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Dernières Années de la Cour de Lunéville: Mme de Boufflers, ses enfants et ses amis

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CHAPITRE XVIII
1760-1762

Départ de l'abbé de Boufflers pour le séminaire.—Son chagrin.—La langue fourrée.—Mauvaises plaisanteries du jeune abbé.—Aline, reine de Golconde.

Mme de Boufflers avait donc réussi à établir convenablement deux de ses enfants; il s'agissait maintenant de s'occuper du troisième.

L'abbé ne pouvait éternellement rimer aux étoiles et se livrer à des facéties plus ou moins spirituelles: l'âge arrivait, il avait vingt-deux ans, il était grand temps qu'il terminât son éducation sacerdotale et se livrât enfin aux exercices et aux études exigés pour obtenir la prêtrise.

Vers la fin de 1760, la marquise, après en avoir longuement conféré avec le Roi, décida que son fils partirait pour Paris et qu'il irait achever sa théologie au séminaire de Saint-Sulpice, sous la direction du savant Père Couturier.

Avisé de cette décision, le jeune homme manifesta la plus vive répulsion, et même un véritable désespoir; il s'était si bien bercé de l'espérance qu'on l'oublierait, et qu'il continuerait à mener à la cour du bon Stanislas cette douce vie qui lui convenait si bien! Mais le rêve était fini, il se trouvait en présence de la douloureuse réalité.

C'est en vain qu'il se jeta aux pieds de sa mère en la suppliant de révoquer un ordre barbare, Mme de Boufflers fut inflexible: il était le cadet, il devait entrer dans les ordres. C'est en vain qu'il faisait valoir combien il avait peu de dispositions pour la profession ecclésiastique, à quel point la vocation lui manquait; la marquise lui répondait de ne la point fatiguer de billevesées, qu'il n'était qu'un songe-creux et que personne ne lui demandait de vocation; pourquoi en aurait-il eu besoin quand l'immense majorité du clergé de son époque s'en passait si aisément! La sagesse de sa famille lui avait destiné une situation fort brillante et très lucrative, il n'avait qu'à s'y tenir, et pour commencer il fallait obéir.

Désespérant de fléchir sa mère, Boufflers s'imagina qu'il serait peut-être plus heureux auprès du Roi, qui en toutes circonstances lui témoignait une grande bonté. Il ne lui cacha pas le chagrin qu'il éprouvait de s'éloigner de lui et le dégoût de plus en plus marqué qu'il ressentait pour une profession si contraire à ses goûts et à ses idées. Stanislas s'efforça de le consoler en lui faisant entrevoir tout ce qu'il comptait faire pour lui et le brillant avenir qu'il lui destinait; il l'assura qu'il le ferait parvenir aux plus hautes charges de l'Église. L'abbé lui répondit très sensément qu'il ne se souciait pas d'avancer dans son état, que l'ambition était un sentiment étranger à son cœur et qu'il se sentait plus fait pour être heureux que pour être grand, que du reste «le Roi l'avait déjà comblé de grâces, et que fît-il plus encore, il ne pouvait ajouter à sa reconnaissance et à son contentement».

Bien que touché de sentiments si noblement exprimés, Stanislas ne voulut pas se mettre en opposition avec les volontés de Mme de Boufflers, et l'abbé, la mort dans l'âme, dut se résigner à partir pour Saint-Sulpice.

On peut supposer ce que furent les pensées du jeune séminariste quand il quitta cette cour patriarcale où il faisait si bon vivre et où il avait passé de si douces années. Échanger le somptueux palais de Stanislas, le parc superbe, les gais horizons contre les sombres murs du noviciat de Saint-Sulpice, passer des mains de l'abbé Porquet, si dépourvu de préjugés, si indulgent aux faiblesses humaines, dans celles de l'austère Père Couturier, quel effondrement, quel irréparable désastre! Adieu la liberté, les jeunes et jolies femmes, les joyeuses parties, la vie heureuse et sans souci!

Pour rendre la transformation plus complète, et lui enlever jusqu'au souvenir du passé, l'infortuné Boufflers dut encore changer de nom; en entrant au séminaire on l'obligea à prendre le nom d'abbé de Longeville, d'une des abbayes qu'il devait à la libéralité de Stanislas.

A peine les portes du séminaire sont-elles refermées sur lui que le jeune homme est saisi d'un découragement à nul autre pareil. On lui a fait espérer que sa mère viendrait le voir; il lui écrit bien vite pour la supplier de hâter son arrivée, et en même temps il lui narre en termes pathétiques les malheurs qui l'accablent. Tout en pleurant et en annonçant les pires pronostics pour sa santé, il possède une gaieté si exubérante qu'il ne peut se défendre de plaisanter:

«Saint-Sulpice.

«Je suis dans une impatience de vous voir que vous ne concevrez que quand je vous aurai bien expliqué combien je vous aime, et je ne l'entreprendrai jamais. L'abbé Porquet me marque que votre départ est arrêté pour le 6 ou le 7; c'est une distance effroyable pour un malheureux qui compte les jours et qui est bien longtemps à compter un.

«J'ai appris des choses affreuses: c'est qu'on ne permet ici de sortir qu'environ deux fois par mois, au lieu de deux fois par semaine, et qu'il faut toujours être rentré à cinq heures du soir. J'imagine par le nombre des gens qui sont ici que cette règle souffre des adoucissements, car il serait bien difficile de trouver cent trente deux personnes qui la suivissent.

«L'inquiétude de l'avenir me tourmente plus ici que le mal présent: si vous êtes encore absente pour moi après votre retour, que deviendrai-je? Cependant je me sens un fonds de patience qui me fera supporter tous mes maux jusqu'à ce que j'y trouve un remède. J'aimerais bien mieux en triompher par ma gaîté, car la gaîté dispense de la patience, qui n'est qu'un abandon de soi-même à ce qu'on souffre, qui fait soutenir tristement la douleur, mais qui n'en console point. On dit que c'est un remède à tous les maux, et on a tort, car elle n'a d'autre mérite que de ne les faire pas trouver plus grands qu'ils ne sont.

«Souvenez-vous toujours de cette lettre du Roi de Pologne. Elle me sera d'une utilité infinie, en ce qu'elle me facilitera les moyens de rester ici, si elle fait effet, et d'en sortir, si elle n'en fait point. J'ai bien peur que le prétexte de ma santé, que je médite en cas de sortie, ne soit bientôt une bonne raison. Ma poitrine ressemblera dans peu à presque toutes celles d'ici que les fréquentes prières à genoux ruinent je ne sais par quelle raison.

«J'ai reçu la permission du Primat et une grande lettre édifiante de l'évêque de Toul [89]. C'est un bon homme: c'est dommage que ce soit un bon évêque. Au reste, peut-être n'est-il qu'un bon apôtre.

«Je vais travailler de toutes mes forces à mon sermon. Je compte en faire un vrai sermon depuis les pieds jusqu'à la tête. Je mettrai de l'Écriture et des Pères partout, et je substituerai galamment l'apostolique à l'académique.

«Adressez dorénavant les lettres que vous m'écrirez à Tonton [90], car l'archevêque de Toulouse [91] et l'évêque de Condom [92] ont recommandé à Mme de Mirepoix de me dire de me défier de l'inquisition des lettres, qu'on dit être ici des plus tyranniques et des plus contraires au droit des gens.

«Baisez ma sœur de ma part et battez-la bien à cause qu'elle m'écrit en raison inverse de ce que je l'aime.

«Si je vous dis de baiser ma sœur, jugez de ce qu'il vous faut faire.

«J'écris au Roi.»

On pourra trouver que l'archevêque de Toulouse et l'évêque de Condom donnaient au jeune séminariste de singuliers conseils, mais les deux prélats ne brillaient pas par leur orthodoxie et ils étaient loin d'offrir l'exemple de toutes les vertus. Si l'on veut s'en convaincre, nous renvoyons le lecteur au chapitre du Duc de Lauzun où il est donné sur la vie de monseigneur Dillon de si curieux détails [93].

En arrivant dans la capitale, le jeune abbé n'était certes pas isolé; il y retrouvait une grande partie de sa famille, d'abord son oncle le prince de Beauvau, Tonton, comme il l'appelle; sa tante, la maréchale de Mirepoix; ses cousines de Caraman, de Cambis, les amies de sa mère, la maréchale de Luxembourg, Mme du Deffant, et tant d'autres. Tous naturellement allaient s'efforcer d'adoucir son sort et d'atténuer pour lui la rigueur du séminaire. Il n'eut bientôt que trop d'occasions de se distraire et de perdre de vue le but sérieux qu'il poursuivait.

Mme de Boufflers, de son côté, eut la faiblesse de céder à ses pressantes instances, et elle obtint du roi une lettre pour le directeur de Saint-Sulpice. Stanislas, invoquant des raisons de santé et aussi les pieuses dispositions du jeune abbé, pressait instamment le supérieur d'accorder quelque liberté à son ouaille et de la traiter avec indulgence. Le Père Couturier n'était pas homme à résister à la prière d'un monarque; il s'empressa de déférer aux vœux de Stanislas et la vie de Boufflers devint plus supportable. C'est à sa mère que l'abbé raconte cet heureux événement et il lui fait part en même temps des bonnes fortunes culinaires qui adoucissent son sort:

«Saint-Sulpice.

«La lettre du Roi est à merveille et elle a déjà produit un grand effet. Mme de Luxembourg a demandé aujourd'hui la permission de m'emmener pour quatre ou cinq jours à Villeroy et l'a obtenue. Ce petit voyage qui m'aurait paru très insipide autrefois, à la société de Mme de Luxembourg près, devient à présent une dissipation pour moi et me fera un très grand bien, en ce qu'il abrégera le temps qui doit s'écouler d'ici à votre retour.

«Je suis dans une inquiétude inexprimable que le prince ne retarde votre départ plus que vous ne comptez. Je n'ouvrirai dorénavant toutes vos lettres qu'en tremblant, de peur d'y trouver des contradictions à mes désirs.

«Que cela ne vous empêche pourtant point de m'écrire, car votre silence serait encore pire que les plus mauvaises nouvelles.

«J'ai fait depuis peu beaucoup de chansons que vous ne saurez qu'à votre arrivée et je ne vous enverrai aujourd'hui que ma correspondance avec le président Hénault. Il m'a envoyé une langue fourrée avec un couplet que voici. Je ne peux pas de même vous envoyer la langue, par la raison d'Arlequin:

Air De Blot

Ce n'est point la langue latine,

Ni la grecque que j'imagine

Pour vous venger de Couturier;

Cette langue tendre et discrète,

Qui vient du meilleur charcutier,

Vous sera remise en cachette.

L'envoi d'une langue n'était pas un don indifférent et Boufflers l'appréciait à sa valeur. Aussi s'était-il empressé de répondre au généreux donateur par ce couplet:

Réponse

Les langues que j'aime le mieux

Ne sont point le Grec ni l'Hébreux,

C'est l'Italienne et la fourrée,

Mais la fourrée est préférée:

L'une est la langue des amants

Et l'autre celle des gourmands.

De figures de rhétorique

Ses discours ne sont point ornés,

Mais ils sont tous assaisonnés

D'un sel qui vaut mieux que l'attique.

Remerciement

J'ai deux langues en ce moment:

Dieu m'a donné l'une et vous l'autre.

Si Dieu m'en avait donné cent,

Toutes célébreraient la vôtre.

Le pieux régime du séminaire ne convenait en aucune façon à l'abbé et le nouvel ordinaire auquel il était soumis lui paraissait d'une austérité déplorable. Aussi bénissait-il les âmes charitables qui lui permettaient en cachette de l'améliorer. Sa famille, ses amis, tous contribuaient généreusement à garnir son garde-manger secret.

Lui-même raconte gaîment à sa tante de Mirepoix les heureuses aubaines qui lui adviennent et comment, grâce à la libéralité de ses amis, il parvient à rendre sa situation supportable. C'est à la fois un récit et une invite.

«Saint-Sulpice.

«Je vous prie instamment, madame la Maréchale, de vouloir bien vous faire tous mes compliments, vous assurer de tous mes respects, vous demander comment vous vous portez, si vous avez fait bon voyage, si vous n'êtes pas bien fatiguée... enfin de vous faire de ma part toutes les petites politesses que le public croit que je vous dois, et je vous ordonne de me rendre un compte exact de votre commission.

«Je viens de vous quitter un moment pour déjeuner avec une moitié de pâté que la princesse de Chimay m'a envoyée; j'y ai puisé un courage invincible pour braver la diète du séminaire et je me suis fait un fonds de sobriété admirable pour toute une journée.

«Mme du Deffand m'a envoyé dernièrement deux perdrix froides excellentes: ces deux pauvres petites créatures m'ont tenu une charmante compagnie. Hélas! je les regrette bien: je les ai tant baisées qu'il ne m'en reste rien du tout.

«M. le Président m'a envoyé une langue bien plus faite pour réussir au séminaire que la mienne; elle est fourrée, et j'en suis bien aise parce qu'elle est ainsi hors d'état d'avertir M. Couturier de tous mes déportements. Il y a joint un petit couplet auquel j'ai répondu de suite, mais point en chanson.

«Vous pouvez voir par l'exposition que je vous fais de mes provisions et de mes vers, que ma chambre est moitié Parnasse et moitié garde-manger, et que celui qui l'habite est moitié poète et moitié ogre, mais plus grand ogre que poète.

«Oh! ça! ma chère tante, assurez bien ma grand'maman de mes respects, et baisez-vous au front dans votre miroir de ma part. J'entends une cloche qui sonne, je prends mon surplis et mon camail et je vole à la paroisse.

«Vous pouvez juger de mon ennui par le plaisir excessif que m'a fait hier la visite du chevalier de Laurancy. Remerciez bien Mme du Deffand de toutes ses bontés quand vous lui écrirez, et pensez quelquefois à moi, madame la Maréchale, pardieu! je vous en prie. Adieu, adieu.

«Si on me gronde, je dirai que c'est vous qui m'avez arrêté. Bonjour, bonjour [94]

Tous les membres de la famille étaient successivement mis en réquisition, soit pour fournir des victuailles, soit pour faire sortir l'abbé sous un prétexte quelconque de son odieuse prison. A tous, il adresse des lettres attendrissantes, dans l'espoir qu'on aura pitié de son infortune.

Il écrivait à sa cousine germaine Mme de Caraman:

«Saint-Sulpice.

«En vérité, madame, il y a trop longtemps que je n'ai eu le bonheur de vous voir: ces fêtes-ci m'ont retenu aux pieds des autels et n'ont pas laissé de contrarier un peu le désir que j'avais de vous faire ma cour. Si je pouvais espérer ce bonheur-là demain, je demanderais ce soir la permission de sortir; sinon, je resterai à l'attache jusqu'à ce que vous vouliez bien m'en tirer.

«Ma mère est à Versailles, ma grand'mère est à Haroué, mon autre grand'mère est morte, j'ai perdu tous mes aïeux, et vous êtes la seule d'entre eux qui me restiez. Donnez-moi donc à dîner demain ou un autre jour de la semaine, car je me meurs de faim, et je n'ai autre chose que mon frein à ronger.

«Si cependant vous ne le pouviez pas, je vous prie de me faire savoir l'heure à laquelle je pourrais vous baiser les pieds. Je tâcherai de me contraindre si bien et de faire si fort contre fortune bon cœur que vous croirez que ce n'est pas précisément pour votre dîner que je vous aime.

«Soyez bien persuadée, madame, que jamais mon appétit n'égalera mon respect.»

Mais l'on va entrer dans le carême et tout le séminaire se prépare aux exercices et aux macérations d'usage pendant cette pieuse période. L'abbé va-t-il enfin rentrer dans le devoir et s'inspirer de pensées plus austères? En aucune façon. Il ne songe qu'aux plaisirs profanes et dès le Mercredi des cendres il mande à sa belle cousine de Caraman:

«Ce Mercredi des cendres.

«Allons, madame, allons à Roissy; j'ai un cheval qui a trois jambes et moi j'en ai deux; elles seront demain toutes cinq en campagne pour vous aller voir. Cinq jambes me suffiront bien pour faire les cinq lieues qui me séparent de vous. S'il ne s'agissait que de les faire une fois, il ne m'en faudrait pas tant; j'irais bien à cloche-pied, mais elles seront bien plus pénibles la seconde parce que les chemins ne seront plus aplanis par le désir de vous voir. Tenez, voilà la plus belle phrase que j'ai faite de ma vie; c'est dommage que ce soit un sentiment et point un compliment, car cela en compliment prouverait beaucoup d'esprit, au lieu qu'en sentiment cela ne prouve que beaucoup d'amitié pour vous.

«Adieu, madame, si vous n'aviez pas le roman de Rousseau, je serais dans mon tort avec vous, mais je m'en suis fié au zèle des colporteurs, qui ne sont point restés au lit le jour que les ballots sont arrivés.

«Il faut être bon homme et bonne femme pour le lire avec bien du plaisir. Il n'y a point d'honnêtes gens qui n'y puissent trouver leur portrait.

«J'ai l'honneur de vous lancer ma révérence, aussi bien qu'à M. le Margrave.»

Cependant Mme de Boufflers avait tenu sa promesse et était arrivée à Paris, escortée de ses compagnons ordinaires Panpan et l'abbé Porquet. Après une entrevue des plus touchantes avec son fils, après l'avoir réconforté et lui avoir prodigué les meilleurs conseils, elle était partie pour Versailles, où son service l'appelait.

Panpan et Porquet étaient demeurés dans la capitale; ils couraient les théâtres, les lieux de plaisir, les cercles littéraires, visitaient leurs amis; entre temps ils allaient à Saint-Sulpice porter à l'abbé de Longeville leurs encouragements et les témoignages de leur affection.

Tressan, que sa grandeur enchaînait en Lorraine, se consolait de sa mauvaise fortune en écrivant à ses vieux amis et en leur parlant de celle qu'il adorait toujours; en même temps il les chargeait de ses souvenirs pour l'abbé et de commissions de tous genres:

«Bitche, ce 20 janvier 1761.

«L'absence de Mme de Boufflers est pour moi un hiver que je veux passer comme les marmottes dans mon trou et sans aucun commerce avec le reste du genre humain.

«J'ai oublié dans ma dernière lettre de la prier de donner un louis à mon petit abbé pour ses étrennes, la première fois qu'il la viendra voir. Je vous prie de le lui donner si vous vous y trouvez, et de me mander à qui vous voulez que je le remette ici.

«Je vous prie à genoux ainsi que l'abbé Porquet de vouloir bien voir chez les libraires ou aux galeries du Louvre pour m'avoir les tomes in-quarto de l'Académie des sciences depuis 1720 jusqu'à 1736 inclus, ce qui fait dix-sept volumes, que je voudrais avoir bien conditionnés. Mandez-moi ce que ces dix-sept volumes me coûteront et je vous en enverrai sur-le-champ le montant payable à vue sur Paris.

«Quand pouvons-nous espérer de voir la dame de mes pensées en Lorraine? Mme de Cucé viendra-t-elle avec elle? Est-elle aussi grande fille que grande dame? Mille respects à toute cette charmante grâce.

«J'embrasse l'abbé Porquet, et vous, mon cher Panpan, la mère et tous les petits et moi nous vous sautons au col et vous assurons de notre tendre et durable attachement.»

On peut aisément supposer que l'abbé de Longeville devait donner peu d'agrément à son directeur, le Père Couturier. On peut deviner également qu'il devait être pour ses collègues du séminaire d'un exemple plutôt fâcheux. Le jeune sulpicien se souvenait plus volontiers de ses escapades à la cour de Lunéville qu'il ne se pliait aux exercices rigoristes auxquels on prétendait le soumettre. Il n'est pas de plaisanteries que son esprit inventif n'imaginât pour troubler le recueillement du séminaire et le calme de cette pieuse demeure. Tantôt, rééditant les facéties classiques, il versait de l'encre dans les bénitiers de la chapelle, tantôt il troublait le sommeil des futurs prélats en coupant des orties dans leurs lits, tantôt il donnait à quelques collègues choisis de joyeux soupers dans sa cellule, et il leur faisait, après boire, lecture de vers impies; tantôt il s'amusait à interrompre les classes en imitant le braiement de l'âne ou le chant du coq, petits talents de société où il excellait.

Ces plaisanteries de mauvais goût faisaient le désespoir de ses supérieurs, et cependant elles n'auraient passé que comme l'excès de sève d'un jeune seigneur et on les lui aurait volontiers pardonnés, s'il s'en était tenu là. Mais il avait le goût des lettres et, au lieu d'étudier les Pères de l'Église, il passait son temps à écrire des facéties: un soir il compose ce rébus:

L—n—n—e—o—p—y—l—i—a—t—t—l—i—a—m—e

l—i—a—e—t—m—e—l—i—a—r—i—t—l—i—a—v—q—l

i—e—d—c—d—a—c—a—g—a—c—k—c

Il prétendait qu'en prononçant ces lettres de suite comme il les avait écrites, elles donnaient distinctement ces mots:

«Hélène est née au pays grec; elle y a tété, elle y a aimé, elle y a été aimée, elle y a hérité, elle y a vécu, elle y est décédée assez âgée, assez cassée.»

Malheureusement les essais littéraires de Boufflers ne se bornaient pas toujours à des plaisanteries aussi innocentes; qu'il écrivît en vers ou en prose, il affectionnait particulièrement les sujets grivois.

Dans un jour de gaieté il écrit un conte: Aline, reine de Golconde. C'est l'histoire d'une petite laitière, d'humeur facile, qui d'aventures en aventures, et de chutes en chutes monte sur le trône de Golconde. Le style est aisé, alerte, élégant, mais l'auteur ne recule pas devant les plus voluptueuses peintures [95].

Boufflers, assez satisfait, et à juste titre, de son travail, n'eut rien de plus pressé que de le montrer à quelques amis; il plut beaucoup et il fut bientôt dans toutes les mains.

Aline eut même un tel succès que Grimm pouvait écrire: «C'est une des plus jolies bagatelles que nous ayons eues depuis longtemps. Si M. de Voltaire l'avait faite, je crois qu'il n'en serait pas fâché.»

Cet essai d'un «apprenti évêque» aurait dû faire scandale, mais telle était l'indulgence de l'époque que personne ne s'en étonna. On trouva même assez piquant de voir sortir de Saint-Sulpice cette œuvre licencieuse.

Par ses relations de famille Boufflers fréquentait un monde sceptique, frivole et libertin, qu'il amusait et charmait par la gaîté de sa conversation et son inépuisable verve et nul ne songeait à le blâmer. Entre temps, il versifiait en l'honneur des dames, collaborait à l'Encyclopédie, bref faisait tout ce qui était le moins conforme à son futur état.

Le bruit des succès du jeune abbé arrivait jusqu'à Ferney et Voltaire écrivait à Panpan:

«Ferney, 26 octobre 1761.

«Vous serez toujours mon cher Pan Pan, eussiez-vous quarante ans et plus! jamais je n'oublierai ce nom. Il me semble, monsieur, que je vous vois encore pour la première fois avec Mme de Graffigny! Comme tout cela passe rapidement! Comme on voit tout disparaître en un clin d'œil! Heureusement le roi de Pologne se porte bien.

«Ah! mon cher Pan Pan, que n'êtes-vous venu dans mes petites retraites, que n'ai-je eu le bonheur d'y recevoir M. l'abbé de Boufflers! J'entends parler de lui comme d'un des esprits les plus éclairés et les plus aimables que nous ayons; je n'ai point vu la Reine de Golconde, mais j'ai vu de lui des vers charmants, il ne sera peut-être pas évêque; il faut vite le faire chanoine de Strasbourg, primat de Lorraine, cardinal, et qu'il n'ait point charge d'âmes; il me paraît que sa charge est de faire aux hommes beaucoup de plaisir. N'est-il pas le fils de Mme la marquise de Boufflers, notre Reine? C'est une raison de plus pour plaire. Mettez-moi aux pieds de la Mère et du Fils. Je vois d'ici les orages de ce monde d'un œil assez tranquille; il n'y a que ce pauvre Frère Malagrida qui me fait un peu de peine; j'en suis fâché pour frère Menoux, mais j'espère qu'il n'en perdra pas l'appétit. Il est né gourmand et gai: avec cela on peut se consoler de tout.»

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