Dernières Années de la Cour de Lunéville: Mme de Boufflers, ses enfants et ses amis
CHAPITRE VII
Naissance de Mlle de Tressan.—Mort du prince de Craon.—Voltaire en Alsace et en Suisse.
En dépit de ses déceptions amoureuses, Tressan continuait sa vie en partie double, tantôt à Toul, se consacrant à sa famille et à ses devoirs de gouverneur, tantôt à Lunéville, aux pieds de la cruelle marquise. Les semaines, les mois se suivaient et la situation ne se modifiait pas; en dépit de ses efforts, le gouverneur ne paraissait pas faire de progrès dans le cœur de Mme de Boufflers; cet échec cruel pour son amour-propre ne fut sans doute pas étranger à la recrudescence d'intimité qu'il éprouva pour Mme de Tressan et aux conséquences qui en résultèrent.
En 1753, en effet, la comtesse mettait au monde une fille qui eut pour parrain le roi de Pologne et pour marraine Marie Leczinska.
L'événement passa fort inaperçu, au point même que l'heureux père, assez piqué, s'en plaignit à ses amis. Il écrit à Panpan:
«A Toul, ce 22 décembre 1753.
«En vérité, mon cher Panpan, votre amitié est trop silencieuse, et vous ne vous souciez que des amis qui habitent Versailles ou la grande ville. Pour moi, quand j'aime quelqu'un, j'y pense souvent, et je lui écris.
«Mme de Tressan est accouchée, et quoique ce ne soit qu'une petite fille, il fallait toujours me faire un compliment qui m'eût été bien doux. Vous pensez comme ce jeune Athénien qui ne se leva point au spectacle pour un vieux sénateur, parce que, dit-il, ce sénateur n'avait point fait d'enfant qui pût le lui rendre un jour. Vous pensez de même que vous ne recevrez jamais de compliment de moi sur les heureuses couches de Mme Devaux.
«Je ferai de mon mieux pour me rendre le premier jour de l'an à Lunéville...
«Mme de Tressan vous fait mille tendres compliments, et moi, mon cher et aimable confrère, je vous embrasse et vous suis attaché avec une tendresse qui tient presque de l'amour.»
Dans le courant de la même année 1753, le 20 mars, Panpan avait eu la douleur de perdre son père. Entre autres qualités, le lecteur du Roi était un excellent fils, il adorait l'auteur de ses jours et il n'avait cessé de lui donner les marques du plus filial attachement; il ressentit de sa perte un chagrin profond. Seules les marques d'affection de Mme de Boufflers et de quelques amis fidèles purent apporter une atténuation à ses regrets.
Pendant le cours de l'année 1754 Tressan continua ses visites à Lunéville. Malgré ses infructueuses assiduités auprès de Mme de Boufflers, malgré les rigueurs qu'elle ne lui épargnait pas, ses séjours à la cour de Lorraine paraissaient délicieux au pauvre amoureux et il n'était jamais plus désolé que quand il lui fallait s'éloigner de celle qu'il adorait.
Un jour, après une semaine charmante passée à Lunéville, il écrit à Panpan:
«Toul, ce mercredi.
«Me voilà, mon cher Panpan, dans mon triste empire. Il me fait désirer d'être roi de la Côte d'Ivoire pour avoir le plaisir de vendre tous mes sujets.
«J'ai trouvé M. de Pimodan plus mort que jamais, Mme du Bosc plus bavarde, Mgr l'évêque plus douillettement emmitouflé, mes Suisses plus Suisses; ma seule consolation a été de trouver mon jardin fleuri, mais ces fleurs, en me faisant souvenir de Mme de Boufflers, ont bien vivement rappelé toute ma douleur d'être éloigné d'elle; dites-lui bien que son cabinet est un sanctuaire où mon cœur réside au milieu de vous tous. Je meurs de peur qu'elle n'aille le jucher à côté de ces magots si chers à la divine mignonne. J'aimerais bien mieux qu'elle lui permît de se cacher dans une de ses jolies mules couleur de rose, quoique je ne suis pas sûr cependant qu'il pût s'y loger...
«J'irai après-demain à Commercy passer deux jours, et il n'y a point de roquet qui fasse autant de tours et de petites gentillesses pour entrer dans la salle à manger, que j'en ferai pour me mettre en droit d'aller un moment à la Malgrange.
«J'ai encore reçu une lettre de M. de Belle-Isle qui me donne rendez-vous le 1er juin à Metz. J'ignore si j'irai à Sedan, mais je le crois. Tout cela mène bien loin, et surtout cela ne mène point au plaisir et aux pieds de la meilleure joueuse de volant qui soit en deçà du Gange. Les autres louanges sont trop communes, quoique personne ne les mérite comme elle, et d'ailleurs elles ont l'air de prétendre à quelque chose. Moi, misérable, à peine puis-je espérer d'être souffert; ce n'est plus qu'en tremblant que je lève ces tristes paupières qu'on ridiculise.
«Bonsoir, cher Panpan; au lieu de toucher, je sens que tout au plus je pourrai faire rire, et je ne veux plus qu'on aime mes lettres mieux que moi. Mettez-moi aux pieds de la divine Laurette, et gardez-moi dans votre cœur. Ce sont les deux places que je désirerais bien d'habiter, jusqu'au moment où je ne serai plus qu'une pauvre monade esseulée.
«Mettez trois ou quatre morceaux de papier dans votre tabatière et autant sur chaque manche, ou seulement un seul sur le corset de Mme de Boufflers, pour vous souvenir de demander à M. de Lomont la théorie des sentiments agréables de ce pauvre M. de Pouilly, qui ne fait plus de livres depuis qu'il ressemble à M. de Pimodan.»
Ce n'est pas seulement à Panpan que Tressan s'adresse pour avoir des nouvelles de la cour, dans ses moments de détresse morale, quand la vie de la province lui paraît par trop dure et trop amère; il n'hésite pas à porter ses doléances aux pieds de la divinité elle-même. Il n'ose certes espérer une réponse directe, mais ne peut-on lui faire écrire?
«Toul, avril 1754.
«Madame,
«Le Tressanius est inquiet de votre santé et, ne devant avoir l'honneur de vous voir qu'à la fin du mois, il vous supplie de lui faire donner de vos nouvelles.
«Je suis très étonné de me trouver le plus raisonnable de la ville de Toul. Notre saint évêque est plus parti que jamais pour ce pays où l'Arioste fait voyager Astolphe monté sur l'hippogriffe. Ma présence était très nécessaire pour remettre un peu d'ordre dans la ville. Enfin tout est calme et je jouis tristement de la langueur des événements qui se succèdent à Toul...
«J'espère, madame, avoir l'honneur de vous voir à la Malgrange, et je travaille à rétablir une chétive santé qui est encore très altérée.
«Je tousse toute la nuit et j'écris tout le jour. Je vois peu de monde, j'ai retrouvé mes livres, mon cabinet, mais je serais de bien mauvaise foi si je vous disais qu'ils me rendent heureux. Je regrette vingt fois le jour de n'être pas auprès de mon maître et de ne pouvoir vous faire ma cour.»
Le gouverneur de Toul saisit toutes les occasions de se rendre à Lunéville, dans cette cour adorable où il voudrait passer sa vie, mais il est souvent empêché et de fâcheux contretemps le retiennent à son grand désespoir. C'est au cher Panpanius qu'il confie ses plaintes et ses regrets:
«A Toul, ce 31 mai 1754.
«Je suis désemparé, mon cher et aimable Panpan, de ne point aller à Lunéville, mais, en vérité, il semble que les fées m'aient enguignonné: tantôt un officier de cavalerie fait une sottise, il faut que je la raccommode; toujours on en dit, et il faut que je les entende. Mille détails puérils, tenaces et fâcheux se succèdent les uns aux autres et le pauvre Tressanius reste cloué dans son triste Toul.
«Donnez-moi de vos nouvelles. J'espère que votre pauvre petite santé aura repris vigueur...
«J'attends une femme de mes amies qui arrive chez moi pour aller de là à Plombières. J'attends Mr l'évêque de Toul qui fera son entrée jeudi. Je ne peux aller que de dimanche en huit à Lunéville.
«Mandez-moi la marche du Roi et s'il vient à la Malgrange. Mettez-moi à ses pieds si vous en trouvez le moment. Mille respect à Mmes de Boufflers et de Bassompierre, et mille tendres compliments à MM. de Maillebois et de Lomont.
«Adieu, cher et aimable confrère; puissent les jours de congé se multiplier sans que vous toussiez... Je vous embrasse bien tendrement et vous suis attaché de même.»
Mais le pauvre Panpan est malade, fatigué, il se traîne misérablement. Des amis charitables, et qui ont beaucoup voyagé, lui ont recommandé un remède indien, le ségo, qui, paraît-il, fait merveille dans les cas de dépression physique. Panpan ne demanderait pas mieux que d'en faire usage; que ne ferait-on pas pour se guérir! Mais où trouver du ségo? A quelle porte frapper? Tressan est un savant, il doit tout connaître; c'est donc à lui que s'adresse le malade, et bien lui en prend.
Le gouverneur de Toul lui répond:
«A Toul, ce 14 novembre 1754.
«Oui, mon cher et aimable confrère, vous aurez du ségo. Je voudrais envoyer le pigeon Gasul pour le rapporter plus vite. J'écrirai demain à Boulogne, je prierai qu'on en envoye une livre sur-le-champ et par la poste, adressée à M. Alliot. Ayez soin de l'en prévenir. J'en demanderai une quantité honnête qui me viendra par les voitures publiques.
«Il serait indécent qu'un auguste membre de notre académie se guérît comme un imbécile par une nourriture dont il ignorerait la nature et l'histoire.
«Apprenez donc que dans l'île Mindanao, la principale des Philippines, les habitants possèdent ce fameux palmier qui fournit à tous les besoins de la vie. Tous les ans, il fait une pousse considérable; l'extrémité la plus tendre se mange et se confit comme des culs d'artichaut; elle en a la consistance et le goût. On fend l'arbre en quatre de la longueur de quelques pieds; on en tire une moelle abondante, saine, agréable, rafraîchissante et onctueuse; cette moelle s'épaissit, se pétrit, on la passe par un crible, et on la fait grainer: c'est le Sego. Il se garderait cent ans sans corruption.
«Les Anglais ayant découvert cette nourriture, remède presque universel des Japonais et des Indiens les plus orientaux, ils en ont apporté chez eux. Les docteurs Freindmead et Arbuthnot en ont fait les plus grands éloges, et les expériences les plus heureuses. On donne cette nourriture aux femmes en couches, aux malades qui ne peuvent digérer un bouillon, aux enfants désespérés et surtout à ceux qui sont attaqués de la consomption...
«Avouez que M. Purgon ne vanterait pas mieux les mirobolants, et le plus grand des charlatans son essence de vie.
«La façon de le préparer est d'en mettre une bonne cuillerée, ou une et demie, dans du bouillon ou dans du lait; il faut le laisser étuver et bouillir imperceptiblement pendant deux ou trois heures. Alors ce grain si petit se gonfle jusqu'à la grosseur d'une petite groseille blanche et y ressemble. En l'avalant, on croit se tapisser l'estomac de velours et son goût presque imperceptible tire sur celui du baume de la Mecque.
«Soyez sûr que vous n'en manquerez pas. Tenez ferme pour votre lait; tout ce que je désire, c'est qu'en guérissant vos entrailles, il adoucisse votre caractère et vos mœurs et qu'il diminue de ce courage féroce que vous portiez dans la dispute comme dans les combats.»
Pendant cette même année 1754, Mme de Boufflers avait eu la douleur de perdre son père, le prince de Craon. [35] Le vieux gentilhomme jouissait de la plus robuste santé, lorsqu'au mois de mars il tomba gravement malade; l'on crut d'abord qu'il triompherait du mal, en dépit de ses soixante-quinze ans, mais bientôt il ne fut plus possible de se faire illusion sur l'issue fatale et prochaine qui allait se produire. Ses enfants accoururent à son chevet; le prince de Beauvau, Mme de Boufflers, Mme de Bassompierre, ses petits-enfants, le marquis et l'abbé, son ami Saint-Lambert, tous se trouvaient à son lit de mort et reçurent sa bénédiction.
L'affliction de sa femme et de ses enfants fut pro onde, car le vieux prince était entouré du respect et de la vénération de tous [36].
Pendant que la vie s'écoulait paisible et douce à la cour de Lunéville, Voltaire avait éprouvé de singuliers déboires.
La dernière fois qu'il avait donné signe de vie à ses anciens amis, il se trouvait encore auprès de Frédéric et il racontait complaisamment les louanges et les honneurs insignes dont son hôte couronné l'accablait. Depuis, la situation était bien changée. Frédéric et Voltaire avaient les caractères les moins faits pour s'accorder; ils s'étaient assez vite heurtés, à l'amour avait succédé la haine, et une haine d'autant plus violente qu'on s'était davantage aimé. Puis était arrivée la séparation, le départ, ensuite les accusations basses et les procédés infâmes. Faut-il rappeler l'arrestation de Voltaire et de sa nièce à Francfort, le pillage de leurs bagages par les estafiers de Frédéric, la fureur effroyable du patriarche et ses plaintes à l'univers entier?
Après cette douloureuse mésaventure, Voltaire passa trois semaines à Mayence, à sécher ses habits mouillés par le «naufrage», puis le 28 juillet il partit pour Mannheim, chez l'électeur palatin. Le 15 août, il était à Rastadt et le lendemain à Strasbourg. Il y retrouva une de ses anciennes interprètes de Lunéville, la belle comtesse de Lutzelbourg, qui lui fit l'accueil le plus empressé.
La situation de Voltaire est des plus singulières; on sent qu'il avance à pas comptés, qu'il n'ose pas rentrer en France ou tout au moins s'éloigner de la frontière, de façon, à la moindre alerte, à pouvoir échapper à ses persécuteurs: en même temps il tâte le terrain de tous côtés, il voudrait bien trouver un asile, posséder enfin un abri où reposer sa tête; cette vie éternellement errante, exposée aux caprices des hôtes chez lesquels il réside, lui est devenue odieuse; il a assez de l'hospitalité, même royale.
Il possédait une rente viagère sur un bien du duc de Wurtemberg, à Harbourg, près de Neuf-Brisach; un instant il pensa à se faire bâtir un asile sur ce terrain: en même temps il négociait avec Mme de Lutzelbourg l'achat du château de feu son frère, à Ober-ker-Ghein; il lui promettait même un petit quatrain comme pot-de-vin si elle réussissait dans sa négociation; d'un autre côté, d'Argental lui proposait l'acquisition du château de Sainte-Payaie, à quatre lieues d'Auxerre.
Le 2 octobre, Voltaire quitta Strasbourg pour venir à Colmar, et se trouver ainsi plus près des domaines du duc de Wurtemberg. A ce moment le fameux libraire de la Haye, Jean Néaulme, publiait l'Histoire universelle sous le nom même de Voltaire. Le philosophe a beau protester que cette histoire n'est pas de lui, qu'on a abusé de son nom, que la publication est tronquée, falsifiée, etc., personne ne croit à ses dénégations et le scandale est grand. Effrayé, Voltaire écrit une lettre attendrissante à Mme de Pompadour pour se disculper; mais la marquise lui répond séchement que le Roi ne veut pas de lui à Paris et qu'il ait à en rester éloigné.
Cette dure réplique était aussi menaçante pour le présent que pour l'avenir, mais comme il ne fallait à aucun prix passer pour un homme en disgrâce, Voltaire n'hésite pas à écrire à ses innombrables correspondants que ce sont les bontés de la Cour de Versailles qui lui ont fait quitter la Prusse, qui l'ont rappelé en France, dont sa santé seule le tient éloigné.
La réponse de Mme de Pompadour, qu'il crut dictée par les jésuites, inspira à l'exilé les plus graves inquiétudes. La Compagnie de Jésus jouissait en Alsace d'une influence considérable. Le philosophe s'imagina qu'il ne s'y trouvait pas en sûreté. Il lui vint alors une autre idée qui peut-être allait le tirer d'embarras.
Colmar était près de la Lorraine. N'était-ce pas bien tentant de voir si, par hasard, on ne l'accueillerait pas avec joie dans ce pays dont il avait fait les délices quelques années auparavant? Mais à qui s'adresser?
Il y avait un homme très influent sur l'esprit du Roi et qui avait toujours fait au philosophe une guerre acharnée, c'était le Père de Menoux. Si le jésuite avait adouci son opposition et manifestait des sentiments meilleurs, il n'y avait plus d'obstacle. Voltaire pouvait hardiment se présenter, il était sûr de trouver à Lunéville un bienveillant accueil.
Prenant prétexte de difficultés soi-disant soulevées par un jésuite de Colmar nommé Mérat, Voltaire écrit donc au Père de Menoux pour lui demander son appui, et en même temps il lui décoche les plus délicates flatteries ainsi qu'à la Société à laquelle il a l'honneur d'appartenir.
«Colmar, 17 février 1754.
«Vous ne vous souvenez peut-être plus, mon révérend Père, d'un homme qui se souviendra de vous toute sa vie. Cette vie est bientôt finie. J'étais venu à Colmar pour arranger un bien assez considérable que j'ai dans les environs de cette ville. Il y a trois mois que je suis dans mon lit.
«Les personnes les plus considérables de la ville m'ont averti que je n'avais pas à me louer des procédés du Père Mérat, que je crois envoyé ici par vous. S'il y avait quelqu'un au monde dont je puisse espérer de la consolation, ce serait d'un de vos Pères et de vos amis que j'aurais dû l'attendre. Je l'espérais d'autant plus que vous savez combien j'ai toujours été attaché à votre société et à votre personne..... Il aurait dû bien plutôt me venir voir dans ma maladie et exercer envers moi un zèle charitable.....
«Je suis persuadé que votre prudence et votre esprit de conciliation préviendront les suites désagréables de cette petite affaire; le Père Mérat comprendra aisément qu'une bouche chargée d'annoncer la parole de Dieu ne doit pas être la trompette de la calomnie... et que des démarches peu mesurées ne pourront inspirer ici que de l'aversion pour une société respectable, qui m'est chère, et qui ne devrait point avoir d'ennemis; je vous supplie de lui écrire.»
Si Voltaire avait eu la naïveté de croire que son long exil avait pu ramener le jésuite à de meilleurs sentiments, la réponse qu'il en reçut dut singulièrement le désabuser. Il était impossible de se moquer de lui de façon plus impertinente:
«Nancy, 23 février 1754.
«Je suis flatté, Monsieur, de l'honneur de votre souvenir.
«L'état de votre santé me touche et m'alarme.
«Ce que vous me mandez du Père Mérat me surprend d'autant plus que, pendant deux ans que je l'ai vu ici, il s'est toujours comporté en homme sage et modéré. Depuis qu'il n'est plus de ma communauté je n'ai plus aucune autorité sur lui. Je vais pourtant lui écrire..... Peut-être vous a-t-on fait des rapports peu fidèles.....
«De bonne foi, Monsieur, comment voulez-vous que des gens dévoués comme nous à la religion se taisent toujours, quand ils entendent attaquer sans cesse la chose du monde qu'ils envisagent comme la plus sacrée et la plus salutaire?..... Je me suis toujours étonné qu'un aussi grand homme que vous, qui a tant d'admirateurs, n'ait pas encore trouvé un ami; si vous m'aviez cru, vous vous seriez épargné cette foule de chagrins qui ont troublé la gloire et la douceur de vos jours.....
«Que ne puis-je vous estimer autant que je vous aime!...»
La réponse du Révérend Père ne laissait à Voltaire aucun doute sur l'accueil qui l'attendait en Lorraine; il comprit et n'insista pas.
Mais il lui restait à éprouver une dernière amertume. Le Père de Menoux, non content de l'avoir persiflé, eut encore la cruauté de publier leur correspondance, «ce qu'ils s'étaient écrit dans le secret d'un commerce particulier, ce qui doit être une chose sacrée entre honnêtes gens», s'écrie le philosophe, indigné d'un procédé qui le couvrait de ridicule.
Bien que cette déconvenue ait décidé Voltaire à renoncer à des projets qui un instant lui avaient paru réalisables, cependant, comme on ne sait ce qui peut arriver et que mieux vaut toujours ménager l'avenir, chaque fois qu'il en trouve l'occasion, il se rappelle au souvenir de ses anciens amis et il proclame les sentiments très tendres qu'il a gardés pour eux.
En juillet, il est installé à Plombières, «cet antre pierreux» qu'il avait juré de ne jamais revoir, et c'est de là qu'il écrit à Panpan:
«Plombières, 19 juillet 1754.
«Mon cher Pan Pan, Mlle de Francinetti vient de mourir subitement pendant qu'on dansait à deux pas de chez elle, et on n'a pas cessé de danser? Qui se flatte de laisser un vide dans le monde et d'être regretté, a tort..... Elle m'avait montré une lettre de vous dont je vous dois des remerciements; j'ai vu que vous souhaitiez de revoir votre ancien ami. Vous parliez dans cette lettre des bontés que Mme de Boufflers et M. de Croix veulent bien me conserver. Je vous supplie de leur dire combien j'en suis touché, et à quel point je désirerais leur faire encore ma cour; mais ma santé désespérée et mes affaires me rappellent à Colmar, où j'ai quelque bien qu'il faut arranger.
«Adieu, mon ancien; votre belle âme et votre esprit me seront toujours bien chers, et vous devez toujours me compter parmi vos vrais amis.»
L'année suivante, le philosophe a enfin trouvé l'asile si laborieusement cherché, il s'est établi aux Délices près de Genève, il y goûte un repos bien gagné. C'est là qu'il reçoit une requête de Panpan. Le lecteur du Roi n'a pas pris son parti de l'échec relatif des Engagements indiscrets; il veut tenter de nouveau la fortune et faire reprendre sa pièce; comme cette fois il n'a plus confiance en Mme de Graffigny, il prie Voltaire lui-même de le recommander aux Comédiens français.
Le philosophe lui répond:
«Aux Délices, 26 juillet 1755.
«Mon très cher Pan Pan, votre souvenir ajoute un nouvel agrément à la douceur de ma retraite. Je vous prie de remercier de ma part la très bonne compagnie que vous dites ne m'avoir pas oublié. Si j'étais d'une assez bonne santé pour voyager encore, je sens que je ferais bien volontiers un tour en Lorraine. Mais je prendrais trop mal mon temps lorsque vous en partez.
«Je suis bien loin actuellement de songer à des comédies, mais faites-moi savoir le titre de la vôtre; j'écrirai un petit mot à l'aréopage... trop heureux de vous procurer des plaisirs que je ne peux partager.
«Mille respects, je vous prie, à Mme de Boufflers.
«Je vous embrasse tendrement.
«V.»
Puisque Voltaire a tant de bonne volonté pour son ancien ami, pourquoi Panpan ne se montrerait-il pas indiscret; deux mois plus tard il écrit de nouveau au philosophe; cette fois il sollicite ses entrées à la Comédie, et il obtient encore gain de cause.
«Aux Délices, 18 septembre 1755.
«Je peux, mon cher Pan Pan, vous prêter quelque triste élégie, quelque épître chagrine; cela convient à un malade; mais pour des comédies, faites-en, vous qui parlez bien et qui êtes jeune et gai.
«Voyez si vous vous contenterez d'un billet aux comédiens pour vous donner votre entrée. Il se peut qu'ils aient cette complaisance pour moi, et je risquerais volontiers ma requête pour vous obliger: comme je leur ai donné quelques pièces gratis, et en dernier lieu des Magots chinois, j'ai quelque droit de leur demander des faveurs, surtout quand ce sera pour un homme aussi aimable que vous.
«Mille respects, je vous prie, à Mme de Boufflers, et à quiconque daigne se souvenir de moi à Lunéville.
«V.»
Panpan mit ses projets à exécution, il se rendit à Paris, eut la joie de retrouver sa vieille amie Mme de Graffigny; il se lança dans la société littéraire, se lia avec Mlle Quinault, mais, en dépit de toutes les influences, les Comédiens français se montrèrent impitoyables, et il revint en Lorraine sans avoir eu la satisfaction de voir jouer les Engagements indiscrets.