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Dernières Années de la Cour de Lunéville: Mme de Boufflers, ses enfants et ses amis

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CHAPITRE IX
1756-1759

Correspondance de Voltaire avec Tressan.

L'année 1756 fut marquée par plusieurs pénibles événements.

Le 5 janvier la duchesse Ossolinska, la cousine du Roi, celle qui avait rempli si longtemps le rôle de favorite [44], fut enlevée presque subitement par un mal violent. Il semble que cette mort inattendue ait réveillé tout à coup chez Stanislas les tendres sentiments qu'il avait autrefois éprouvés pour la duchesse. En effet, par un mouvement de reconnaissance peut-être excessif, il ne voulut pas être séparé dans la mort de celle qui pendant sa vie lui avait donné tant de doux moments. Abusant des liens de parenté qui les unissaient, il ordonna que sa cousine serait inhumée à Bon-Secours, dans le caveau même qu'il avait fait élever pour lui et où la reine Opalinska, depuis neuf années déjà, dormait son dernier sommeil.

Le duc Ossolinski, qui avait trente ans de plus que sa femme, lui survécut six mois cependant; il mourut à la Malgrange le 1er juillet de la même année; mais il est peu vraisemblable qu'il ait succombé à la douleur.

Par esprit de justice, le Roi lui accorda également les honneurs du tombeau royal, et le corps fut déposé dans le caveau de Bon-Secours, aux pieds de la reine Opalinska.

Stanislas fut profondément affecté de la disparition si rapide de ce ménage qui vivait avec lui depuis de longues années et qui, dans des genres différents, lui avait rendu d'inappréciables services.

En février un fatal accident vint interrompre brusquement les réjouissances du carnaval qui s'annonçait des plus brillants.

Le chancelier de la Galaizière venait de fiancer sa fille à M. de Guitaut, guidon de gendarmerie, et le mariage devait être célébré le 1er mars. Cette union comblait de joie les deux familles et les intéressés eux-mêmes paraissaient on ne peut plus satisfaits. Le roi de France avait signé au contrat. M. de Guitaut arriva à Lunéville le 28 février, à midi, en compagnie de l'évêque de Toul. Quels furent sa stupeur et son désespoir lorsqu'il apprit que le matin même, à sept heures, sa fiancée avait été trouvée morte dans son lit, sans qu'il y eût «le moindre dérangement dans les draps et les couvertures.» On fit l'autopsie de la malheureuse jeune fille, et l'on ne trouva rien d'anormal, si ce n'est des grosseurs dans la gorge qui l'avaient probablement étouffée. Elle fut inhumée le 29, à six heures et demie du soir, dans l'église paroissiale de Saint-Remi, et sans aucune pompe, en raison de l'état de santé inquiétant de Mme de la Galaizière.

Ce déplorable événement plongea la Cour dans la consternation et la douleur.

On se rappelle que M. de la Galaizière avait déjà perdu un fils, presque subitement, peu de temps auparavant.

La mort du duc Ossolinski avait fait rentrer Stanislas en possession du domaine de la Malgrange, dont le feu duc avait la jouissance viagère. Le roi en profita pour ajouter une nouvelle faveur à toutes celles qu'il avait déjà accordées à Mme de Boufflers: il lui fit don de la Malgrange, «ferme, cour, basse-cour, jardins et dépendances, pour en jouir pendant sa vie,» et il prit toutes les précautions nécessaires pour que, ni dans le présent ni dans l'avenir, elle ne pût être inquiétée ni troublée dans sa jouissance [45].

Pour éviter toute difficulté au moment où la Lorraine reviendrait à la France, le roi de France avait, le même mois, pris un arrêté reconnaissant et ratifiant ladite concession.

Les bontés de Stanislas pour la famille de Boufflers sont fréquentes, et chaque fois qu'il en trouve l'occasion il ne manque jamais de donner à la favorite ou à ses enfants des marques de son affection.

Déjà, en 1750, il a nommé son fils aîné, à peine âgé de quatorze ans, capitaine d'une compagnie de ses gardes du corps.

En 1751, le 14 août, «voulant marquer de plus en plus sa satisfaction de l'attachement pour sa personne de demoiselle de Boufflers», il l'a gratifiée d'une pension viagère de 600 livres.

En 1752, l'abbé de Boufflers, qui n'a que treize ans, est nommé coadjuteur de l'abbaye de Béchamp.

En octobre 1753, à la pressante sollicitation de Stanislas, Louis XV accorde au jeune marquis de Boufflers l'exercice de la charge de menin du dauphin [46].

En 1756, aussitôt après la mort du duc Ossolinski, Stanislas désigne à sa place comme grand maître de sa maison le prince de Beauvau. Louis XV accorde en même temps au prince les entrées de la chambre comme les avait le feu duc.

Le 22 novembre de la même année, M. de Beauvau est encore nommé bailli d'épée du bailliage de Lunéville.

Le 1er octobre 1757, nouvelle libéralité en faveur de l'abbé de Boufflers. Non content des bénéfices qu'il lui a déjà accordés en différentes circonstances, le roi de Pologne, «bien informé des bonnes vies, mœurs, suffisance, capacité et conversation du sieur Stanislas-Catherine de Boufflers», lui fait don d'une pension de 600 livres sur l'abbaye de Sainte-Marie de Pont-à-Mousson [47].

Quelques jours plus tard, encore à la sollicitation de Stanislas, Louis XV nomme le prince de Beauvau au poste envié de capitaine des gardes du corps. Le prince quitte Lunéville le 31 octobre, pour se rendre à Versailles remplir ses nouvelles fonctions, et le 12 novembre il prête serment entre les mains du roi. A partir de ce moment il ne fait plus à Lunéville que de rares apparitions, il habite presque toujours Paris ou Versailles.

Si le roi de Pologne obtenait de son gendre tout ce qu'il voulait quand il s'agissait des familles de Beauvau ou de Boufflers, il en était tout différemment quand Tressan était en jeu. Rien n'avait pu apaiser la colère de Mme de Pompadour et faire cesser la disgrâce qui frappait le gouverneur de Toul. Cependant le pauvre Tressan éprouva en 1756 une satisfaction d'amour-propre qui dut le consoler un instant des déboires que lui attirait la haine de la favorite. Frédéric lui envoya le diplôme de l'Académie de Berlin et Maupertuis fut même chargé de lui demander s'il accepterait, en Prusse, le même grade et le même traitement que ceux qu'il avait en France.

Mais Tressan répondit au roi très noblement:

«Sire, Votre Majesté me console de mes malheurs, mais dussent-ils encore s'accroître, je suis Français, je me dois au Roi mon maître et à ma patrie.... Vous ne m'honoreriez plus de votre estime, si je cessais de lui être fidèle.»

Cette conduite pleine de dignité n'épargna pas au comte une nouvelle déconvenue, et la plus cruelle de toutes. La guerre qui depuis quelque temps menaçait entre la France et la Prusse avait fini par éclater. Tressan avait été désigné parmi les officiers généraux qui devaient prendre part à la campagne. La douleur du malheureux officier fut sans bornes lorsqu'il apprit que Mme de Pompadour, inflexible, avait fait rayer son nom. C'était lui enlever toute chance de se distinguer et, par suite, tout espoir d'avancement; c'était briser sa carrière irrémédiablement. Tressan resta anéanti. Il lui fallut cependant se résigner, et demeurer dans son triste gouvernement pendant qu'autour de lui tous ses amis, tous ses rivaux, le prince et le chevalier de Beauvau, le marquis de Boufflers, Saint-Lambert [48], etc., etc., partaient joyeusement pour faire campagne.

Il n'eut d'autre ressource pour se consoler que le culte des lettres et l'amitié de ses amis.

Tressan, depuis de longues années, était en relations avec Voltaire et ils échangeaient même des lettres assez fréquentes. Le séjour du comte en Lorraine et ses relations avec la Cour de Lunéville n'avaient pas mis un terme à leurs effusions épistolaires, bien au contraire; il semble même qu'ils aient provoqué chez le philosophe un redoublement de tendresse. Le gouverneur, du reste, que cette amitié flattait prodigieusement, ne manquait jamais l'occasion de témoigner à son illustre ami les égards les plus respectueux.

Aussitôt après les fêtes de Nancy, et dès que le fameux discours d'inauguration eut été imprimé, l'auteur s'était empressé d'en envoyer un exemplaire à Voltaire. Ce dernier était alors installé près de Lausanne, dans un ermitage charmant où il se consolait des déceptions qu'il avait éprouvées à la Cour de Prusse.

Le philosophe remercie aussitôt son correspondant de cet aimable envoi et en même temps il se rappelle au souvenir de tous ceux qu'il a connus à Lunéville, quelques années auparavant.

«A Montrion, près de Lausanne
11 janvier 1756.

«Il me paraît, monsieur, que S. M. P. n'est pas le seul homme bienfaisant en Lorraine, et que vous savez bien faire comme bien dire. Mon cœur est aussi pénétré de votre lettre que mon esprit a été charmé de votre discours. Je prends la liberté d'écrire au Roi de Pologne, comme vous me le conseillez, et je me sers de votre nom pour autoriser cette liberté.

«J'ai l'honneur de vous adresser la lettre; mon cœur l'a dictée, et je me souviendrai toute ma vie que ce bon prince vint me consoler un quart d'heure dans ma chambre, à la Malgrange, à la mort de Mme du Châtelet; ses bontés me sont toujours présentes; j'ose compter sur celles de Mme de Boufflers et de Mme de Bassompierre.

«Je me flatte que M. de Lucé ne m'a pas oublié; mais c'est à vous que je dois leur souvenir. Comme il faut toujours espérer, j'espère que j'aurai la force d'aller à Plombières, puisque Toul est sur la route. Vous m'avez écrit à mon château de Montrion. C'est Ragotin qu'on appelle Monseigneur. Je ne suis point homme à châteaux...

«Voici ma position: j'avais toujours imaginé que les environs du lac de Genève étaient un lieu très agréable pour un philosophe, et très sain pour un malade; je tiens le lac par les deux bouts: j'ai un ermitage fort joli aux portes de Genève, un autre aux portes de Lausanne; je passe de l'un à l'autre; je vis dans la tranquillité, l'indépendance et l'aisance, avec une nièce qui a de l'esprit et des talents et qui a consacré sa vie aux restes de la mienne.

«Je ne me flatte pas que le gouverneur de Toul vienne jamais manger des truites de notre lac; mais si jamais il avait cette fantaisie, nous le recevrions avec transports, nous compterions ce jour parmi les plus beaux de notre vie...

«Je crois avoir renoncé aux rois, mais non pas à un homme comme vous. Je m'intéresse à Panpan comme malade et comme ami.» [49]

Nous ne possédons pas la lettre de Voltaire à Stanislas, mais nous avons la réponse du Roi écrite dans le mauvais français dont le monarque est coutumier. Cette réponse est fort aimable assurément, mais le ton est bien changé. Quelle différence avec les tendresses de 1748 et de 1749!

«Lunéville, 27 avril 1756.

«J'ai reçu, monsieur, avec un plaisir sensible votre lettre que M. le comte de Tressan m'a rendue.

«Je suis charmé de voir que dans votre retraite, qui pourrait faire croire que vous avez renoncé aux amorces du monde, vous vous souvenez de ceux qui ne vous oublieront jamais.

«Je ne saurais répondre à ce que vous me dites de plus flatteur que par vos propres idées. On peut envier en effet aux cantons que vous habitez la douceur dont ils jouissent par votre présence, et plaindre ceux qui en sont privés.

«Si vous m'attribuez le désir de rendre mes sujets heureux, soyez persuadé qu'en vous déclarant celui de cœur, un des plus vifs plaisirs que je ressens est de vous savoir, partout où vous êtes, aussi parfaitement content que vous le méritez et aussi constamment que je suis avec toute estime et considération votre très affectionné.»

Quelque temps après, Tressan écrit encore au philosophe; il le met au courant de la vie de la cour, il lui soumet quelques essais poétiques dont il occupe ses loisirs, entre autres un poème sur Jeanne d'Arc, et incidemment il lui parle de l'Académie française, objet suprême de ses désirs.

Voltaire lui répond gaiement:

«Aux Délices, 18 août 1756.

«Vous êtes donc comme messieurs vos parents que j'ai eu l'honneur de connaître très gourmands, vous en avez été malade. Je suis pénétré, monsieur, de votre souvenir; je m'intéresse à votre santé, à vos plaisirs, à votre gloire, à tout ce qui vous touche. Je prends la liberté de vous ennuyer de tout mon cœur.

«Vous avez vraiment fait une œuvre pie de continuer les aventures de Jeanne et je serais charmé de voir un si saint ouvrage de votre façon. Pour moi qui suis dans un état à ne plus toucher aux pucelles, je serais enchanté qu'un homme aussi fait pour elles que vous l'êtes daigne faire ce que je ne veux plus tenter. Tâchez donc de me faire tenir comme vous pourrez cette honnête besogne, qui adoucira ma cacochyme vieillesse. Je n'ai pas eu la force d'aller à Plombières, cela n'est bon que pour les gens qui se portent bien, ou pour les demi-malades.

«J'ai actuellement chez moi M. d'Alembert, votre ami et très digne de l'être. Je voudrais bien que vous fissiez quelque jour le même honneur à mes petites Délices; vous êtes assez philosophe pour ne pas dédaigner mon ermitage.

«Je vous crois plus que jamais sur les Anglais, mais je ne peux comprendre comment ces dogues-là qui, dites-vous, se battirent si bien à Ettingen, vinrent pourtant à bout de vous battre; il est vrai que depuis ce temps-là, vous le leur avez bien rendu. Il faut que chacun ait son tour en ce monde.

«Pour l'Académie françoise ou française et les autres académies, je ne sais quand ce sera leur tour. Vous ferez toujours bien de l'honneur à celles dont vous serez. Quelle est la société qui ne cherchera à posséder celui qui fait le charme de la société?

«Dieu donne longue vie au roi de Pologne! Dieu vous le conserve, ce bon prince qui passe sa journée à faire du bien et qui, Dieu merci, n'a que cela à faire! Je vous supplie de me mettre à ses pieds. Je veux faire mon petit bâtiment chinois à son honneur dans un petit jardin; je ferai un bois, un petit Chanteheu grand comme la main et je le lui dédierai [50].

«Mlle Clairon est à Lyon; elle joue comme un ange des Idanie, des Mérope, des Zaïre, des Alzire. Cependant je ne vais pas la voir. Si je faisais des voyages, ce serait pour vous, pour avoir la consolation de rendre mes respects à Mme de Boufflers, et à ceux qui daignent se souvenir de moi. Vous jugez bien que si je renonce à la Lorraine, je renonce aussi à Paris, où je pourrais aller comme à Genève, mais qui n'est pas fait pour un vieux malade planteur de choux.

«Comptez toujours sur les regrets et le bien tendre attachement de

«V. [51]»

En 1758, Voltaire est toujours du dernier bien avec son correspondant: il lui écrit en lui parlant des occupations qui l'accablent:

«Je suis enchaîné d'ailleurs au char de Cérès comme à celui d'Apollon; je suis maçon, laboureur, vigneron, jardinier. Figurez-vous que je n'ai pas un moment à moi, et que je ne croirais pas vivre si je vivais autrement; ce n'est qu'en s'occupant qu'on existe.»

En même temps qu'il lui envoie ses œuvres complètes, imprimées chez les frères Cramer, il lui parle des divisions déplorables qui ont éclaté parmi les encyclopédistes, de la scission qui en est résultée, et dans l'intérêt du parti il le supplie d'user de son influence pour y mettre un terme.

«13 février 1758.

«Je reçois, monsieur, une réponse à la lettre que j'eus l'honneur de vous écrire hier; votre bonté m'avait prévenu. Je ne savais pas que vous eussiez déjà reçu le fatras énorme dont vous voulez bien charger les tablettes de votre bibliothèque. Il y a là bien des inutilités, mais si l'on se réduisait à l'utile, l'encyclopédie même n'aurait pas tant de volumes...

«Voilà le temps où tous les philosophes devraient se réunir. Les fanatiques et les fripons forment de gros bataillons et les philosophes dispersés se laissent battre en détail; on les égorge un à un, et pendant qu'ils sont sous le couteau, ils se brouillent ensemble et prêtent des armes à l'ennemi commun...

«D'Alembert fait bien de quitter et les autres font lâchement de continuer. Si vous avez du crédit sur Diderot et consorts, vous ferez une action de grand général de les engager à se joindre tous, à marcher serrés, à demander justice, et à ne reprendre l'ouvrage que quand ils auront obtenu ce qu'on leur doit, justice et liberté honnête. Il est infâme de travailler à un tel ouvrage comme on rame aux galères. Il me semble que les exhortations d'un homme comme vous doivent avoir du poids. C'est à vous de donner du cœur aux lâches.

«Vous persistez donc dans le goût de la physique. C'est un amusement pour toute la vie. Vous êtes-vous fait un cabinet d'histoire naturelle? Si vous avez commencé, vous ne finirez jamais. Pour moi, j'y ai renoncé et en voici la raison: un jour, en soufflant mon feu, je me suis mis à songer pourquoi du bois faisait de la flamme; personne ne me l'a pu dire et j'ai trouvé qu'il n'y a point d'expérience de physique qui approche de celle-là.

«J'ai planté des arbres et je veux mourir si je sais comment ils croissent. Vous avez eu la bonté de faire des enfants et vous ne savez pas comment.

«Je me le tiens pour dit, je renonce à être scrutateur; d'ailleurs je ne vois guère que charlatanisme et, excepté les découvertes de Newton et de deux ou trois autres, tout est système absurde; l'histoire de Gargantua vaut mieux.

«Ma physique est réduite à planter des pêchers à l'abri du vent du Nord. C'est encore une belle invention que les poêles dans les antichambres: j'ai eu des mouches dans mon cabinet tout l'hiver. Un bon cuisinier est encore un brave physicien: cela est rare à Lausanne. Plût à Dieu que le mien pût vous servir de grosses truites et que je fusse assez heureux pour philosopher avec vous le long de mon beau lac de Lausanne, à Genève.

«Recevez les tendres respects du vieux Suisse.

«V.»

Quelques mois plus tard Voltaire revient encore sur le sujet de l'Encyclopédie qui le passionne:

«Aux Délices, 22 mars 1758.

«Mon adorable gouverneur, je suis toujours très fâché que les auteurs de l'Encyclopédie n'aient pas formé une société de frères; qu'ils ne se soient pas rendus libres; qu'ils travaillent comme on rame aux galères; qu'un livre qui doit être l'instruction des hommes devienne un ramas de déclamations puériles qui tient la moitié des volumes; tout cela fait saigner le cœur; mais depuis cinquante ans, c'est le sort de la France d'avoir des livres où il y a de bonnes choses et pas un bon livre.»

Puis il invite Tressan à le venir voir dans sa petite mais ravissante retraite:

«Si vous vous mettez à voyager autour de votre province, mon cher gouverneur, tâchez de prendre le temps où nous jouons des comédies à Lausanne. Nous vous en donnerons de nouvelles.

«Vous vous imaginez donc que j'ai un château près de Lausanne; vous me faites trop d'honneur? J'ai une maison commode et bien bâtie dans un faubourg, elle sera château quand vous y serez. Je fais actuellement le métier de jardinier dans ma petite retraite des Délices qui serait encore plus délices si on avait le bonheur de vous y posséder.

«Conservez vos bontés au Suisse.

«V.»

En juin, nouvelle lettre du solitaire et non des moins aimables.

«7 juin 1758.

«M. de Florian, mon très cher gouverneur, ne sera pas assurément le seul qui vous écrira du petit ermitage des Délices. C'est un plaisir dont j'aurai aussi ma part. Il y a bien longtemps que je n'ai joui de cette consolation: ma déplorable santé rend ma main aussi paresseuse que mon cœur est actif, et puis on a tant de choses à dire qu'on ne dit rien...

«Comme cette lettre passera par la France, c'est encore une raison pour ne rien dire. Quand je lis les lettres de Cicéron et que je vois avec quelle liberté il s'explique au milieu des guerres civiles et sous la domination de César, je conclus qu'on disait plus librement sa pensée du temps des Romains que du temps des Postes. Cette belle facilité d'écrire d'un bout de l'Europe à l'autre traîne avec elle un inconvénient assez triste, c'est qu'on ne reçoit pas un mot de vérité pour son argent. Ce n'est que quand les lettres passent par le territoire de nos bons Suisses qu'on peut ouvrir son cœur.

«N'aurai-je jamais le bonheur de m'entretenir avec vous? N'irai-je jamais à Plombières? Pourquoi Tronchin ne m'ordonne-t-il pas les eaux? Pourquoi ma retraite est-elle si loin de votre gouvernement quand mon cœur en est si près?...»

Le projet de revenir en Lorraine et de reparaître à cette cour de Lunéville, dont il avait été autrefois l'idole, hantait toujours Voltaire. Depuis ses mésaventures avec Frédéric et le refus très net qu'il s'était attiré de Mme de Pompadour lorsqu'il avait voulu rentrer à Paris, le philosophe n'avait jamais complètement abandonné l'espoir de retrouver un asile auprès de Stanislas.

Certes, à l'entendre, il était le plus heureux des hommes dans ses douces retraites librement choisies sur les rives du Léman, mais Montrion, les Délices n'étaient que des abris précaires, et il le savait bien. Combien de temps l'y laisserait-on en repos? Combien de temps ces pasteurs, aussi intolérants en vérité que les jésuites, supporteraient-ils sa présence?

S'il habitait la Lorraine, au contraire, c'était vivre sous la protection de Stanislas, c'était le repos assuré, la sécurité certaine. N'en avait-il pas fait déjà l'heureuse expérience? C'était par-dessus tout s'ouvrir une porte pour rentrer en France, objet de ses plus ardents désirs.

Après avoir assez timidement tâté le terrain à plusieurs reprises, sans succès du reste comme nous l'avons vu, le philosophe se décida en 1758 à faire une démarche officielle auprès de Stanislas, mais sans aborder de front la question qui lui tenait au cœur. Il écrivit fort habilement au monarque, qu'il avait 500.000 francs à placer et que son rêve le plus cher était d'acheter une terre en Lorraine pour mourir dans le voisinage de «son Marc-Aurèle».

Malgré de précédents et cruels déboires, il ne craignait pas de mendier encore une fois l'appui du Père de Menoux, en jouant la comédie de la religion et en lui disant toute l'horreur qu'il éprouvait à la pensée qu'il pourrait mourir en terre huguenote: «Mon âge et les sentiments de religion qui n'abandonnent jamais un homme élevé chez vous, lui écrivait-il hypocritement, me persuadent que je ne dois pas mourir sur les bords du lac de Genève.»

Le projet de Voltaire était des plus sérieux; il avait même commencé des pourparlers de plusieurs côtés. On lui offrait deux terres en Lorraine, l'une celle de Fontenoy, l'autre celle de Craon; il ne savait trop pour laquelle se décider. A ce moment même il reçut une lettre de son ancien rival Saint-Lambert qui résidait alors à Commercy, auprès de Stanislas. Quelle meilleure occasion pour le philosophe de se renseigner sur les terres qu'on lui propose et en même temps d'être fixé sur les intentions de la Cour?

Voltaire se trouvait en séjour chez l'Électeur palatin; c'est de là qu'il écrit à Saint-Lambert:

«9 juillet 1758.

«Mon cher Tibulle, votre lettre a ragaillardi le vieux Lucrèce.

«Je suis pénétré des bontés de Mme de Boufflers et je voudrais l'en venir remercier. Je suis depuis quelques jours chez l'Électeur palatin; j'ai fait cent quarante lieues pour lui dire que je lui suis obligé. J'en ferais davantage pour votre Cour, pour Mme de Boufflers et pour vous.

«J'ai toute ma famille dans un de mes ermitages nommé les Délices, auprès de Genève; je suis devenu jardinier, vigneron et laboureur. Il faut que je fasse en petit ce que le roi de Pologne fait en grand, que je plante, déplante, et bâtisse des nids à rats, quand il rêve des palais.

«Je déteste les villes, je ne puis vivre qu'à la campagne, et, étant vieux et malingre, je ne puis vivre que chez moi: il est fort insolent d'avoir deux chez moi et d'en vouloir un troisième, mais ce troisième m'approcherait de vous. J'ai très bonne compagnie à Lausanne et à Genève, mais vous êtes meilleure compagnie. Mes Délices n'ont que soixante arpents, coûtent fort cher et ne me rapportent rien du tout: c'est d'ailleurs terre hérétique, dans laquelle je me damne visiblement et j'ai voulu me sauver avec la protection du roi de Pologne. Fontenoy m'a paru tout propre à faire mon salut, attendu qu'il me rapporte 10,000 livres de rente et que j'enrage d'avoir des terres qui ne me rapportent rien. Craon est un beau nom; Fontenoy aussi à cause de la bataille. Craon n'est-il pas une maison de plaisance, et puis c'est tout? Il n'y a rien là à cultiver, à labourer et à planter.

«J'ai une nièce qui joue Mérope et Alzire à merveille, toute grosse et courte qu'elle est, et qui, malgré le droit des gens de Puffendorf et de Grotius, a été traînée dans les boues à Francfort-sur-Mein, en prison au nom de Sa gracieuse Majesté le Roi de Prusse; et comme ce monarque ne fait rien pour elle, du moins jusqu'à présent, je me crois obligé en conscience de lui laisser une bonne terre, un bon fonds, un bien assuré. Voilà ce qui m'a fait penser à Fontenoy. Il n'y a plus qu'une petite difficulté, c'est de savoir si on vend cette terre.

«Quoi qu'il en soit, la tête me tourne de l'envie de vous revoir. Ma reconnaissance à Mme de Boufflers.

«Si vous voyez l'évêque de Toul, dites-lui que le bruit de ses sermons est venu jusque dans le pays de Calvin et que ce bruit-là m'a converti tout net.

«Avez-vous à Commercy M. de Tressan? C'est bien le meilleur et le plus aimable esprit qui soit en France. Et M. Devau, jadis Panpan? est-il aussi à Commercy? Conservez-moi un peu d'amitié. Comment va votre machine, jadis si frêle? Je suis un squelette de soixante-quatre ans, mais avec des sentiments vifs tels que vous les inspirez.»

Nous ne possédons pas la réponse de Saint-Lambert; il est probable qu'elle ne fut pas favorable et que Stanislas, qui ne voulait se créer de difficultés ni avec son gendre ni avec le Père de Menoux, montra peu d'empressement à recevoir son ancien ami. Toujours est-il que Voltaire renonça à son projet et qu'il se résigna à vivre «en terre hérétique».

«Les Délices.

«J'aurais voulu m'enterrer en Lorraine, puisque vous y êtes, écrivait le philosophe à Tressan, et y arriver comme Triptolème avec le semoir de Mme de Château-Vieux; il m'a paru que je ferais mieux de rester où je suis. J'ai combattu les sentiments de mon cœur, mais quand on jouit de la liberté, il ne faut pas hasarder de la perdre. J'ai augmenté cette liberté avec mes petits domaines. J'ai acheté le comté de Tournay, pays charmant qui est entre Genève et la France, et qui ne paye rien au roi, et qui ne doit rien à Genève. J'ai trouvé le secret que j'ai toujours cherché d'être indépendant, il n'y a rien au-dessus du plaisir de vivre avec vous.

«Mettez-moi, je vous prie, aux pieds du roi de Pologne; il fait du bien aux hommes tant qu'il peut. Le roi de Prusse fait plus de mal au genre humain; il me mandait l'autre jour que j'étais plus heureux que lui; vraiment je le crois bien, mais vous manquez à mon bonheur.

«Mille tendres respects.

«V.» [52]

A force de chercher et de s'ingénier cependant, le philosophe finit par découvrir un territoire neutre, le pays de Gex, où il se trouverait relativement à l'abri aussi bien des jésuites que des pasteurs. Il s'empressa d'y acheter la terre de Ferney, où il résida jusqu'à sa mort dans une tranquillité relative.

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