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Dernières Années de la Cour de Lunéville: Mme de Boufflers, ses enfants et ses amis

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CHAPITRE XII

Les voyages du Roi à Versailles.

Depuis que Tressan était arrivé en Lorraine, et en particulier à la suite des événements que nous avons racontés, son intimité avec le Roi n'avait fait que croître. La mort du duc Ossolinski avait contribué encore à nouer entre le monarque et le gouverneur des relations plus étroites. Stanislas voyait avec anxiété les vides se faire de plus en plus fréquents autour de lui et il sentait le besoin, pour éviter la solitude menaçante, de se créer des attachements nouveaux.

Les goûts littéraires et scientifiques de Tressan lui plaisaient infiniment; aussi ne négligeait-il aucune occasion d'attirer à sa Cour cet esprit distingué. Quand il lui écrivait, il le faisait toujours dans les termes les plus affectueux et sans rien dissimuler du plaisir qu'il éprouvait à le voir près de lui.

Il lui mandait, le 1er janvier 1757:

«Lunéville.

«Vous êtes toujours le très bien venu quand vous venez, et maudit quand vous ne venez pas. J'attendrai donc avec impatience votre arrivée pour lever la malédiction et bénir le jour par votre présence. Au reste, je vous souhaite, en vérité, pour cette année, plus de bonheur que vous ne sauriez désirer. Il est dû à votre mérite et à la part que j'y prends. Je suis de tout mon cœur votre très affectionné

«Stanislas, Roi.»

En 1758, Tressan, pressé par la nécessité, ayant sollicité une augmentation de traitement pour ses fonctions de maréchal des logis, le Roi lui mande [64]:

«Lunéville, 9 octobre 1758.

«Je ne fais réponse à la lettre que vous m'avez écrite que pour vous dire qu'il ne faut pas tant vous prévaloir de l'exemple que vous citez de la charge de maréchal-des-logis, dont je n'ai absolument pas besoin; mais comme j'ai beaucoup d'amitié pour vous, que j'ai besoin de votre attachement, et que je ne suis pas fort riche pour mettre un prix à une douceur si inestimable, ce que je vous ai assigné a été à proportion de mes facultés, à quoi j'ajoute encore mille francs du premier jour de l'année, en n'exigeant de vous autre chose, que de me voir autant que ma société vous sera agréable.

«Je vous embrasse de tout mon cœur.

«Stanislas, Roi.»

Maintenant, quand il se rend à Versailles voir sa bien-aimée Maryczka, Stanislas, qui a perdu son fidèle compagnon Ossolinski, le remplace souvent par Tressan. C'est ce qui a lieu en particulier en septembre 1759.

A ce moment, les difficultés politiques qui ont si gravement troublé la vie en Lorraine sont à peu près apaisées et on peut enfin prévoir une ère de calme et de tranquillité; aussi le Roi s'empresse-t-il de partir pour Versailles. Il emmène avec lui MM. de la Galaizière, de Lucé, et de Tressan; la situation pécuniaire de ce dernier est devenue si critique qu'il ne peut même plus nourrir ses chevaux ni ses gens; il se berce de l'espoir qu'avec l'aide du Roi il obtiendra du ministre quelque faveur.

A mesure qu'il vieillit, Stanislas fait à Versailles des voyages de plus en plus fréquents. Soit qu'il sente venir l'heure prochaine et inévitable de la séparation et qu'il veuille profiter de ses dernières années, soit qu'il sente que sa chère Maryczka a plus besoin que jamais de sa tendresse et de ses consolations, malgré son grand âge, il se rend régulièrement deux fois par an auprès de sa fille.

Il supporte allégrement le voyage, et s'il va moins vite qu'autrefois, c'est par égard pour ses compagnons, dont la santé s'accommode mal de ces déplacements rapides. Le Roi est encore si vigoureux que quand Marie Leczinska veut lui épargner cette route longue et fatigante par des temps trop rigoureux, il lui répond galamment que les saisons ne lui font rien, et que quand il s'agit de la venir voir il trouve toujours les chemins semés de fleurs.

Le cérémonial des voyages royaux est immuable. Les compagnons de route de Stanislas sont toujours les mêmes, M. de la Galaizière, M. de Thianges, M. de Lucé, Tressan ou le prince de Chimay. Le Roi voyage dans un vis-à-vis avec un de ses courtisans; les autres suivent dans une seconde voiture.

Stanislas est toujours précédé d'un officier de la bouche et d'un surtout, qui marchent en poste devant lui. Chaque jour il dit à quel endroit il veut dîner le lendemain; le surtout part avec l'officier et va coucher au lieu indiqué, de façon que quand le Roi arrive il trouve son dîner tout prêt dans une auberge, à l'heure qu'il a ordonné, non seulement pour lui, mais encore pour sa suite.

D'ordinaire, Stanislas couche à Jarry, maison de campagne de l'évêque de Châlons, et le second jour à Luzancy, chez son cher ami le comte de Bercheny.

A Versailles, il s'installe à Trianon, qu'on lui a une fois pour toutes réservé; mais dans la journée il reste près de sa fille, qu'il quitte le moins possible; il occupe dans le château l'appartement du prince de Clermont. C'est la Reine qui lui donne à dîner.

Stanislas n'a rien changé à ses vieilles habitudes d'autrefois et sa vie est toujours réglée de la même façon. Il se lève à cinq heures et se couche à dix heures au plus tard; il dîne copieusement, mais ne soupe pas. Plusieurs fois par jour on le voit fumer sa pipe.

Sa santé paraît toujours excellente et son esprit est aussi gai qu'à l'ordinaire; malheureusement il commence à ressentir quelques-unes des infirmités de la vieillesse; il marche difficilement et sa vue s'affaiblit, ce qui le prive de bien des distractions qui lui étaient chères: Il ne peut presque plus lire; il a dû renoncer à la peinture; quant à la musique, il l'entend toujours volontiers, mais il jouait de la flûte et il a dû y renoncer.

Le Roi a toujours eu un goût marqué pour les arts et les sciences; toutes les nouvelles découvertes ont le don de le passionner et, dès que son arrivée est connue, on est sûr de voir accourir à Trianon tout un défilé d'inventeurs qui viennent lui soumettre leurs découvertes plus ou moins extraordinaires.

Un jour, c'est un sieur Bonnel, teinturier à Dieppe, qui a inventé un appareil de sauvetage, très utile aussi pour passer les rivières sans danger. «Il se compose d'une espèce de cuirasse formée de plusieurs morceaux de liège cousus ensemble avec du fil goudronné, et qui entoure le corps par devant et par derrière, depuis le col jusqu'aux hanches.»

Un autre jour c'est un sieur Grossin qui a imaginé un procédé du même genre. «Ce sont des tablettes de liège attachées les unes au-dessus des autres avec des morceaux de cuir cousus avec du fil goudronné; les tablettes couvrent l'estomac par devant et l'entre-deux des épaules par derrière.» L'inventeur prétend que l'eau maintenant les tablettes horizontales, on peut se tenir debout sans aucun risque et avancer par le moyen des mains.

Une autre fois on présente au Roi un modèle de remorqueur destiné à traîner sur une rivière tout un train de bateaux chargés. Puis un inventeur a imaginé de peindre le verre de telle façon qu'il imite ainsi le marbre à s'y méprendre, etc., etc.

Pendant que le Roi occupe ses loisirs de Versailles en examinant les découvertes les plus bizarres, Mme de Boufflers, suivant son habitude pendant les absences du monarque, fait une saison à Plombières; comme elle redoute l'ennui par-dessus tout, elle s'est fait accompagner de ses enfants et aussi de ses inséparables amis Panpan et l'abbé Porquet.

Avant de quitter la Lorraine, l'amoureux Tressan lui a écrit une longue épître; il est plus épris que jamais, et malgré le peu de succès de ses déclarations enflammées, il s'efforce toujours de faire l'aimable, et de gagner par d'agréables facéties les bonnes grâces de la noble dame.

«La Malgrange, ce vendredi.

«J'ai bien exécuté la commission dont la Reine de mes pensées m'a honoré; j'ai baisé les deux mains du Roi et je donnerais Marichou pour pouvoir faire ce dont ce prince m'a chargé.

«Je pars demain à la suite; je tâcherais de le tenir gaillard et de lui plaire. C'est en vérité tout ce que j'espère de mon voyage.

«Sur la réponse de... j'ai écrit au Maréchal pour avoir un ordre de toucher cette somme sur mes appointements. Mes chevaux seront vendus ou j'en ferai faire un pâté pour nourrir mes gens cet hiver.

«Mais voyez comment cette belle dame est bonne de penser à toutes les petites affaires du Tressanius! Il est encore bien plus honnête à elle de me regretter. Ah! madame! avec quel transport de joie j'aurais sondé avec vous la profondeur du foyer des eaux de Plombières! Comme nous aurions bien discuté, pesé, calculé analysé tous les phénomènes qui se rassemblent pour vous échauffer le bout du doigt quand vous vous y faites donner la douche!

«Je crois avoir lu dans Scaliger ou dans Grævius que la nymphe Egia s'étant mise en colère contre Tuceneia, sa femme de chambre, qui avait mis de l'eau presque bouillante dans son bidet, elle renversa le tout d'un coup de pied. Les dieux ne font rien en vain. Cette eau se multiplia encore mieux que la source que fit jaillir Moschus; elle prit son cours vers le vallon que vous habitez, et voilà, disent ces habiles commentateurs, l'origine la plus sûre des eaux de Plombières.

«Laissez-les donc refroidir, madame, qu'elles puissent ne vous causer qu'une sensation douce et même agréable! Que ne puis-je m'y baigner auprès de vous! vous y voir baigner! vous baigner! et d'encore en encore...

«Monsieur l'abbé, prenez garde à vous! le moindre petit degré de chaleur de plus dans votre existence vous changerait en salamandre, et dans votre état, il faut quelquefois être carpe.

«Cher Panpan, ne craignez point ce feu liquide qui ne peut embraser votre maison, ni changer Popole en statue de sel.

«Aimez-moi tous les trois, plaignez-moi de n'être pas avec vous; j'écrirai de Versailles bien exactement, et si vous voulez rafraîchir mon foie desséché par votre absence, écrivez un peu au Tressanius, qui recevra vos lettres comme le chasseur de Lybie étendu sur l'arène brûlante ouvre son sein au vent du nord.....

«Mme de Tressan et Marichou prient bien tendrement Mme la marquise d'être bien persuadée qu'elles sont pénétrées des marques de bonté et d'amitié dont elle les a comblées.

«Avouez qu'il faut être bien épris pour écrire si longtemps avec une aussi mauvaise plume et de si mauvais papier. Épris, c'est le mot; ce sera toujours mon état auprès de vous. Tout ce qui m'en afflige, c'est que la plus aimable de mes amies n'ait jamais goûté un instant tout le plaisir que cet état m'a donné, me donne et me donnera.

«Il faudra m'écrire à Versailles chez le duc de la Vauguyon et surtout me mander la marche de la dame de mes pensées».

Soit que la vie de Plombières lui donne des loisirs, soit que l'éloignement la rende moins cruelle, Mme de Boufflers répond très aimablement à son correspondant; elle paraît même s'intéresser à son sort; entre temps, elle lui donne des nouvelles de leurs amis communs:

«Plombières, lundi.

«Vous avez beau dire, mon cher Tressanius, Mme Baron est très aimable et Mlle Baron est belle; Panpan dit aussi que M. Baron est beau, et il faut l'en croire. Vous êtes assez aimable de m'avoir écrit, car personne ne s'en avise; mais vous le serez davantage quand vous me manderez des nouvelles.

«Je ne saurais croire que vous ne tirez aucun fruit de votre voyage. Avez-vous vendu vos chevaux, et le roi de Prusse est-il aussi écrasé que nous le désirons? Tous les Anglais sont-ils pendus ou noyés?

«C'est ce que nous ne savons pas.

«Tenez-vous compagnie assidue au Roi, ainsi que vous me l'avez promis? Baisez-lui les mains pour moi; parlez-lui de mon attachement, de mon ennui de ne pas le voir et de mon regret de l'avoir quitté huit jours trop tôt.

«Je meurs d'envie de vous revoir tous; vous me retrouverez sous les arbres de la Malgrange et peut-être plus loin. Mandez-moi comment vont les affaires de M. de la Galaizière. Je hais bien les violences et je désire de tout mon cœur que tout se pacifie.

«Panpan vous embrasse et vous respecte de tout son cœur. Voici des vers de l'abbé pour une jolie femme d'ici qui lui en a demandé!»

Le premier jour que je la vis, j'aperçus sa beauté,

Mais je n'aperçus qu'elle;

Et le jour que je l'entendis,

Je la trouvai bien plus que belle;

J'admirai son esprit, je louai ses attraits,

Sans penser que mon âme en serait enflammée.

Si j'avais su d'abord combien je l'aimerais,

Je ne l'aurais jamais aimée [65]!

Après son séjour habituel auprès de sa fille, Stanislas reprend la route de la Lorraine, avec ses compagnons. Suivant son habitude, il s'arrête chez la marquise de Mauconseil, dans sa superbe propriété du Bois de Boulogne qu'on appelle Bagatelle.

Mme de Mauconseil avait été dame d'atours de la reine Opalinska; Stanislas avait pour elle beaucoup de bontés, et il ne manquait jamais, à chacun de ses voyages, de prendre un repas chez elle.

La marquise, flattée d'un si grand honneur, ne se borne pas à offrir à dîner au roi, elle organise toujours des surprises, quelquefois de véritables fêtes champêtres avec compliments en prose, en vers, musique, comédie, etc.

Le roi de Pologne arrive généralement vers dix heures du matin. Après un compliment de circonstance, l'on se met à table et l'on sert un dîner fort recherché et de très bonne mine. Pendant le repas, des musiciens et des musiciennes chantent des chansons à la louange du monarque.

Toute la société se rend ensuite dans le parc pour prendre le café, et alors l'on offre au Roi les attractions les plus variées; tantôt on joue devant lui un petit acte d'opéra, tantôt on le promène dans une foire de village où se trouvent réunis tous les divertissements usités en pareille occurrence, tantôt on le fait pénétrer dans un petit cabinet de verdure avec cette enseigne: «Au grand café de Bagatelle», et deux jeunes filles, agréablement costumées, viennent servir le noble invité; tantôt il y a des marionnettes. Le tout est accompagné de danses, de chants, de musique, et de couplets en l'honneur du prince.

Puis toute la société et tous les acteurs accompagnent le Roi jusqu'à son carrosse, et il part pour Luzancy, où il s'arrête toujours pour coucher.

Cette bonne marquise de Mauconseil, si dévouée à Stanislas, fut un des exemples les plus frappants des extravagances et de la mobilité de la mode à la fin du dix-huitième siècle, et il serait vraiment dommage de ne pas rappeler les mésaventures qui lui advinrent. Un beau jour, Mme de Mauconseil tomba malade assez gravement, et sa fille, Mme d'Hénin, très inquiète à juste titre, vint s'installer près d'elle. Mais Mme d'Hénin était fort à la mode; sa piété filiale souleva un enthousiasme général et ses amies les plus intimes réclamèrent le droit de lui venir en aide et de veiller elles aussi la malade à tour de rôle; on vit donc camper sur des lits de sangle, dans les salons qui précédaient la chambre, Mmes de Turenne, de Poix, de Tessé, de Lauzun, de Bayes, de Brancas, etc.; on trouvait dans tous les coins des bonnets, des corsets, des sachets, des sultans, des flacons, des mantilles, des pantoufles, etc. Ces dames avaient amené leurs femmes, qui couchaient dans la seconde antichambre, sur des canapés; quant à la première antichambre, elle était occupée par des valets de la maison, qui dormaient sur des banquettes.

Cependant les amies de ces dames s'enflammèrent à leur tour, et douze ou quinze femmes sensibles vinrent s'établir dans la galerie de tableaux, où elles couchèrent sur des bergères, des sophas, des coussins ou des tapis. Les parents, les amis, les maris, les amants affluèrent; on passait les nuits à jouer dans ce vaste dortoir, où les plus grandes dames étaient rangées sur des malles, des coffres, des tapis roulés et même sur des meubles de garde-robe recouverts de leurs sarreaux de toile de Perse.

Bien entendu, dans la salle à manger, la table était mise en permanence, chacun apportait des victuailles, et c'était une odeur de comestibles à ne pas tenir dans la maison.

Les personnes les plus favorisées jouaient au loto dans la chambre de la malade.

Malgré tout, la marquise s'en tira, et l'on célébra sa guérison par une comédie champêtre et toutes sortes d'extravagances.

Six mois après, Mme de Mauconseil retomba malade. Personne n'y prit garde, elle avait cessé d'être à la mode. L'on n'apprit sa mort que par le billet d'enterrement.

Les voyages du Roi ne se passaient pas toujours sans encombre. En 1757, pendant la route, il arriva un accident qui aurait pu être fort grave. Stanislas n'adorait pas seulement les inventions nouvelles, il avait aussi la manie de les expérimenter; il avait imaginé une voiture à trois roues dont il attendait merveille et, bien que Mme de Boufflers eût essayé de l'en détourner, il avait absolument voulu en faire l'essai lui-même. A l'aller, tout se passa bien et le Roi était ravi, mais au retour il n'en fut pas de même. En approchant de Saint-Dizier, le postillon ayant voulu tourner trop court, la voiture et le cheval de brancard furent renversés sur le côté gauche; MM. de la Galaizière, de Lucé et de Tressan, qui se trouvaient dans le carrosse de suite, accoururent au secours du roi et leur effroi fut grand en trouvant Stanislas immobile, muet et comme s'il était inanimé; sa tête était cachée dans la voiture et on ne voyait que son dos couvert de débris de glaces. On ne savait comment le retirer de cette situation périlleuse lorsqu'il s'écria enfin: «Ce n'est rien!» Mais il eut le bon esprit de rester immobile jusqu'à ce que tous les morceaux de glace qui pouvaient le blesser eussent été enlevés. Enfin, après bien des efforts, on put le retirer par la portière de droite. Il était sain et sauf, très calme, et, pour bien montrer qu'il n'avait aucun mal, il fit une longue marche à pied pendant qu'on relevait la voiture et qu'on la réparait. Son chien Griffon, qui était avec lui dans le carrosse, ne fut pas moins heureux et s'en tira sans la moindre blessure.

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