Dernières Années de la Cour de Lunéville: Mme de Boufflers, ses enfants et ses amis
CHAPITRE II
1750-1751
Arrivée du comte de Tressan en Lorraine.—Il s'éprend de la marquise de Boufflers.—Panpan devient son confident.—Il reçoit le roi de Pologne à Toul.
Dans les premiers jours de l'année 1750 était arrivé en Lorraine un nouveau personnage, le comte de Tressan.
Nous avons déjà eu l'occasion de parler de lui incidemment dans la première partie de cet ouvrage, mais il va bientôt jouer à la cour de Lunéville un rôle si important qu'il est indispensable de donner sur lui de plus amples détails [10].
Louis-Élisabeth de Lavergne, comte de Tressan, était né le 5 octobre 1705, dans le palais épiscopal du Mans, dont son oncle était évêque.
Après avoir été attaché à la personne de Louis XV pendant sa jeunesse et avoir partagé ses études et ses amusements, Tressan avait obtenu du Régent, en 1723, une commission de mestre de camp et une compagnie.
Aussi bien au physique qu'au moral, Tressan était doué des plus précieuses qualités. Il avait une physionomie charmante, beaucoup de grâces naturelles, une politesse facile et des formes aimables; de plus il possédait de l'imagination, de l'esprit, des connaissances, un goût très décidé pour les sciences exactes et la poésie [11]. Des débuts assez heureux dans des genres si dissemblables lui attirèrent très jeune une véritable réputation. Malheureusement son caractère souffrit de ces faciles succès et il ne put se défendre d'un peu de vanité et de beaucoup de pédanterie.
Toutes les bonnes qualités de Tressan étaient, en outre, gâtées par son esprit caustique et son goût pour l'épigramme. On l'a comparé plaisamment à une guêpe tombée dans du miel.
Ses travaux sérieux ne l'empêchaient nullement de se distraire et il avait l'art précieux de mener de front le travail et les plaisirs. A Versailles, il partageait les amusements d'une cour jeune et brillante. A Paris, il faisait partie des sociétés les plus agréables.
Il était de celle de Pantin, composée d'hommes spirituels et de femmes charmantes. Ils avaient loué à frais communs une vaste habitation; on y faisait de la musique, on y dansait, on y jouait la comédie, on y donnait des fêtes.
Il fréquentait aussi le salon de Mme de Tencin, et parmi ses bêtes (c'est ainsi qu'elle désignait ses habitués), il portait le surnom de mouton, qui ne convenait guère, cependant, à son genre d'esprit.
Ce même surnom l'avait suivi dans la société de la Reine, qu'il fréquentait assidûment. Marie Leczinska l'honorait d'une bienveillance particulière et lui pardonnait une indépendance d'idées et des incartades de conduite qu'elle n'eût pas aisément supportées chez d'autres.
Tressan, en effet, était philosophe et frondeur; il ne se contentait pas de courir les sociétés galantes et les bureaux d'esprit de la capitale, il fréquentait le clan philosophique, la société du Temple et celle du Palais-Royal; c'est là qu'il se lia avec l'abbé de Chaulieu, Fontenelle, Voltaire, Montesquieu, Hénault, l'abbé Nollet, Montcrif, Gentil-Bernard, etc., etc. Il leur donnait à souper, leur montrait ses productions et recevait leurs encouragements.
Voltaire, plus que tout autre, paraissait apprécier le jeune poète. Dès 1732, il chantait son précoce talent en ces vers charmants:
A M. de Tressan
Tressan, l'un des grands favoris
Du dieu qui fait qu'on est aimable,
Du fond des jardins de Cypris,
Sans peine, et par la main des Ris,
Vous cueillez ce laurier durable
Qu'à peine un auteur misérable,
A son dur travail attaché,
Sur le haut du Pinde perché,
Arrache en se donnant au diable.
Vous rendez les amants jaloux;
Les auteurs vont être en alarmes;
Car vos vers se sentent des charmes
Que l'Amour a versés sur vous.
Tressan, comment pouvez-vous faire
Pour mener si facilement
Les neuf pucelles dans Cythère
Et leur donner votre enjouement?
Ah! prêtez-moi votre art charmant,
Prêtez-moi votre main légère,
Mais ce n'est pas petite affaire
De prétendre vous imiter:
Je peux tout au plus vous chanter:
Mais les dieux vous ont fait pour plaire.
Je vous reconnais à ce ton
Si doux, si tendre et si facile:
En vain vous cachez votre nom;
Enfant d'amour et d'Apollon,
On vous devine à votre style.
Pas une lettre de Voltaire qui ne contienne des éloges hyperboliques à l'adresse de son correspondant. On aurait lieu de s'en étonner, si l'on ne savait que Tressan est aussi bien vu à la Cour que Voltaire y est peu apprécié. La protection du jeune officier est donc bien précieuse pour un pauvre philosophe honni, pourchassé, et dans les moments les plus critiques, c'est à Tressan que Voltaire s'adresse pour tâter le terrain et savoir s'il peut rentrer en France sans courir risque de la Bastille:
«Voilà la grâce que vous demande celui qui vous a aimé dès votre enfance, lui écrit-il en décembre 1736, qui a vu un des premiers ce que vous deviez valoir un jour et qui vous aime avec d'autant plus de tendresse que vous avez passé ses espérances. Soyez aussi heureux que vous méritez de l'être et à la Cour et en amour...»
Si Tressan avait borné ses travaux à des études littéraires ou scientifiques, et s'il s'était contenté de succès mondains, il eût vécu plus heureux, mais, nous l'avons dit, il avait l'épigramme facile, il ne savait pas résister à un bon mot. On se rappelle le quatrain mordant et outrageant qu'il avait composé sur la jeune duchesse de Boufflers:
Quand Boufflers parut à la Cour,
De l'Amour on crut voir la mère;
Chacun s'empressait à lui plaire,
Et chacun l'avait à son tour [12].
Ce goût pour la satire n'était pas sans attirer quelquefois au poète de fâcheux désagréments. Ainsi Mme de Boufflers, devenue la maréchale de Luxembourg, lui demanda un jour si le fameux quatrain était de lui, bien qu'il en eût toujours avec indignation repoussé la paternité. Elle l'interrogeait avec tant de bonhomie, elle disait avec tant de candeur: «Cette chanson est si bien tournée que, non seulement je pardonnerais à l'auteur, mais je l'embrasserais.»—«Eh! bien, dit Tressan, par l'odeur alléché, c'est moi, madame la Maréchale.»—Il n'avait pas achevé qu'il recevait deux grands soufflets.
Une mésaventure analogue lui arriva avec Louis XV. Il s'était permis une épigramme sur Mme de Châteauroux. Le Roi l'interrogea, en ajoutant qu'il ne pouvait croire que cette méchanceté fût de lui, parce qu'elle était trop bête. Tressan, froissé dans son amour-propre d'auteur, ne sut se contenir et il défendit ses vers avec une si grande chaleur qu'autant valait les avouer. Le lendemain il était envoyé en disgrâce.
Cela ne l'empêcha pas de faire les campagnes de Flandre de 1744 à 1747, en qualité de maréchal de camp, d'assister aux sièges de Menin, d'Ypres, de Furnes, de Fribourg, de Tournai et d'être blessé grièvement deux fois à Fontenoy.
En 1747 il quitta la maison du Roi, fut fait lieutenant général et employé dans ce grade sur les côtes de Bretagne. Il y menait une vie fort agréable, lorsqu'il eut encore, car il était incorrigible, l'imprudence d'écrire quelques vers satiriques sur Mme de Pompadour. La marquise n'entendait pas raillerie sur ce point, et l'imprudent Tressan fut enlevé à son poste des côtes de Bretagne et nommé commandant de la ville de Toul.
Tel était l'homme que les disgrâces de la vie de cour envoyaient en Lorraine.
Si, en faisant exiler le comte de Tressan à Toul, Mme de Pompadour avait cru frapper d'un cruel châtiment l'homme qui l'avait persiflée, elle se trompait étrangement. Toul était bien en effet la plus triste des résidences, mais cette petite localité ne se trouvait qu'à une courte distance de Lunéville, et les charmes de la cour de Stanislas étaient de nature à faire oublier bien vite le morne ennui de la capitale du Barrois.
Tressan n'arrivait pas seul dans sa nouvelle garnison; il amenait avec lui sa femme et ses enfants. Mme de Tressan était une excellente créature, très douce, très modeste, qui aimait peu le monde et se consacrait tout entière aux soins de sa famille. Son mari se croyait très supérieur à elle; il la respectait, mais il s'en occupait le moins possible et la trompait le plus consciencieusement du monde.
Dès que son installation à Toul fut à peu près terminée, M. le gouverneur s'empressa, comme c'était son devoir, d'aller présenter ses hommages au roi de Pologne. La disgrâce de Mme de Pompadour était un titre certain à la bienveillance de Stanislas. De plus, ce dernier avait vu Tressan maintes et maintes fois à la cour de sa fille; il appréciait les qualités de son esprit, sa rare érudition, ses goûts scientifiques; il fut charmé de le revoir; il l'accueillit à merveille et lui fit toutes sortes d'avances. Ravi d'une réception si douce pour un homme en disgrâce, le comte se prit d'une belle passion pour cette cour galante, spirituelle et lettrée, qui lui rappelait les meilleurs jours de Versailles. Chaque fois que les soucis de son commandement lui laissaient quelque loisir, ce qui était bien fréquent, le gouverneur de Toul abandonnait gaiement sa femme et ses enfants, et il accourait à Lunéville prendre sa part des réjouissances de la Cour. Il chercha naturellement à gagner tous les cœurs, et il y réussit parfaitement. Bientôt il est lié avec tous les hôtes que nous connaissons; non seulement il fait la conquête de Stanislas, mais il ne déplaît pas à Mme de Boufflers, qui l'admet dans sa société particulière; il est au mieux avec Mmes de Craon, de Bassompierre, de Cambis, de Chimay, il est intime avec Panpan, avec l'abbé Porquet, le chevalier de Listenay, etc., etc.
Panpan est tellement sous le charme de son nouvel ami qu'il ne l'appelle plus que «Tressanius» et qu'il lui décoche cette épître louangeuse:
De la cour les brillants orages,
Ses intrigues, ni ses plaisirs,
N'ont pu dérober tes loisirs
Aux spéculations des sages.
Mais, sage sans austérité,
Savant avec aménité,
Dans les esprits, dont tu t'empares,
Tu fais germer la vérité;
La vertu perd son âpreté
Sous les attraits dont tu la pares.
Cher comte, à des talents si rares
Tu joins les plus aimables dons;
Rival de nos Anacréons,
Et des Chaulieux et des Lafares
Tu feras oublier leurs noms...»
Tressan avait à cette époque quarante-cinq ans bien sonnés, il avait beaucoup aimé et l'on pouvait croire que l'âge avait calmé chez lui la fougue première des passions; il le pensait lui-même et se croyait désormais à l'abri des coups de l'Amour. Il n'en était rien cependant et il allait en faire la cruelle expérience.
Mme de Boufflers touchait à sa trente-neuvième année, mais elle était restée telle que nous l'avons connue autrefois. Aussi bien au physique qu'au moral, le temps avait glissé sur elle sans l'atteindre; personne ne lui aurait donné plus de trente ans. Elle était toujours aussi séduisante, aussi charmante.
Tressan fut ébloui. Certes, il avait connu à Versailles des femmes bien délicieuses; pas une ne lui avait fait une impression aussi profonde, pas une ne lui avait paru aussi désirable; dès leur première rencontre, il se sentit entraîné vers la favorite par un irrésistible sentiment.
Le comte avait eu dans sa vie trop de bonnes fortunes pour ne pas être confiant dans l'avenir; cependant, sur ce terrain nouveau, il fallait être prudent et ne rien compromettre par une précipitation indiscrète. Mme de Boufflers était mariée, elle était toujours la maîtresse attitrée du Roi, elle avait une liaison connue avec le comte de Croix; il fallait agir doucement et se concilier peu à peu les bonnes grâces de la dame.
Du reste, par une déplorable fatalité, la marquise ne paraissait nullement subir l'ascendant du séduisant gouverneur; certes elle l'accueillait très aimablement, mais, soit crainte de cet esprit railleur, soit manque de sympathie, elle lui décochait de temps à autre quelque plaisanterie mordante qui déchirait le cœur du pauvre soupirant.
Un amour heureux peut se passer de confident; un amour malheureux a besoin de s'épancher et de crier sa douleur. Ainsi pensa Tressan et il chercha dans l'entourage de la marquise une âme compatissante qui pût le secourir. Le brave et excellent Panpan lui parut tout désigné pour cette mission de confiance.
Certes, le comte n'ignorait pas que le lecteur du Roi, dans des temps plus anciens, avait joui auprès de la grande dame d'une singulière faveur; mais c'était le passé, et si Tressan avait dû s'en soucier il aurait eu vraiment trop à faire. Panpan n'était-il pas resté le meilleur ami de la marquise? n'avait-il pas gardé sur elle une influence considérable? Cela suffit pour décider le gouverneur à confier à son nouvel ami ses tourments et ses espérances.
Panpan, en maintes circonstances, nous l'avons vu, avait déjà rempli ces mêmes fonctions, aussi ingrates que délicates. Il accueillit avec une indulgence souriante les aveux de son ami, et il lui promit son bienveillant concours, dans la mesure, du moins, où cela lui était possible.
Il résulta de cette complicité secrète, non seulement une extrême intimité, mais pendant les absences forcées du gouverneur une correspondance des plus actives, à laquelle nous ferons de fréquents emprunts. C'est par l'intermédiaire de l'officieux Panpan que Tressan s'efforce d'obtenir des nouvelles de celle qui l'occupe exclusivement:
«Toul, mardi.
«Vous croyez donc, monsieur de Panpan, que deux ou trois plaisanteries que Mme de Boufflers a laissé tomber sur moi avec un air de négligence, et seulement comme pour n'en pas perdre l'habitude, que ces plaisanteries, dis-je, suffisent pour répondre à la lettre que je vous ai écrite?
«Oh! détachez-vous un peu de cette confiance, jouez quatre coups de moins au volant, fichez sept ou huit points de moins dans votre ouvrage, et écrivez à vos amis.
«Je pars après demain pour Metz, et je vous promets d'attendre jusqu'à mardi ou mercredi à médire de vous avec l'ami Saint-Lambert. Je compte qu'une lettre de vous m'y déterminera à lui parler toujours du cher Panpan avec ce plaisir, cette vivacité qu'il inspire à ceux qui l'aiment d'aussi bonne foi que moi.
«Assurez Mme de Boufflers et Mme de Bassompierre de mes respects et dites-leur que je les regretterais, quand même je n'aurais pas passé la journée de mercredi avec dix-huit suisses, celle d'hier avec dix-huit chanoines, et celle d'aujourd'hui avec M. de Roquépine, qui m'a paru plus bavard et plus extraordinaire que jamais» [13].
Depuis que Tressan était arrivé en Lorraine, Stanislas s'était efforcé à plusieurs reprises d'améliorer son sort et il avait fait à Versailles, en sa faveur, plusieurs démarches pressantes. Mais, en dépit de l'appui de Marie Leczinska, l'hostilité de Mme de Pompadour avait tout arrêté.
Si le roi de Pologne n'a que peu d'influence à Versailles, en Lorraine fort heureusement on l'écoute plus volontiers; puis n'est-il pas intimement lié avec le maréchal de Belle-Isle, «son chérissisme maréchal», sous les ordres duquel se trouve Tressan? C'est donc à M. de Belle-Isle que s'adresse le Roi pour obtenir quelque adoucissement à la situation de son nouvel ami. Le maréchal s'empresse d'accéder au désir de Stanislas et il charge le gouverneur de Toul de missions importantes, entre autres d'inspecter plusieurs garnisons de la région, de surveiller les frontières, de visiter les mines, de rectifier la carte du pays, etc. Ces fonctions grandissent le rôle du gouverneur et lui procurent une augmentation de traitement fort appréciable.
Aussi écrit-il, ravi, à Panpan:
«Toul, 1750.
«J'ai reçu hier un ordre de M. le maréchal de Belle-Isle qui me rend seigneur et commandant dans plus de pays que le marquis de Carabas n'en possédait et que le diable n'en offrit sur la montagne du Thabor. Je prie Mme la marquise de Boufflers, si elle en peut trouver le moment, de témoigner au roi toute ma reconnaissance de la bonté qu'il a eue d'autoriser cet arrangement.»
Mais il ne suffit pas d'être nommé, il faut encore se montrer digne des postes que l'on vous confie. Tressan, qui a de l'amour-propre, et qui espère, grâce à ses nouveaux emplois, parvenir aux plus hautes destinées, se prépare à les remplir avec zèle:
«Je vais rassembler quelques chevaux à bon marché pour me mettre en état de commencer mes tournées les premiers jours de juillet. Vous savez, mon cher Panpan, qu'il n'est pas permis à un homme qui pense de s'acquitter négligemment de ses devoirs. On vient de me tirer du service borné dans lequel je languissais pour m'en donner un actif et honorable; c'est une paire d'ailes qu'on m'attache pour continuer à m'élever, et je dois m'en servir, et employer le peu de talent que j'ai reçu pour aller avec prudence, mais avec zèle et activité, aux grands commandements auxquels je peux prétendre sans chimère.
«Mes tournées ne m'éloigneront jamais de Lunéville et mon cœur me rappellera sans cesse à la fontaine de l'amour. Que j'aimerai à vous retrouver sur ses bords!»
Malheureusement, au moment même où Tressan, plein d'ardeur, se préparait à parcourir la province qu'on confiait à ses soins et à sa vigilance, il tomba assez gravement malade. Dès qu'il va mieux, il écrit à Panpan, pour lui confier ses malheurs.
«A Toul, ce 14 juin 1750.
«Je suis bien éloigné, mon cher Panpan, d'être en état d'aller voir M. d'Argenson. La fièvre et les accidents ont redoublé, et malgré une médecine, une saignée du bras et une saignée du pied que j'ai encore essuyées depuis mon retour, je ne suis pas encore à la fin de toutes mes misères.
«Assurez Mme la marquise de Boufflers de mon respect, dites-lui que j'ai vu couler mon sang avec plaisir, que je trouve ce remède-là fort doux et que je le préférerais au remède du prince de Guise. J'ai joui de quelques petits moments dont mon ami Montaigne m'a appris à connaître tout le prix, mais comme je me rends justice, je ne mérite pas d'être parfaitement heureux.
«J'ai la grossièreté d'être bien aise de l'assurance presque certaine d'un retour prochain à la santé. On ne peut pas être malade avec plus de dignité que je le suis à Toul; j'ai des médecins aimables et de bonne compagnie qui songent également de me guérir et de m'amuser.
«Adieu, mon cher Panpan, je vous embrasse bien tendrement. Je vous souhaite bien du moment de voir Mme de Boufflers et bien des comètes qui vous dédommagent de l'ennuyeuse nécessité de voir les autres.»
Comme tout bon philosophe, Tressan est sceptique et incrédule et il ne croit pas plus à l'art d'Hippocrate qu'aux mystères de la religion; il plaisante même agréablement les médecins et proclame volontiers qu'il n'a en eux aucune confiance, ce qui ne l'empêche pas de les appeler à grands cris dès qu'il est le moindrement souffrant:
«Vous sentez bien, écrit-il bravement à Panpan aussitôt qu'il se trouve mieux, vous sentez bien que je ne vois de médecins que par pure bienséance; ils ne me font guère plus d'impression que les prédicateurs. Cependant il n'est point à négliger de les voir; ils connaissent mieux que nous les vertus des remèdes et peuvent ouvrir un bon avis dont on profite.»
Touché de la cruelle disgrâce de son ami, Panpan lui répond, l'encourage; il lui parle de la cour, des événements qui s'y passent, et de ce qui par-dessus tout lui tient au cœur, de Mme de Boufflers. Tressan, ravi de ne pas être oublié, reprend la plume aussitôt.
«A Toul, ce 19 juin 1750.
«Ah! que je suis heureux, mon cher et aimable Panpan, que vous vous accoutumiez à m'écrire, moi misérable, qui n'ai d'autre plaisir que de penser, que de parler de notre divinité et d'en parler avec vous.
«Je me porte à merveille; le peu qui me reste de sang circule avec aisance; je me suis défait d'un vilain sang noir et épais, tel que celui qui rend le teint de la jalousie si plombé et si livide dans les vers d'Homère et de Virgile. L'air me paraît plus pur, le soleil plus brillant, les fleurs de mon jardin plus fraîches et plus colorées. Les désirs renaissent, mais plus vifs et plus sensibles, et ont toujours le même objet.
«Je vais prendre des bouillons rafraîchissants pendant quelques jours et, après ce temps, je serai rendu à la vie ordinaire.»
Son premier soin et son plus grand bonheur sera de se retrouver à Lunéville, dans cette cour charmante où l'infortuné a laissé son cœur et où il brûle de retourner. En attendant l'heureux jour qui le ramènera aux pieds de sa divinité, il rime en son honneur:
Toul, juin 1750.
De ces lieux l'aimable déesse,
Boufflers, avec grâce et finesse,
Amuse les tendres amours
Par quelque innocente caresse,
Et d'une main enchanteresse
Serre leurs chaînes tous les jours.
Ce n'est point la langue d'Astrée
Qu'on parle en ces aimables lieux,
On y sent bien pour deux beaux yeux
Ardeur encor plus épurée,
Mais le ton est moins précieux.
Les ruisseaux, les bois, les prairies
Sur le soir se changent en jeux
Et quelquefois en harmonies...
«Je m'explique; elles ne m'ont jamais paru belles lorsqu'on jouait ut, ut, ut, mi, sol, ut, ou cette musette divine dont mon cœur bat toujours la mesure, mais bien lorsque j'ai entendu déshonorer des brionnettes par le son rauque d'un maudit violon, et certaine bouche qui en bredouillait les paroles. Oh! pardieu, M. de Panpan, vous me le pardonnerez, et on est un peu en droit de dire de ces choses-là quand on a essuyé huit jours de fièvre et quatre saignées.
«Je suis pénétré de reconnaissance de la bonté que notre divine Eglé a eue de reprocher le petit procédé qu'on a eu pour moi au sujet du logement, mais c'est une misère dont il ne faut plus parler.....
«Je comptais, mon cher Panpan, n'aller à la Cour que lorsqu'elle serait à la Malgrange, mais le diable me bat pour aller bientôt à Lunéville; ce diable-là pourrait bien avoir des ailes couleur de roses. Comme je me cache à moi-même les motifs les plus vifs, l'amitié m'en présente un autre qui est bien plus que suffisant pour me déterminer, c'est celui de vous voir, de vous embrasser, et de passer deux jours entre les bras de l'amitié. Cela me dédommagera, autant qu'il est possible, d'être si éloigné d'être dans ceux de l'amour.»
Les sentiments de Tressan pour Mme de Boufflers n'ont fait que s'exaspérer par l'éloignement et la maladie; il ne pense plus qu'à elle, ne parle que d'elle et le «cher Panpan» étant resté huit jours sans donner de nouvelles, «Tressanius» est hors de lui.
Il est guéri maintenant, bien portant, il est tout prêt à se déplacer. Mme de Boufflers ne l'invitera-t-elle pas à venir faire un séjour? Ah! si Panpan pouvait obtenir pareille faveur, quelle reconnaissance il lui en garderait!
«Toul, ce 26 juin 1750.
«Vous m'avez laissé dans le silence et la solitude, mon cher Panpan, depuis près de huit jours, et j'ignore si Mme de Boufflers se porte bien et si elle se souvient quelquefois de ce pauvre Tressanius.
«Le roi va mercredi à la Malgrange; je compte y aller jeudi matin, mais absolument en gentilhomme campagnard qui vient voir le seigneur du château, et qui ne se vante d'avoir porté son bonnet de nuit que quand on l'a suffisamment prié à coucher.
«Je ne suis pas né haut, mais très sensible; un dégoût me perce le cœur, et j'en peux essuyer un second par reconnaissance et par attachement, mais je n'en essuierai pas un troisième.
«Jugez, divin Panpan, combien cela me tourmente et me fait souffrir, moi qui voudrais passer aux pieds de notre enchanteresse, ou au bout de son clavecin, tous les moments où je ne suis pas un animal bavardant ou griffonnant de par le roi. Dites-lui donc cela, je vous en conjure, et elle est assez bonne pour faire en sorte qu'on parle du Tressanius en galante compagnie et qu'on dise: «Pourquoi ne le voyons-nous plus? est-il encore malade? quand viendra-t-il?»
«Donnez-moi réponse sur cela avant jeudi, je vous en supplie; je ne partirai qu'après votre lettre reçue.
«Je suis assez heureux pour avoir trouvé un cheval excellent pour moi, deux bons chevaux de chaise, et deux de suite, à assez bon compte, mais aussi je suis réduit à la plus complète mendicité, et si j'étais à Lunéville, j'irais chercher dans le clavecin, dans le coquemart, et dans toutes les petites caches où on trouve de bons petits égarés. Ah! mon cher Panpan, que tout ce que je trouverais dans cet appartement-là m'enchanterait! Je baise les cheveux de Mme de Boufflers, dussent-ils sentir la chandelle! L'air qu'on respire auprès d'elle est la preuve la plus triomphante de ma chère électricité.
«Je viens de louer une petite maison sur les bords de la Moselle, bâtie, embellie par le prince d'Elbeuf; on y voit les statues d'Antinoüs, de Narcisse, de Bacchus, d'Anteros; il reste une place vide, j'y placerai celle du cher Panpan. Cependant je me prépare à brûler des parfums et purifier cette solitude. Envoyez-moi quelque chose qui ait touché à Mme de Boufflers, cela suffira pour répandre une flamme plus pure, et inspirer d'autres sentiments à ceux qui l'habiteront.»
M. et Mme de Tressan possédaient en effet une maison vaste et commode, ce qui leur permettait de recevoir leurs amis et les nobles personnages qui de temps à autre traversaient la ville. C'est ainsi que Tressan a quelquefois l'heureuse fortune d'accueillir Mme de Boufflers et ses amies de la cour. Malgré la modicité de ses ressources, il n'est sorte de frais qu'il ne fasse en leur honneur.
Dans les premiers jours de juillet, la princesse de la Roche-sur-Yon s'arrête quelques heures à Toul avec sa suite et elle daigne accepter un goûter chez le gouverneur. Laissons Tressan lui-même raconter la galante réception qu'il offre à ses invitées et les charmantes surprises qu'il leur ménage.
«A Toul, ce 10 juillet 1750.
. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .
«Le lundi Mlle de la Roche-sur-Yon me fit l'honneur
de venir descendre chez moi avec Mmes de Boufflers,
de Bassompierre, de Saint-Germain, de Lambertye, et
la «divine mignonne», que j'eus le bonheur de mener
p.....
«En arrivant, la princesse trouva une table couverte de crèmes, de fruits rouges, de glaces, de toutes espèces de fleurs, de meringues, et un buffet avec de fort bon café; toutes les dames eurent de beaux bouquets. Comme je n'ai point de faucon, j'étais embarrassé, mais Mme de Boufflers ne voulut jamais permettre que je fisse mettre jonquille à la broche; cela aurait retardé la princesse.»
Tressan ne se contente pas d'offrir aux dames un goûter fort galant, il a encore pour elles les plus délicates prévenances; il sait qu'en voyage, on se trouve souvent fort dépourvu, et il a disposé près de la salle à manger un asile discret où elles peuvent trouver cachées sous un monceau de fleurs de précieuses ressources. Le comte lui-même nous raconte son ingénieuse invention et le succès qu'elle obtint auprès de ses illustres convives:
«Dans le cabinet à côté il s'élevait une pyramide entrelacée et couronnée de fleurs. J'avais eu une attention extrême de n'en admettre aucune qui n'eussent des couleurs aussi vives, aussi brillantes que le teint de Mme de Lambertye ou celui du beau prince quand il a fait une bonne plaisanterie ou une pointe.
«Cette pyramide était bâtie de petits bourdaloues dignes d'une dévote, et à l'usage qu'on en a fait, s'ils pouvaient parler, comme celui d'acajou, ils me diraient sûrement les plus jolies choses du monde.
«Je fus comblé des bontés et des marques d'amitié de la princesse et des dames, et elles me parurent contentes de la galanterie du Tressanius.»
Une autre fois, c'est Mme de Craon qui doit dîner chez le comte: une réception digne d'elle lui est préparée; malheureusement, par la faute et la rapacité d'Alliot, la princesse ne peut arriver en temps voulu. Tressan nous raconte sa déconvenue:
«Le mercredi j'avais une petite fête toute préparée pour Mme la princesse de Craon, Mme de Mirepoix et Mlle de Chimay; mais à trois heures et demie elles m'envoyèrent dire qu'elles ne viendraient point, et moi et ma compagnie affamés dévorâmes le dîner. M. Alliot avait oublié d'envoyer des relais à la princesse, mais non de déménager la Malgrange de tout ce qui a eu vie; les dames firent un vrai souper de Bramine et vécurent d'un plat de lait et d'un bouquet de fleurs d'orange.
«La princesse ayant profondément réfléchi a choisi, entre vingt ou trente résolutions, celle de retourner à Haroué. Mme de Mirepoix, qui heureusement n'en avait qu'une, est venue hier avec Mlle de Chimay et elles m'ont fait l'honneur de dîner chez moi.
«Je comptais aller demain à Commercy, mais Mme de Mirepoix m'ayant dit que le beau prince pouvait bien passer demain samedi ici, le seul espoir de le voir un moment plus tôt fait que je retarde mon voyage jusqu'à dimanche; j'y serai donc sans doute ce jour-là, mais aux pieds même de notre divinité; je soupirerai de n'y pas voir le cher Panpan.
«Je ne serai que trois ou quatre jours: il faut que je sois le 17 à Metz, et le 20 je pars pour mes grandes courses. Je m'arrangerai pour finir par Charmes et Bayon, et qui mieux est pour arriver à Lunéville à l'heure du dîner, et j'irai demander un poulet non à M. de Panpan, mais à M. de Vaux le père et en famille. De dire à peu près le jour, c'est ce que j'ignore et ce que je me garderai bien de laisser deviner, mais ce ne pourra être au plus que dans le mois prochain.
«Adieu, mon cher Panpan, je vous plains d'être éloigné de tous vos amis, je vous embrasse mille fois et du plus tendre de mon cœur.
«J'ai écrit deux lettres à l'ami Saint-Lambert en commun pour notre ami Liébault; point de réponse. Si ce dernier est avec vous, je vous fais mon compliment à tous deux. Ne m'oubliez pas auprès de M. votre père.»
Tressan n'avait pas seulement la joie d'accueillir dans son «petit palais» toutes les dames de la cour de Lorraine; il avait quelquefois le bonheur d'y recevoir Stanislas lui-même. Quand ses déplacements le menaient dans la direction de Toul, le roi de Pologne s'arrêtait volontiers chez son cher gouverneur, et il daignait accepter son hospitalité. On peut supposer l'allégresse de Tressan quand pareille bonne fortune lui arrivait et tout ce qu'il déployait d'amabilité pour charmer son hôte.
La première fois que le roi de Pologne s'arrêta à Toul, le comte l'accueillit par ce compliment:
Le Dieu qui lance le tonnerre
Vint voir Philémon et Baucis.
Un repas frugal sut lui plaire;
Il reçut leurs vœux réunis.
Aimez notre petit ménage,
Vous qui l'honorez en ce jour;
Vous y recevrez un hommage
Bien tendre et bien rare à la cour.
Tout ici retrace l'image
De la simplicité des champs;
Le cœur de celle qui m'engage
En conserve les sentiments.
Votre bonté, votre présence,
La touchent plus que mon retour;
Pour vous notre reconnaissance
Est plus vive que notre amour.
Il n'est sorte de grâce, de flatteries que Tressan n'imagine pour se mettre bien en cour et gagner la faveur de Stanislas. Un jour où ce dernier a encore fait l'honneur au gouverneur de venir dîner chez lui, il trouve sur son couvert quatre bouquets: le premier d'immortelles, le second d'épis de blé, le troisième de rameaux de lauriers et le quatrième de lis. Chaque bouquet portait un des vers suivants:
Vos écrits sont gravés au temple de mémoire.
Vous répandez ces dons sur vos peuples heureux.
Vous les avez cueillis dans les champs de la gloire.
Ces lis naissent de vous pour vos derniers neveux [14].