Dernières Années de la Cour de Lunéville: Mme de Boufflers, ses enfants et ses amis
CHAPITRE PREMIER
1750
La Cour de Lunéville en 1750.—Le carnaval.—Fête à la Mission.—La société de Mme de Boufflers.—Le comte de Bercheny et sa famille.
Après les événements tragiques survenus à Lunéville dans les derniers jours de l'année 1749, la cour resta morne et désemparée et pendant quelque temps sous une impression de tristesse que rien ne pouvait dissiper [2]. Tous les esprits étaient hantés de pénibles souvenirs et le Roi plus que tout autre se montrait inconsolable. La mort de Mme du Châtelet et le départ de Voltaire le privaient de ses plaisirs les plus vifs, du charme qu'il trouvait dans un commerce journalier avec des esprits supérieurs, éminemment aimables et distingués.
Dans son chagrin profond Stanislas s'isolait et fuyait ses courtisans les plus chers; il ne voulait plus d'autre société que son chien Griffon, son singe, et le cher Bébé dont les facéties de mauvais goût avaient seules encore le don de le distraire.
C'est alors qu'on composa ce distique railleur:
Voilà les trois jouets d'un Roi cher au Lorrain,
Griffon, son chien, son singe, avec Bébé, son nain.
Mais un monarque n'est pas fait pour s'éterniser dans la douleur, il fallait réagir.
Tout le monde donc à la Cour se met en frais pour occuper Stanislas et le détourner de ses pensées amères; Mme de Boufflers plus que tout autre cherche à l'amuser et, bien qu'elle soit elle-même assombrie par la perte d'une amie très chère, elle fait violence à ses sentiments intimes.
Bientôt la vie reprend son cours et dans le désir de lutter contre des tristesses trop légitimes, on se laisse presque emporter au delà du but; il semble qu'une véritable rage de plaisirs se soit emparée à cette époque de la cour de Lorraine.
A Lunéville, à Nancy, à Commercy, à la Malgrange, partout où réside le roi, on n'entend parler que de fêtes et de réjouissances de toutes sortes. Le carnaval de 1750 est particulièrement brillant.
Stanislas s'est installé à Nancy, à l'Intendance, et il s'est fait accompagner de sa musique; tous les jours, il y a concert, assemblée, redoute, comédie, etc. On a construit une nouvelle salle de spectacle, et c'est la troupe de Nancy qui en a la primeur. On joue la Servante justifiée et Cénie, la pièce nouvelle que Mme de Graffigny vient de faire représenter à Paris avec un succès étourdissant. Bébé danse deux fois sur le théâtre, et il est couvert d'applaudissements.
Lunéville n'est pas moins bien partagée. Stanislas y fait venir les comédiens italiens appelés bouffons; le 18 mai ils donnent devant le Roi le Joueur et la Serva padrona. Les deux principaux interprètes sont Manelli et la demoiselle Tonnelli; leurs mérites réciproques soulèvent des discussions sans nombre.
Les soupers, les bals masqués, les représentations dramatiques se succèdent sans interruption; on n'a pas un instant de repos. Toute l'ancienne «troupe de qualité» qui, sous la direction de Voltaire, a si bien interprété autrefois les pièces du répertoire, est de nouveau mise en réquisition; cette fois c'est Mme de Boufflers elle-même qui paie de sa personne et se transforme en impresario; non seulement elle dirige les répétitions avec un zèle que rien ne peut lasser, mais elle monte sur les planches et charme tout l'auditoire par la finesse de son jeu. Sous sa direction on joue les Femmes savantes, Nanine, la Femme qui a raison, le Double Veuvage, etc., etc. On peut se croire revenu aux plus beaux jours de l'année 1749.
L'arrivée à Lunéville de quelques animaux étranges et presque inconnus dans la région vient encore occuper la cour. Chaque jour le Roi et ses courtisans vont visiter une ménagerie installée sur une des places de la ville et s'extasier devant un chameau, un dromadaire, un lion qu'un industriel promène de ville en ville. Mais l'animal qui soulève la plus vive curiosité est «un rhinocéros femelle», âgé de dix mois, qui à tous semble presque fabuleux. On ne se lasse pas de l'admirer.
Il ne faut pas cependant que la marquise se croie seule le droit de distraire le monarque; le Père de Menoux revendique sa part dans ce rôle flatteur et il ne déploie pas moins de zèle que la favorite.
De tous temps, du reste, l'habile jésuite et ses confrères de Nancy ont saisi toutes les occasions de faire leur cour au prince, et lors de ses séjours à la Malgrange, ils se sont toujours efforcés de l'attirer à la Mission et de le charmer par des représentations dramatiques, des chants, des repas somptueux, voire même des illuminations et des feux d'artifice.
En 1750, le Père de Menoux décide d'ériger dans la salle basse du couvent un buste en marbre de son pénitent et bienfaiteur. Naturellement l'inauguration de ce buste sert de prétexte à une grande fête. Non seulement Stanislas daigne l'honorer de sa présence, mais il pousse la condescendance jusqu'à présider la table des Révérends Pères.
L'occasion était belle pour accabler le monarque de compliments hyperboliques et l'on n'y manqua pas.
Avant le dîner, le Père Leslie récite une ode de sa composition où il rappelle «habilement» tous les bienfaits que la Lorraine doit au roi de Pologne. La pièce est pitoyable et d'une longueur démesurée, mais il serait cependant dommage de n'en pas citer quelques strophes, quand ce ne serait que pour montrer jusqu'à quel degré peut aller la flagornerie humaine.
Ainsi Rome, en Héros féconde,
Dans ses Temples, sur ses Autels,
Jadis pour l'exemple du monde
Consacrait leurs traits immortels.
Des Grands Hommes, des vrais Monarques,
Ces monuments vainqueurs des Parques
Rappeloient les noms, les vertus.
A ces héroïques modèles
L'univers dut les Marc-Aurèles,
Les Antonins et les Titus.
Telle, d'un Héros sage et juste,
De siècle en siècle la bonté,
Revivant dans ce marbre auguste,
Instruira la postérité.
Là les Grands apprendront à l'être,
Les Peuples à les reconnoître,
A les juger par leurs bienfaits,
A n'apprécier leur mérite,
Ni par leur rang, ni par leur suite,
Mais par les heureux qu'ils ont faits.
Marbre chéri, durable Image
D'un Prince mieux peint dans nos cœurs,
Avec son Portrait, d'âge en âge,
Transmets ses sentimens, ses mœurs,
Ses vertus, son esprit sublime,
Son cœur vrai, tendre, magnanime,
Son air, ses grâces, sa bonté.
Que leur alliance adorable
Offre l'homme le plus aimable
Dans le Roi le plus respecté!
Qu'il vive, Grand Dieu, pour ta gloire,
Ce Roi donné pour ton amour,
Qu'il vive autant que la mémoire
De ses bienfaits en ce séjour!
Conserve pour nous, pour toi-même,
A l'État un Maître qui l'aime,
Aux Autels l'appui de la Foi,
Aux malheureux un tendre père,
Aux Beaux-Arts un dieu tutélaire,
A tous ses sujets un bon Roi!
Leslie, J.
Quand les applaudissements que méritait un si remarquable morceau se furent un peu calmés, le buste du Roi fut couronné de lauriers par le Père de Menoux lui-même et orné de rubans de diverses couleurs. Au dessert, le Révérend débita un dialogue de circonstance dont les principaux traits se rapportaient à la statue; puis on récita des compliments, des vers, des stances; enfin un Jésuite doué d'une belle voix chanta une petite chanson paysanne où, sous une forme familière, l'on rappelait tous les bienfaits du Roi; le refrain était repris en chœur par toute l'assistance.
Pendant que les excellents Pères chantaient ses louanges à tue-tête, Stanislas se pâmait d'aise et il ne cessait de s'extasier sur le bon goût de ses hôtes et leur esprit d'à-propos.
Des illuminations et un brillant feu d'artifice terminèrent dignement cette belle fête. Le Roi se retira ravi.
Avant de continuer notre récit et pour la clarté des événements qui vont suivre, il nous paraît utile de tracer une légère esquisse de la Cour en 1750. Rappelons rapidement quels en sont les principaux personnages, ceux qui gravitent autour du Roi et de la favorite; nous dirons aussi quelques mots des nouveaux venus, de ceux que les hasards des circonstances vont appeler à y jouer un rôle.
Les familiers du château sont toujours les mêmes et nous les connaissons tous: le duc et la duchesse Ossolinski, la princesse de Talmont, la comtesse de Lutzelbourg, M. et Mme de la Galaizière, le comte de Croix, le chevalier de Listenay, M. de Lucé, le marquis du Châtelet, son fils M. de Lomont, Solignac, le Père de Menoux, M. et Mme Héré, M. et Mme Alliot, Durival, etc. Mais c'est toujours la famille de Beauvau qui tient le premier rang; Mme de Boufflers règne plus que jamais sur le cœur du vieux Roi et le retour de ses parents en Lorraine n'a fait qu'accroître son crédit [3]. Depuis que le prince et la princesse de Craon sont installés dans leur royale résidence d'Haroué, il n'y a sorte de politesses, d'avances que le Roi ne leur fasse. Il va les voir, il les attire à Lunéville, il paraît trouver dans leur société un charme infini [4]. M. et Mme de Craon n'ignorent nullement le rôle que remplit leur fille auprès de Stanislas, mais ils ne paraissent s'en soucier en aucune façon; ils viennent sans cesse à la Cour, et s'y montrent aussi parfaitement à leur aise qu'il est possible; ils jouissent sans scrupule, et pour eux et pour les leurs, du crédit de Mme de Boufflers. Ainsi sont les mœurs du temps.
La marquise n'a pas seulement auprès d'elle son père et sa mère; son frère, le prince de Beauvau, habite presque constamment la Lorraine depuis que ses parents y sont revenus; ils ne fait plus à Versailles que les séjours strictement obligatoires. Les sœurs de Mme de Boufflers, la maréchale de Mirepoix, la princesse de Chimay, la belle comtesse de Bassompierre, ses nièces de Cambis et de Chimay, sont également presque toujours à Lunéville ou à Haroué, tant et si bien que la famille de la favorite finit par former la société presque exclusive du Roi. Mme de Bassompierre, en particulier, ne quitte jamais sa sœur et elle jouit également de la plus grande faveur. Bien que d'une santé délicate qui l'oblige à de grands ménagements, elle supporte ses souffrances avec beaucoup de douceur et une grande égalité d'humeur.
Stanislas ne cesse de donner à tous les membres de cette heureuse famille des marques de sa bienveillance. En 1751, M. de Craon ayant eu des besoins d'argent, le Roi lui acheta son hôtel de Nancy pour 70,000 livres; tel était du moins le prix porté sur le contrat; mais le prince reçut de la main à la main une somme supplémentaire de 60,000 livres.
Contrairement aux usages de l'époque, la marquise n'a pas consenti à se séparer de ses enfants; elle les a gardés près d'elle et elle se montre excellente mère, très tendre, très attentive. Bien qu'encore fort jeunes, ils commencent à se montrer à la Cour et on les voit peu à peu figurer dans toutes les réunions intimes. Stanislas, avec sa bonté ordinaire, leur fait grand accueil et les comble de cadeaux. La gaîté et la gentillesse de la «divine mignonne», surnom flatteur que les courtisans ont décerné à Mlle de Boufflers, sont particulièrement appréciées.
Si le crédit de la favorite n'a pas diminué, celui de son ancien ennemi, le Père de Menoux, n'a pas subi non plus d'altération, et il brille toujours du même éclat.
Cependant la situation réciproque des deux adversaires a subi des modifications profondes. Après bien des péripéties, bien des luttes épiques, le jésuite et la maîtresse, se voyant impuissants à s'évincer l'un l'autre, ont fini par où ils auraient dû commencer, par vivre à peu près d'accord, chacun se bornant à sa spécialité et restant jalousement cantonné sur son terrain. Le jésuite, satisfait de conserver son influence, ne cherche plus à en abuser et il ne prétend plus à l'omnipotence; il ferme les yeux sur Mme de Boufflers, la laissant en paisible jouissance d'une situation acquise. La marquise, de son côté, toujours fine et habile, évite avec soin des querelles qui pourraient lui coûter cher. A mesure que Stanislas vieillit, en effet, il montre un détachement de plus en plus marqué pour les biens terrestres; par contre il paraît s'attacher davantage aux récompenses futures. Le rôle du confesseur est donc devenu plus facile à mesure que celui de la maîtresse devient plus délicat.
La vie de la Cour n'a pas changé; dans la journée on chasse, on se promène, on sort à cheval ou en carrosse, on consacre des heures entières au trictrac, à la comète; la marquise peint ou joue de la harpe devant le Roi; on assiste à des concerts, à des représentations dramatiques. Le soir on se réunit, comme par le passé, chez la favorite, on fait de la musique, des lectures attrayantes, on rime à tort et à travers, on se livre aux douceurs de la conversation, et les heures s'envolent. A dix heures, le Roi, immuable dans ses habitudes, se retire dans ses appartements.
Stanislas continue à avoir une grande représentation et les deux millions qu'il reçoit de la France y suffisent à peine. Chaque mois M. de la Galaizière fait payer au trésorier du Roi, M. Alliot, 166,666 livres.
La dépense mensuelle, y compris les gardes du corps, les cadets, les suisses, les appointements de toute la maison, la bouche, l'écurie, la musique, la vénerie, les bâtiments, les aumônes, les pensions, en un mot toutes les dépenses ordinaires, s'élève à 140,000 livres.
Depuis la mort de la Reine, la bouche a considérablement augmenté. La table, qui n'était autrefois que de seize couverts, est maintenant de vingt-cinq. Aussi la dépense monte-t-elle, non compris le vin et le gibier, à plus de 30,000 livres par mois.
Si Mme de Boufflers n'a presque pas changé au physique, elle n'a pas davantage changé au moral; son cœur est toujours aussi jeune, il éprouve le même besoin d'aimer, et moins que jamais il peut s'accommoder de la solitude. Le vicomte d'Adhémar, après tant d'autres, a été oublié. La marquise s'est prise d'une belle passion pour le comte de Croix, un des plus brillants seigneurs de la Cour, aimable, spirituel et du meilleur ton; «il est aussi connu par la noblesse de son caractère que par les grâces qui accompagnent ses actions»; pour le moment, c'est lui qui est l'heureux élu. Il semble même que son règne ait été moins éphémère que celui de ses prédécesseurs.
Mais l'amour dans le cœur de l'aimable femme ne fait pas de tort à l'amitié; elle est restée fidèle à ses vieux amis: Panpan et l'abbé Porquet font plus que jamais partie de son petit cercle intime; pas de jour où elle ne passe avec eux de longues heures.
Quant à Saint-Lambert, il a fait comme Voltaire; après la mort de Mme du Châtelet, il a fui Lunéville et il n'y revient plus qu'à d'assez rares intervalles. C'est à Nancy qu'il a établi sa résidence; mais comme il est plein de confiance en lui et que la Lorraine lui paraît un champ bien restreint pour ses mérites, il se rend fréquemment à Paris, où ses tristes aventures lui ont attiré plus de réputation que ses meilleurs poèmes. Il est accueilli d'abord avec curiosité, puis bientôt recherché par toute la société. Nous l'y retrouverons dans quelques années.
La marquise n'a pas renoncé à ses goûts littéraires, elle «taquine toujours la muse» et, comme autrefois, elle compose en se jouant, dans ses heures de loisir, des chansons qui ne manquent pas de mérite. Mais combien différentes des productions de sa jeunesse! Il semble qu'elle soit déjà arrivée à l'heure du désenchantement, et que, l'âge aidant, elle commence à mieux comprendre la vanité des choses de ce monde. La mort de sa meilleure amie a été pour elle un grand enseignement, elle en a gardé au cœur une tristesse qu'elle ne peut surmonter. Malgré elle, elle revoit sans cesse ces heures lugubres du mois de septembre 1749. Tout ce qui coule de sa plume subit maintenant l'influence de ce changement d'idées et ses poésies fugitives, autrefois si mordantes et si gaies, sont agrémentées d'une pointe de philosophie morose qui, loin de les priver de leur charme, leur donne une incontestable saveur.
Elle se laisse aller sans cesse à de mélancoliques réflexions. N'écrit-elle pas un jour cette chanson désabusée:
Chanson
Air: Votre cœur aimable.
L'homme est né pour la tristesse,
Son état est la douleur.
Esclaves de la faiblesse,
Tyrannisés par l'erreur,
Nous nous égarons sans cesse
Pour arriver au malheur.
La vanité de la vie et des biens de ce monde est devenue le thème ordinaire de ses méditations. C'est une pensée désespérante qui la hante et qu'on retrouve à chaque instant sous sa plume:
Chanson
Air: Quand vous entendrez le doux zéphyr.
Pour un instant,
On sort du néant,
Et dès qu'on vit, on est las de vivre;
On hait son sort
Et l'on craint la mort
Sans estimer la vie.
Dieu tout-puissant,
Qu'on dit bienfaisant,
Tous les mortels pleurent de vos présents;
Et soit qu'ils meurent
Ou qu'ils demeurent
Tous sont mécontents.
Rien n'est un bien,
Le passé n'est rien,
Et le présent passe comme un songe;
De l'avenir
Ne crois pas jouir,
L'espoir est un mensonge.
Panpan, lui non plus, n'a pas renoncé au culte des muses, mais quand il rime, c'est toujours en l'honneur de la divine marquise. Chaque année il compose pour sa fête un bouquet qu'il vient lui débiter en grande cérémonie. En 1750, il écrit pour elle ce couplet:
Sur l'air: Ton humeur, Catherine.
C'est votre fête, Thémire.
Pourquoi cet air glacial?
Tout reconnaît votre empire,
L'amour même est mon rival.
Ce dieu, malgré cette mine
Dont sont obscurcis vos traits,
Ce dieu qui vous examine
Applaudit à vos attraits.
Il arrive, à tire d'ailes,
Chômer ce jour avec nous;
Il rit, vous voyant si belle,
Son triomphe en est plus doux.
Sur nous sa victoire est sûre.
Il vous donne, au lieu de fleurs,
De sa mère la ceinture,
Son carquois et tous les cœurs.
Le cher abbé Porquet, toujours jeune et sémillant, n'entend pas être en reste de galanterie: lui aussi consacre ses loisirs à décocher d'aimables flatteries à la mère de son élève:
D'Églé sur tous les cœurs si l'empire s'étend,
Dit un jour la reine de Gnide,
C'est de moi seule qu'il dépend;
Qu'on la regarde et qu'on décide.
C'est, répliqua Minerve, un effet de mes soins;
Qu'on l'écoute et puis qu'on prononce.
Du débat les Grâces témoins
Aux deux divinités firent cette réponse:
Déesses, terminez des discours superflus;
Églé vous doit beaucoup, mais nous doit encore plus;
Tout ce qu'en sa faveur votre amour n'a pu faire,
A vos bienfaits nous l'avons ajouté;
Vous donnez, il est vrai, l'esprit et la beauté,
Mais c'est par nous que vos dons savent plaire.
Panpan et Porquet ne sont pas les seuls à chanter la grâce souveraine et l'irrésistible charme de Mme de Boufflers. La «divine marquise» est l'unique et éternel sujet des poètes de la cour.
L'un d'eux lui adresse ce songe:
A Mme de Boufflers
Dans mon sommeil j'ai cru suivre les traces
D'un jeune enfant aux rives de Paphos;
Il m'a conduit dans le Temple des Grâces,
Et sur l'Autel il a gravé ces mots:
«Églé paroît, c'est assez, elle enchante,
Sur le secours de ses heureux talens;
En l'écoutant on dit: Qu'elle est charmante!
Elle a de trop tous les traits du Printemps.
Églé ne veut ni briller ni séduire
Par son esprit, par toute sa gaîté;
Elle vous plaît comme une autre respire;
On n'aperçoit jamais sa vanité.
Cessons, dit-il, Églé toujours nouvelle
Est le sujet de mille heureux portraits;
Il faut avoir presque autant d'esprit qu'elle,
Pour définir tout ce qu'elle a d'attraits.»
En 1750 le bruit se répand que la noble dame, sous l'influence des souvenirs qui l'oppressent, songe à son salut, qu'elle parle de pénitence, d'austérités; ce langage si nouveau bouleverse toute la Cour et M. de Lucé se fait l'interprète de l'émoi général en la détournant d'un excès de zèle si fâcheux, et en la suppliant de «continuer à faire des heureux». Chacun ne gagne-t-il pas le ciel à sa manière, et celle qu'elle a adoptée n'est-elle pas en somme la plus facile et la plus agréable?
C'est le jour de la Sainte-Catherine que le galant Lucé dépose aux pieds de la marquise ce bouquet, un peu vif assurément, mais d'un tour fort plaisant.
Votre patronne fut, dit-on,
Vierge, philosophe et martyre;
Croyez-le, et n'allez pas en rire,
Baillet en est la caution.
Elle eut ces vertus incroyables,
Sublimes, inassociables,
Qu'en ses élus jadis Dieu voulut réunir,
Afin d'avoir à nous offrir
Des modèles inimitables.
Ce même Dieu, pour nous punir
De voir, de penser, de jouir
Et d'oser être raisonnables,
Nous a privés de ces biens ineffables;
Et ne nous a laissé dans son juste courroux,
Pour consoler notre misère,
Que le don d'être heureux, et ce désir d'en faire
Que nous adorons tous en vous.
Depuis ce tems la sainteté
Devint de jour en jour plus simple et plus facile;
D'un ton, de jour en jour, on baissa l'Evangile,
Pour l'ajuster à la fragilité
De notre faible humanité.
Dans notre siècle, enfin, il n'est plus de miracles,
On n'entend plus tonner d'oracles,
Et vous seule en rendez à ce peuple d'amans
Qui vient admirer, sur vos traces,
L'esprit qui pare les talens,
La beauté qu'animent les grâces.
Je sais que de cette façon
Avec bien moins de gloire, et bien moins de renom,
On arrive au céleste dôme:
Mais pourvu qu'on entre en Sion,
Qu'importe que ce soit en suivant S. Platon,
Le grand S. Bayle, ou l'ardent S. Jérôme?
Tous ces chemins mènent à Rome.
Puisque nous avons à choisir
Pour nous sauver, embrassons la méthode
La plus simple, la plus commode,
La plus faite pour réussir.
L'ambition insatiable,
Dans le grand œuvre du Salut,
Trop souvent fait manquer le but,
Et devient un excès coupable.
On doit craindre de s'égarer
Par un débordement de zèle:
L'humble seul ne sauroit errer.
Vous pensez, vous sentez, vous serez toujours belle;
Irez-vous nuit et jour vous en désespérer?
Non, non. Sentez, pensez, songez à plaire:
Mais vous plaisez sans y songer.
Vivez donc, n'allez pas tristement vous plonger
Dans les détails de l'éternelle affaire,
Dont le très haut daigna charger
Un angélique et prudent émissaire,
Qui sans vous saura l'arranger.
Comme à l'ordinaire, la cour de Lunéville ne manque pas de visiteurs; leur présence charme le Roi, qui les accueille toujours avec grand plaisir.
La princesse de la Roche-sur-Yon, fidèle à ses habitudes, arrive en Lorraine au mois de mai 1750 et elle partage son été entre Plombières et Lunéville. Stanislas, bien qu'il ne songe pas un instant à donner suite aux étranges projets de sa fille [5], fait grand accueil à la princesse, dont l'esprit et la gaîté l'amusent; pour la distraire, il donne des dîners, des spectacles, des feux d'artifice, et il cherche à la retenir près de lui le plus longtemps possible. Pendant son séjour, M. et Mme de Craon, Mmes de Boufflers, de Bassompierre, de Chimay ne quittent pas le Roi et l'aident à faire les honneurs du château.
Il y a quelques nouveaux venus en Lorraine, et notre esquisse de la cour ne serait pas complète si nous n'en faisions un portrait rapide.
D'abord l'évêque de Troyes, Poncet de la Rivière [6]. C'est un prélat galant et fort ambitieux. Persuadé que le meilleur moyen de gagner les bonnes grâces du Roi est de faire la cour à Mme de Boufflers, il se déclare aussitôt fort épris de la marquise; mais, à sa grande surprise, ses avances sont repoussées et il en est pour ses frais. Il porte alors ses hommages aux pieds d'autres dames de la cour, et il obtient par leur influence le poste de grand aumônier du Roi de Pologne. Stanislas était flatté, dit Voltaire, d'avoir un évêque à ses gages, et «à de très petits gages».
Nous avons vu que, lors de ses fréquents voyages à Versailles, Stanislas s'arrêtait toujours au château de Luzancy, chez un de ses vieux amis, un Hongrois, le comte de Bercheny, celui dont la faveur avait autrefois causé tant de soucis à Mme du Châtelet [7]. Mais les courts séjours que le comte faisait en Lorraine ne suffisaient pas à l'amitié plus exigeante du Roi; à partir de 1750, il fut décidé que M. de Bercheny viendrait habiter Lunéville avec sa famille, c'est-à-dire ses six enfants [8], sa belle-sœur, et le fils d'un de ses parents, qu'il avait pour ainsi dire adopté, le jeune Valentin Esterhazy. Toute cette nombreuse famille fut logée dans un vaste appartement de l'aile droite du château, sur la cour d'honneur.
M. de Bercheny était un parfait honnête homme de l'ancien temps, mais il n'aimait pas le monde et était de formes peu policées. Il se levait de bonne heure, faisait de longues prières, fumait deux pipes et prenait deux tasses de café à l'eau, après quoi il s'habillait et recevait ses enfants. Il passait ensuite dans son cabinet, ou il allait se promener, et dînait à midi. L'après-dîner, si ses occupations ne le réclamaient pas, il restait dans le salon et faisait une partie. A huit heures il soupait, fumait sa pipe et, ses prières dites, allait se coucher. Il était du reste bon, sensible, bienfaisant; il aimait et respectait sa femme et adorait ses enfants.
La comtesse était une fille de rien, assez belle et bien faite; elle possédait une jolie voix, peu d'esprit, un mauvais ton; bonne femme au fond, mais d'humeur fantasque et menant son mari avec l'apparence de la soumission... elle était personnelle et avare. Elle tenait les cordons de la bourse. A la fin de sa vie elle n'était jamais de sang-froid en sortant de table [9].
La sœur de Mme de Bercheny, Mlle de Wiett, était une brave paysanne alsacienne, sans manières et d'une détestable éducation. Elle avait toujours été galante, d'abord dans l'espoir de se faire épouser, ensuite par habitude.
Ce tableau de famille ne serait pas complet si nous ne disions quelques mots du précepteur des enfants, l'abbé Leconte, digne émule de l'abbé Porquet, avec lequel il se lia du reste très rapidement.
«L'abbé Leconte avait de l'esprit naturel et plus d'usage du monde que sa naissance et son éducation n'eussent dû lui en procurer. Peu instruit, il avait une notion très imparfaite de toutes les connaissances, mais un extérieur fort décent et une figure douce et franche le rendaient attachant.»
Il n'avait pas plus de mœurs que les abbés de son temps, car un jour ses élèves, grâce à une porte mal fermée, le virent donner à Mlle de Wiett une leçon de physique expérimentale qui les intéressa beaucoup mais leur parut fort surprenante.
Pour le récompenser de si bons soins, M. de Bercheny obtint pour lui de Stanislas le prieuré d'Hérival.
On peut croire que la famille de Bercheny, telle que nous venons de la dépeindre, n'obtint pas grand succès à la cour de Lorraine, élégante et lettrée. Si les mœurs simples et la bonhomie du comte trouvèrent grâce devant Mme de Boufflers, il n'en fut pas de même des manières ridicules de Mme de Bercheny et de sa sœur; on ne leur épargna ni les moqueries cruelles, ni les sarcasmes, si bien qu'elles s'isolèrent rapidement dans leur demeure et ne firent bientôt plus à la cour que les apparitions indispensables.