieu de la satisfaction qu'il en attendait, n'avaient guère procuré à Stanislas que des soucis en soulevant autour de lui mille tracasseries.

Ce n'était pas fini. On se rappelle que le jour de l'inauguration de la place royale, on avait joué devant le Roi et à la satisfaction générale une pièce de Palissot intitulée le Cercle. Personne ne s'était avisé alors que cette comédie pût choquer qui que ce soit, ni que l'auteur se fût rendu coupable d'un crime de lèse-philosophie.

Palissot, flatté du succès qu'il avait obtenu, s'empressa de faire imprimer son œuvre et d'en envoyer des exemplaires à tout ce qui portait un nom dans la littérature; les encyclopédistes en particulier ne furent pas oubliés.

Mais à la lecture du Cercle, d'Alembert s'indigne; les plaisanteries qui ont paru fort innocentes à la scène deviennent à ses yeux d'abominables sarcasmes, une indécente diatribe contre un philosophe, et l'un des plus illustres. Or s'attaquer aux philosophes, aux encyclopédistes, n'était-ce pas un crime irrémissible? A l'appel de d'Alembert, toute la secte philosophique se lève comme un seul homme.

Chargé de porter la parole, au nom de tous, d'Alembert écrit à Tressan pour lui demander vengeance, et il réclame impérieusement l'expulsion du coupable de l'Académie de Nancy.

Tressan était intimement lié avec d'Alembert; il l'avait comme confrère à l'Académie des sciences, il comptait sur son appui pour entrer à l'Académie française, où son influence grandissait chaque jour; il n'avait donc rien à lui refuser. De plus n'était-il pas tenu d'épouser avec ardeur les querelles de ses amis les encyclopédistes?

Il se chargea donc de rédiger un rapport foudroyant contre l'auteur du Cercle. Comme la flatterie est toujours de saison, il rappelait l'honneur insigne que J.-J. Rousseau avait reçu lorsqu'un grand roi avait bien voulu combattre ses opinions: «Cela seul ne suffisait-il pas pour assurer au philosophe l'immortalité et le rendre sacré à tout homme respectable?» Quelle folie avait frappé Palissot d'oser s'attaquer à un homme avec lequel Stanislas avait daigné discuter [43]!

Tressan écrivait en même temps à J.-J. Rousseau que le Roi, pour punir Palissot de son attentat, allait le chasser de son Académie. Mais Jean-Jacques, qui était déjà en assez mauvais termes avec les encyclopédistes, se montra médiocrement flatté du soin que l'on prenait de sa réputation. Il voulut se donner l'attitude d'un sage qui sait se placer au-dessus de vulgaires attaques; il répondit à Tressan en prenant la défense de celui qui l'avait persiflé et en sollicitant sa grâce.

Cependant Palissot avait été informé de ce qui se tramait contre lui et il s'était empressé de protester auprès du Roi contre l'injuste interprétation donnée à sa pièce. Il soutenait qu'on ne pouvait le condamner pour un ouvrage qui, après avoir subi l'épreuve de la censure, avait été représenté devant le roi de Pologne lui-même et que ce prince n'avait désapprouvé ni à l'audition ni à la lecture. Il invoquait enfin le droit du théâtre et s'abritait derrière les illustres exemples d'Aristophane et de Molière.

Comme, entre temps, Rousseau avait écrit sa lettre généreuse, Stanislas n'avait plus de raison de se montrer impitoyable et Solignac put répondre à Palissot que «Sa Majesté était revenue des mauvaises impressions qu'on lui avait données» et qu'il serait maintenu sur la liste des académiciens.

Ainsi se termina ce minuscule incident qui avait soulevé tant de passions et fait verser des flots d'encre.

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