Dernières Années de la Cour de Lunéville: Mme de Boufflers, ses enfants et ses amis
CHAPITRE XXIV
Séjour du chevalier de Boufflers à Ferney.
Nous avons vu comment Voltaire, après bien des péripéties et de cruelles mésaventures, avait enfin trouvé un asile dans le pays de Gex, aux pieds du mont Jura. Il ne s'était pas contenté de faire de Ferney une résidence délicieuse, entourée de beaux ombrages et de terrasses d'où la vue s'étendait à l'infini, sur les montagnes, le lac, et tout le pays environnant; dominé par cette bonté et ce cœur compatissant qu'on ne peut lui contester, il était devenu en peu de temps le bienfaiteur du pays. Quiconque arrivait à Ferney était frappé de la grande situation dont jouissait le philosophe, et de la véritable adoration dont il était l'objet de la part des habitants.
Boufflers, observateur perspicace et délicat, s'en aperçut bien vite; ses premières lettres montrent l'impression profonde que lui fit le châtelain de Ferney et combien, contre l'ordinaire des choses de ce monde, il lui parut plus grand de près que de loin. Le jeune homme est enthousiasmé de son hôte; jamais il n'aurait pu se l'imaginer si bon, si affable, si simple.
«Décembre 1764.
«Enfin me voici chez le roi de Garbe, car jusqu'à présent j'ai voyagé comme la Fiancée. Ce n'est qu'en le voyant que je me suis reproché le temps que j'ai passé sans le voir: il m'a reçu comme votre fils, et il m'a fait une partie des amitiés qu'il voudrait vous faire. Il se souvient de vous comme s'il venait de vous voir et il vous aime comme s'il vous voyait.
«Vous ne pouvez pas vous faire l'idée de la dépense et du bien qu'il fait. Il est le roi et le père du pays qu'il habite; il fait le bonheur de ce qui l'entoure, et il est aussi bon père de famille que bon poète. Si on le partageait en deux, et que je visse d'un côté l'homme que j'ai lu, et de l'autre celui que j'entends, je ne sais auquel je courrais. Ses imprimeurs auront beau faire, il sera toujours la meilleure édition de ses livres.
«Il y a ici Mme Denis et Mme Dupuis, née Corneille. Toutes deux me paraissent aimer leur oncle. La première est bonne de la bonté qu'on aime; la seconde est remarquable par ses grands yeux noirs et un teint brun; elle me paraît tenir plus de la corneille que du Corneille.
«Au reste, la maison est charmante; la situation superbe, la chère délicate, mon appartement délicieux, il ne lui manque que d'être à côté du vôtre; car j'ai beau vous fuir, je vous aime, et j'aurai beau revenir à vous; je vous aimerai toujours.
«Voltaire m'a beaucoup parlé de Panpan, et comme j'aime qu'on en parle. Il a beaucoup recherché dans sa mémoire l'abbé Porquet qu'il a connu autrefois, mais il n'a jamais pu le retrouver; les petits bijoux sont sujets à se perdre.
«Adieu, ma belle, ma bonne, ma chère mère; aimez-moi toujours beaucoup plus que je ne mérite, ce sera encore beaucoup moins que je ne vous aime.»
Ce ne sont pas là des impressions éphémères et sur lesquelles, après plus ample informé, le chevalier est appelé à revenir. Bien au contraire. Plus il voit le patriarche de près, plus il vit dans son intimité et plus il l'admire, plus son enthousiasme grandit:
«Vous ne sauriez vous figurer combien l'intérieur de cet homme-ci est aimable, écrit-il à sa mère; il serait le meilleur vieillard du monde s'il n'était point le premier des hommes; il n'a que le défaut d'être fort renfermé, et sans cela il ne serait point aussi répandu. Cet homme-là est trop grand pour être contenu dans les limites de son pays; c'est un présent que la nature a fait à toute la terre...»
Voltaire n'avait pas grand effort à faire pour se montrer affable et accueillant vis-à-vis du chevalier. Essentiellement reconnaissant par tempérament, il n'avait jamais oublié les bontés dont le Roi et Mme de Boufflers l'avaient comblé pendant son séjour en Lorraine. Aussi était-il ravi de posséder sous son toit ce jeune homme qu'il avait connu enfant, qu'il avait vu jouer sur les pelouses du parc de Lunéville, le fils de cette incomparable marquise de Boufflers, si séduisante, si spirituelle, la meilleure amie de Mme du Châtelet! La présence du chevalier rajeunissait de quinze ans le châtelain de Ferney, et si elle lui rappelait un événement bien douloureux, elle lui rappelait aussi les plus douces années de sa vie.
Ce n'est pas seulement au souvenir du passé que le chevalier est redevable des bonnes grâces de Voltaire. Son mérite personnel y a sa part. Il est si gai, si original, ses reparties sont si fines, il laisse voir si ingénument l'admiration qu'il éprouve, que le philosophe, amusé et flatté, s'éprend pour lui d'une véritable affection. Il ne croit pas pouvoir moins faire que d'écrire à Mme de Boufflers combien il est heureux de posséder dans son ermitage un jeune «peintre» aussi distingué.
«Ferney, 15 décembre 1764.
«J'ai l'honneur, madame, d'avoir actuellement dans mon taudis le peintre que vous protégez. Vous avez bien raison d'aimer ce jeune homme; il peint à merveille les ridicules de ce monde, et il n'en a point; on dit qu'il ressemble en cela à madame sa mère. Je crois qu'il ira loin. J'ai vu des jeunes gens de Paris et de Versailles, mais ils n'étaient que des barbouilleurs auprès de lui. Je ne doute pas qu'il aille exercer ses talents à Lunéville. Je suis persuadé que vous ne pourrez vous empêcher de l'aimer de tout votre cœur quand vous le connaîtrez. Il a fort réussi en Suisse. Un mauvais plaisant a dit qu'il était là comme Orphée, qu'il enchantait les animaux; mais le mauvais plaisant avait tort. Il y a actuellement en Suisse beaucoup d'esprit; on a senti très finement tout ce que valait votre peintre.
«S'il va à Lunéville, comme il le dit, je vous assure, madame, que je suis bien fâché de ne pas l'y suivre. J'aurais été bien aise de ne pas mourir sans avoir eu l'honneur de faire encore ma cour à madame sa mère. Tout vieux que je suis, j'ai encore des sentiments; je me mets à ses pieds et, si Elle veut le permettre, aux pieds du Roi. J'aurais préféré les Vosges aux Alpes, mais Dieu et les dévots n'ont pas voulu que je fusse votre voisin.
«Goûtez, madame, la sorte de bonheur que vous pouvez avoir; ayez tout autant de plaisir que vous le pourrez; vous savez qu'il n'y a que cela de bon, de sage et d'honnête. Conservez-moi un peu de bonté et agréez mon sincère respect.
«Le vieux Suisse Voltaire.»
Le philosophe ne se contente pas d'écrire à Mme de Boufflers; il parle volontiers de son hôte à ses correspondants et à tous il vante «son esprit, sa candeur, sa gaucherie pleine de grâces et la bonté de son caractère». Il ne tarit pas en éloges.
Il mande à Dupont, le 15 janvier 1765:
«Nous avons à Ferney un de vos compatriotes: c'est M. le chevalier de Boufflers, un des plus aimables enfants de ce monde, tout plein d'esprit et de talents.»
Avec le maréchal de Richelieu il est encore plus dithyrambique:
«Ferney, le 21 janvier 1765.
«Le chevalier de Boufflers est une des singulières créatures qui soient au monde. Il peint en pastel fort joliment. Tantôt il monte à cheval tout seul à cinq heures du matin et s'en va peindre des femmes à Lausanne; il exploite ses modèles. De là, il court en faire autant à Genève, et de là il revient chez moi se reposer des fatigues qu'il a essuyées avec des huguenotes.....»
Comment, si près de la cité de Calvin, Boufflers pourrait-il ne pas y aller? Comment laisserait-il inachevées ces études sur les mœurs de la Suisse qu'il a si complaisamment et heureusement commencées? De Ferney, le chevalier va donc de temps à autre faire de courtes visites à Genève, il pénètre dans la société et il y reçoit, comme à Lausanne, l'accueil le plus empressé. Les réflexions que lui inspirent ses nouveaux amis sont aussi fines qu'amusantes.
«24 décembre 1764.
«J'ai été hier pour la première fois à Genève. C'est une grande et triste ville, habitée par des gens qui ne manquent pas d'esprit, et encore moins d'argent, et qui ne se servent ni de l'un ni de l'autre. Ce qu'il y a de très joli à Genève, ce sont les femmes; elles s'ennuient comme des mortes, mais elles mériteraient bien de s'amuser.
«Le peuple suisse et le peuple français ressemblent à deux jardiniers dont l'un cultive des choux et l'autre des fleurs. Remarquez encore avec moi que moins on est libre et mieux on aime les femmes. Les Suisses s'en servent moins que les Français et les Turcs davantage.
Vous dont tout reconnaît l'empire et la beauté,
Sexe charmant, je plains le Suisse qui vous brave,
De quoi peut lui servir sa triste liberté,
Si le ciel vous destine à consoler l'esclave?
«En voilà assez sur les femmes en général; il est temps de revenir à ma mère, qui est femme aussi, mais d'un ordre supérieur. Elle est aux femmes ce que les séraphins sont aux anges, et les cardinaux aux capucins...
«Adieu, madame, je vous aime comme il faut vous aimer quand on est votre fils et même quand on ne l'est pas.»
«Voici un impromptu que j'ai fait dernièrement.
«J'arrivai chez une belle dame crotté et mouillé; elle me proposa de me faire donner des souliers de son mari:
De votre mari, belle Iris,
je n'accepte point la chaussure;Si je lui donne une coiffure,
Je veux la lui donner gratis.
Boufflers est en coquetterie réglée avec les jolies Genevoises qui viennent à Ferney. Mme Cramer, entre autres, qui a beaucoup d'esprit, s'amuse un jour en présence du jeune homme à faire un couplet sur le Père Adam, l'aumônier de Voltaire; le chevalier l'aide à trouver ses rimes:
Il faudrait que Père Adam,
Voulût être mon amant.
Oui, que la peste me crève,
S'il me veut, je suis son Ève,
Et je serai, dès demain,
La mère du genre humain.
Boufflers réclame aussitôt le prix de sa collaboration:
Pendant que la chanson s'achève,
Payez-moi le prix qui m'est dû;
Et si jamais vous êtes Ève,
Que je sois le fruit défendu.
Voltaire, qui considère d'un œil indulgent tout ce marivaudage, y prétend cependant jouer un rôle et il adresse de son côté à Mme Cramer ce huitain:
Mars l'enlève au séminaire,
Tendre Vénus, il te sert:
Il écrit avec Voltaire,
Il sait peindre avec Hubert,
Il fait tout ce qu'il veut faire;
Tous les arts sont sous sa loi:
De grâce, dis-moi, ma chère,
Ce qu'il sait faire pour toi.
Entre temps, le chevalier poursuit ses succès artistiques, il peint, dessine, croque au pastel les plus jolies femmes de ses relations; Voltaire lui-même n'échappe pas à son spirituel crayon; le chevalier est si satisfait de son léger croquis qu'il l'adresse à sa mère:
«Décembre 1764.
«Je vous envoie pour vos étrennes un petit dessin d'un Voltaire pendant qu'il perd une partie aux échecs. Cela n'a ni force ni correction, parce que je l'ai fait à la hâte, à la lumière, et au travers des grimaces qu'il fait toujours quand on veut le peindre; mais le caractère de la figure est saisi et c'est l'essentiel. Il vaut mieux qu'un dessin soit bien commencé que bien fini, parce qu'on commence par l'ensemble et qu'on finit par les détails.
«Je continue à m'amuser beaucoup ici; je suis toujours fort aimé, quoique j'y sois toujours...
«J'ai peint ici une jolie petite femme de Genève, minaudière, avec un grand succès, et comme on la croyait fort difficile, tout le monde est à mes pieds pour des portraits; mais je suis fort las de ne pas vous voir au milieu des différents plaisirs que j'ai ici, pour céder aux instances qu'on me fait; j'ai beau m'amuser, vous me manquez partout; il me semble presque que tous mes plaisirs ont besoin de vous.
«Adieu, madame la marquise, il est deux heures, je meurs de sommeil, et je crois même que je vous endors par ma lettre.»
La marquise n'est pas une correspondante fidèle et elle laisse trop souvent sans réponse les charmantes épîtres de son fils, si bien que ce dernier se plaint de l'abandon dans lequel on le laisse:
«Janvier 1765.
«Vous jouez un peu le personnage de ggio muto dans notre correspondance; je dirais à quelque autre qu'elle n'en est pas moins aimable mais vous ne gagnez rien à vous faire prier; vous avez une avarice d'esprit qui n'est point pardonnable avec vos richesses. Je vois qu'il faudra bientôt que je retourne à Lunéville pour vous aider à m'écrire...
«Souvenez-vous de moi, madame, auprès de vous et auprès du Roi; dites-lui de ma part sur la nouvelle année:
De tout temps unanimement,
Sire, on vous la souhaite bonne,
Et pour répondre au compliment,
Votre Majesté nous la donne.
«Et vous, ma chère maman, comme vous valez mieux que tout ce qui m'amuse ici, pour briser tous mes liens, mandez-moi que vous êtes malade et que vous avez besoin de moi: ce sera une raison pour tout brusquer, et pour revoler à vous. Mais n'allez pas vous y prendre grossièrement, parce que je serai obligé de montrer votre lettre.»
L'intimité est si grande entre le jeune chevalier et le vieux philosophe, ils ont tant de plaisir à être ensemble, que Voltaire compose en l'honneur de son nouvel ami une charmante épître:
Croyez qu'un vieillard cacochyme,
Chargé de soixante et dix ans,
Doit mettre, s'il a quelque sens,
Son âme et son corps au régime.
Dieu fit la douce illusion
Pour les heureux fous du bel âge;
Pour les vieux fous, l'ambition,
Et la retraite pour le sage.
Vous me direz qu'Anacréon,
Que Chaulieu même et Saint-Aulaire,
Tiraient encore quelque chanson
De leur cervelle octogénaire:
Mais ces exemples sont trompeurs.
Et quand les derniers jours d'automne
Laissent éclore quelques fleurs,
On ne leur voit point les couleurs
Et l'éclat que le printemps donne;
Les bergères et les pasteurs
N'en forment point une couronne.
La Parque, de ses vilains doigts,
Marquait d'un sept suivi d'un trois
La tête froide et peu pensante
De Fleury qui donna des lois
A notre France languissante.
Il porta le sceptre des Rois,
Et le garda jusqu'à nonante.
Régner est un amusement
Pour un vieillard triste et pesant;
De toute autre chose incapable;
Mais vieux poète, vieil amant,
Vieux chanteur insupportable,
C'est à vous, ô jeune Boufflers,
A vous dont notre Suisse admire
Les crayons, la prose et les vers,
Et les petits contes pour rire;
C'est à vous de chanter Thémire
Et de briller dans un festin,
Animé du triple délire
Des vers, de l'amour et du vin.
Boufflers s'était bien promis, par respect et par pudeur, de ne pas écrire un seul vers aussi longtemps qu'il serait l'hôte de Voltaire; mais comment ne pas répondre à une aussi délicieuse épître! C'est une question de reconnaissance. Il renonce donc à son vœu et les dieux récompensent la pureté de ses intentions, car, «pour la première fois de sa vie, il fait quelques vers de suite sans en être mécontent».
Voici la réponse qu'il adresse au châtelain de Ferney:
Je fus, dans mon printemps, guidé par la folie,
Dupe de mes désirs et bourreau de mes sens;
Mais, s'il en était encore temps,
Je voudrais bien changer de vie.
Soyez mon directeur, donnez-moi vos avis;
Convertissez-moi, je vous prie,
Vous en avez tant pervertis!
Sur mes fautes je suis sincère,
Et j'aime presque autant les dire que les faire.
Je demande grâce aux amours:
Vingt beautés à la fois trahies,
Et toutes assez bien servies,
En beaux moments hélas! ont changé mes beaux jours.
J'aimais alors toutes les femmes;
Toujours brûlé de feux nouveaux,
Je prétendais d'Hercule égaler les travaux,
Et sans cesse auprès de ces dames
J'étais l'heureux rival de cent heureux rivaux.
Je regrette aujourd'hui mes petits madrigaux;
Je regrette les airs que j'ai faits pour mes belles;
Je regrette vingt bons chevaux
Qu'en courant par monts et par vaux
J'ai, comme moi, crevés pour elles;
Et je regrette encore plus
Les utiles moments qu'en courant j'ai perdus.
Les neuf muses ne suivent guère
Ceux qui suivent l'amour. Dans le métier galant
Le corps est bientôt vieux, l'esprit longtemps enfant.
Mon corps et mon esprit, chacun pour son affaire,
Viennent chez vous sans compliment
L'esprit pour se former, le corps pour se refaire.
Je viens dans ce château, voir mon oncle et mon père,
Jadis les chevaliers errants,
Sur terre après avoir longtemps cherché fortune,
Allaient chercher dans la lune
Un petit flacon de bon sens:
Moi je vous en demande une bouteille entière;
Car Dieu mit en dépôt chez vous
L'esprit dont il priva tous les sots de la terre
Et toute la raison qui manque à tous les fous.
Après un séjour de deux mois à Ferney, Boufflers se décida enfin à s'arracher à ce lieu de délices et à regagner la Lorraine.
De part et d'autre, le chagrin fut égal; Voltaire était désolé de voir s'éloigner ce jeune compagnon auquel il s'était sincèrement attaché et dont la présence interrompait l'éternel tête-à-tête avec Mme Denis. Le chevalier était inconsolable de quitter l'homme illustre auprès duquel il eût voulu passer sa vie. Enfin on se quitta enchantés les uns des autres, en se promettant un revoir prochain et de tromper les longueurs de l'absence en s'écrivant de temps à autre.
En arrivant à Lunéville, Boufflers fut fort étonné d'apprendre que les lettres écrites au jour le jour pendant son voyage avaient été fort appréciées à la Cour de Stanislas, qu'on les avait même jugées dignes d'être envoyées à Paris, où elles n'avaient pas eu moins de succès, et que de l'avis de tous on les regardait comme des chefs-d'œuvre du style épistolaire.