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Dernières Années de la Cour de Lunéville: Mme de Boufflers, ses enfants et ses amis

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CHAPITRE XVI
1760-1761

La comédie des Philosophes de Palissot.—Querelles à l'Académie de Nancy.

En prenant les philosophes sous sa protection et en proclamant la pureté de leurs doctrines, Voltaire savait bien ce qu'il faisait. La lutte qui depuis si longtemps régnait sourdement entre le parti dévot et le parti philosophique menaçait d'éclater au grand jour et il ne faisait que porter les premiers coups.

Un incident imprévu allait mettre le feu aux poudres et porter la polémique au plus haut degré de violence.

Déjà en 1755, avec la comédie du Cercle, Palissot, on se le rappelle, avait provoqué des querelles assez vives. Ce fut bien autre chose quand, en 1760, il fit jouer par les Comédiens français la pièce des Philosophes. L'auteur se moquait impitoyablement de la secte encyclopédique. Les philosophes les plus connus, sous un voile qui les déguisait à peine, étaient bafoués sans pitié. Les moyens employés pour les ridiculiser étaient du reste aussi plats que grossiers; ils consistaient entre autres à faire voir sur la scène J.-J. Rousseau marchant à quatre pattes et broutant une laitue. Mme Geoffrin, Diderot, d'Alembert, Helvétius, etc., étaient représentés comme des scélérats ennemis de toute autorité et de toute morale. Le but avoué de l'auteur était de montrer «à quelle dégradation conduit cette exemption des préjugés, soit religieux, soit politiques, soit de convention qu'affichent les encyclopédistes».

La pièce souleva un scandale effroyable et porta l'exaspération des partis à leur comble.

Les encyclopédistes prétendaient diriger l'opinion; leur fureur ne connut plus de bornes quand ils se virent couverts de ridicule sur la première scène parisienne. Leurs partisans jetaient feu et flamme, criaient à la persécution et demandaient la tête de Palissot. Leurs adversaires, au contraire, applaudissaient à outrance.

Tout Paris était bouleversé par cette misérable querelle. Personne ne songeait à la guerre, aux désastres de l'armée du Rhin; on ne parlait que des Philosophes, de Palissot, des encyclopédistes.

«Rien ne peint mieux le caractère de cette nation que ce qui vient de se passer sous nos yeux, écrit Grimm. On sait que nous avons quelques mauvaises affaires en Europe; quel serait l'étonnement d'un étranger qui, arrivant à Paris dans ces circonstances, n'y entendrait parler que de Ramponneau, Pompignan et Palissot? Voilà cependant où nous en sommes, et si la nouvelle d'une bataille gagnée était arrivée le jour de la première représentation des Philosophes [79], c'était une bataille perdue pour la gloire de M. de Broglie, car personne n'en aurait parlé!»

A peine la pièce eut-elle été jouée que parurent force pamphlets contre Palissot. Les Quand de Voltaire, les Si et les Pourquoi de Morellet. Enfin l'on publia sous le voile de l'anonyme une critique très fine et très sarcastique: la Vision de Charles Palissot. On la vendait au Palais-Royal. Le libraire fut arrêté jusqu'à ce qu'il eût dénoncé l'auteur.

Deux grandes dames avaient particulièrement protégé la comédie des Philosophes: la comtesse de la Mark et la princesse de Robecq. Toutes deux étaient violemment prises à partie dans la Vision. Mme de Robecq surtout, qu'on représentait mourante, et qui l'était en effet.

On eut la cruauté d'envoyer la Vision à la princesse, qui ignorait la gravité de sa maladie; cet écrit la lui révéla et l'émotion qu'elle en ressentit fut terrible.

Le duc de Choiseul, passionnément épris de Mme de Robecq, découvrit facilement l'auteur du pamphlet et Morellet fut enfermé à la Bastille [80]. Quinze jours après, la princesse mourut. L'affaire fit grand bruit, et l'opinion publique se prononça si fortement contre l'abbé, qu'à sa sortie de prison, il fut obligé de quitter Paris. Une particularité assez piquante fut qu'il dut son élargissement à la propre belle-mère de Mme de Robecq, la maréchale de Luxembourg.

Ce ne fut pas seulement dans la capitale que la comédie des Philosophes provoqua du scandale; les querelles qui divisaient Paris allaient avoir leur écho en Lorraine.

Depuis quelques années, la concorde ne régnait guère parmi les membres de la Société royale; une lutte violente s'était déclarée entre le parti philosophique et le parti dévot, le premier dirigé par Tressan, le second ayant à sa tête le Père de Menoux. Chaque jour les discussions devenaient plus âpres et plus amères, au grand chagrin de Stanislas, qui se trouvait sollicité par les uns et par les autres, si bien que cette Société, qui devait faire ses délices, finissait par faire son tourment.

Mais Tressan n'était pas de force à lutter contre son redoutable adversaire. Le jésuite, par sa ténacité et d'habiles manœuvres, était arrivé peu à peu à s'emparer de l'esprit de ses confrères; à mesure que son influence grandissait, celle de Tressan diminuait naturellement, et ce dernier, peu à peu, prenait en haine cette Académie qu'il avait tant contribué à fonder.

Un jour, Panpan lui ayant conseillé de poser la candidature d'un de leurs amis communs, de Liébault, Tressan lui répond: «Êtes-vous fol de me proposer sérieusement de parler de notre ami Liébault à la Société de Nancy? Songez donc que ma voix serait plus effrayante pour eux que celle de Spinosa. J'ai un projet très raisonnable, c'est d'élever à la brochette une petite société particulière, très libre et tant soit peu libertine [81]; et sûrement il sera du nombre des officiers que nous élirons.»

Du reste, le gouverneur se désintéresse complètement de l'Académie; il va aux séances pour ne pas manquer au Roi, mais il y reste muet pour ne pas se manquer à lui-même; de sa vie, il ne se mêlera plus de rien de ce qui regarde cette société.

En attendant, il cherchait à se venger et ne ménageait pas les épigrammes à son ennemi. Un jour que le Roi venait, à la sollicitation de Menoux, d'accorder des pensions à plusieurs membres de la compagnie de Jésus, Tressan lui dit ironiquement: «Sire, Votre Majesté ne fera-t-elle rien pour la famille de ce pauvre Damiens, qui est dans la plus profonde misère?»

Ces querelles intestines nuisaient à la réputation de la Société royale et faisaient mal augurer de l'avenir; aussi publiait-on force épigrammes sur sa fin prochaine. En voici une entre mille:

Il va périr ce corps d'élite.

Husson le Franciscain [82],

Le goupillon en main,

Va lui donner de l'eau bénite.

A la suite des graves incidents qui s'étaient passés à Paris au moment de la représentation des Philosophes, il y eut un redoublement de haine entre les deux factions qui divisaient la Société; des deux côtés on ne cherchait que les occasions de se quereller et de soulever de scandaleuses discussions. La présence du Roi et de Mme de Boufflers n'arrêtait pas toujours les passions déchaînées.

La séance du 20 octobre 1760 fut une des plus orageuses. Le Roi y assistait ainsi que le chancelier, Mme de Boufflers et sa fille. L'Académie recevait ce jour-là trois nouveaux membres. L'un d'eux, le comte de Lucé, après avoir remercié ses nouveaux confrères, fit l'éloge de la philosophie et la vengea «des calomnies du cagotisme». Durival cadet prononça à son tour son discours de remerciement et lut un Essai sur l'infanterie. Tressan, en qualité de directeur, répondit aux récipiendaires, et il traita le même sujet brûlant que M. de Lucé; plus que lui encore il parla en faveur des philosophes.

On croyait la séance terminée et Stanislas se disposait à se lever quand le Père de Menoux, effrontément et au mépris des statuts de la Société, prit la parole et, s'adressant au roi, il parla «de manière insultante» de l'opinion de MM. de Lucé et de Tressan [83].

Le scandale fut grand. Plusieurs membres, indignés, demandèrent l'expulsion du Révérend Père.

Enfin, à force de prières, Stanislas parvint à calmer la fureur des combattants. Il exigea même une réconciliation immédiate et publique; pour satisfaire le Roi, les deux adversaires durent s'embrasser incontinent, ce qui, l'on peut le supposer, fut fait sans enthousiasme et plutôt du bout des dents.

Le Révérend Père de Menoux, malgré son hypocrite baiser, ne se tint pas pour battu. Il voulut à tout prix ruiner le crédit de son adversaire, et il employa dans ce but tous les moyens, même les moins délicats.

Après la fameuse séance dont nous venons de parler, il n'eut rien de plus pressé que de signaler à Marie Leczinska les doctrines soit disant irréligieuses professées par son ancien favori.

A cette nouvelle, Tressan indigné écrivait à M. de Solignac:

«Je suis bien fâché, mon cher confrère, que le Père de Menoux ait poussé la folie et la fureur jusqu'à la calomnie la plus claire et la plus odieuse. Il vient enfin de se démasquer aux yeux du Roi et de la Lorraine. Et que lui avons-nous fait, M. de Lucé et moi, pour l'engager à faire de pareilles horreurs?... Mon premier mouvement était de porter en droiture mes plaintes à Rome au Révérend Père général...»

La Reine, très émue, écrivit à son père pour lui signaler la conduite du comte et lui dire que si les reproches étaient fondés, elle ne voulait plus ni le voir ni entendre parler de lui: «Mon ami, ma fille est indignée contre vous, dit le roi à Tressan; il faut vous justifier ou vous retracter.»—«Je ne demande pas à Votre Majesté d'où part la calomnie, riposta le gouverneur, je saurai la confondre; mais s'il faut me rétracter, il ne m'en coûtera pas d'imiter Fénelon,» et il ajouta: «Je supplie Votre Majesté de se ressouvenir qu'il y avait trois mille moines à la procession de la Ligue et pas un philosophe.»

Il envoya aussitôt une copie de son discours à la Sorbonne et une autre à l'évêque de Toul, en sollicitant leur jugement.

L'évêque répondit en envoyant l'approbation la plus authentique, et la Sorbonne en fit autant.

La Reine, satisfaite, s'apaisa, mais elle recommanda à son père de veiller à l'avenir plus attentivement sur ses amis les gens de lettres.

Pendant que ces querelles prenaient fin, Mme de Boufflers se trouvait à Paris avec Panpan; tous deux s'étaient employés activement en faveur de leur ami. Dès que Tressan est rassuré sur son sort, il se hâte de les en aviser:

«A Bitche, ce 20 janvier 1761.

«Enfin, mon cher et aimable Pan, toutes mes maudites tracasseries sont finies et M. de la Vauguyon m'a écrit la lettre la plus tendre, et le père Bieganski [84] m'a écrit aussi une lettre très obligeante de la part de la Reine.

«Quelle horreur! Quelle complication de faussetés et de méchancetés! N'en parlons plus, tout est dit pour moi. Pour la Société de Nancy, je n'y remettrai les pieds de ma vie.

«Le pauvre abbé de Saint-Cyr excite mes respects quoique j'eusse lieu d'en être fort mécontent. Bien d'autres excitent ma pitié et un certain sentiment qui me rend mes rochers de Bitche plus aimables que les lieux où l'on est trahi, persiflé, et abandonné aux mouches.»

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