Dernières Années de la Cour de Lunéville: Mme de Boufflers, ses enfants et ses amis
CHAPITRE XXII
1763-1764
Mort de la princesse de Beauvau.—Mariage du prince avec Mme de Clermont.—Stanislas publie les œuvres du philosophe bienfaisant.—Mort d'Auguste III.—Le chevalier de Boufflers va complimenter la princesse Christine.—Ses vers à cette occasion.—Il va assister au sacre de l'Empereur à Francfort.
Au mois d'août 1763, la princesse de Beauvau vint faire un séjour en Lorraine avec sa fille. Après quelques semaines charmantes passées tantôt à Haroué, auprès de Mme de Craon, tantôt à Lunéville avec ses belles-sœurs et à la cour de Stanislas, la princesse regagnait Paris lorsqu'elle tomba malade à Commercy de la petite vérole. Dès le premier jour, la maladie prit un caractère des plus inquiétants. Mmes de Boufflers et de Bassompierre accoururent auprès de leur sœur, mais ni leurs soins ni leur dévouement ne purent la sauver. La princesse succomba le 6 septembre, à midi.
Son neveu, le prince de Turenne, avait pu encore la revoir; quant à son mari et à son frère, le duc de Bouillon, ils arrivèrent trop tard.
Pendant son agonie, faisant allusion à la liaison connue du prince de Beauvau, la pauvre femme ne cessait de s'écrier: «L'étoile de Mme de Clermont m'a tuée!»
M. de Beauvau «regretta en elle une femme qu'il avait toujours vue contente de lui. Elle était bonne, gaie, ignorante et d'une simplicité tout aimable. Elle avait cette facilité d'être heureuse qui préserve également les femmes des égarements, des inquiétudes et de l'humeur». Mais si le prince la traitait avec considération et s'il avait pour elle les plus grands égards, son cœur était ailleurs; en vrai mari du dix-huitième siècle, il négligeait sa femme et rendait des soins à la veuve du comte de Clermont d'Amboise, qu'il avait rencontrée dans le monde et pour laquelle il s'était épris de la plus violente passion.
Au physique comme au moral, c'était une femme délicieuse, et les contemporains la louent à l'envi: «La figure de Mme de Clermont, sans être régulière, a toujours fait plus d'impression que celle des beautés les plus parfaites; on en est plus occupé que frappé et elle plaît longtemps. Parmi les femmes qui font honneur à leur sexe, il n'y en a pas dont l'esprit soit plus à elle. Elle a de la gaîté, mais décente et modérée, elle jouit de celle des autres; son caractère est élevé, noble, généreux; son amitié est égale, vive, raisonnable; on ne craint avec elle ni les caprices ni l'art infernal des tracasseries.»
Peu de temps après la mort de sa femme, le prince, plus amoureux que jamais, épousa Mme de Clermont; il avait alors quarante-trois ans, et elle en avait trente-quatre. Jamais on ne vit un ménage plus tendrement uni et, pour la rareté du fait, il vaut la peine d'être signalé. M. et Mme de Beauvau s'adoraient et s'adorèrent jusqu'à leur dernier jour. «Leur union fut du petit nombre de celles qui démentent l'assertion de La Rochefoucauld qu'il n'y a pas de mariages délicieux [107].»
A la vue de cette intimité si douce, de cette union incomparable, unique peut-être au dix-huitième siècle Saint-Lambert, qui resta jusqu'à la mort du prince le commensal habituel de la maison, écrivait:
«J'ai été le témoin assidu de leur vie; qu'il me soit permis de leur en marquer toute ma reconnaissance: je dois sans doute leur rendre grâce des services qu'ils ont rendus à mes amis et à moi, mais c'est en versant des larmes de tendresse et d'admiration que je les remercie de m'avoir fait jouir pendant quarante années du spectacle de leur bonheur et de leur vertu.»
Depuis qu'il régnait en Lorraine et jouissait après tant d'aventures d'une vie calme et paisible, Stanislas avait profité des loisirs forcés qu'il devait à sa nouvelle existence pour s'adonner à un de ses goûts favoris et mettre au jour de nombreux opuscules sur la politique et la philosophie. Ces œuvres, qui partaient d'un bon naturel mais qui n'avaient qu'une médiocre valeur, étaient, comme de juste, accueillies par les courtisans avec des transports d'admiration.
En 1763, le secrétaire du Roi, M. de Solignac, eut l'idée de réunir toutes ces œuvres éparses et d'en faire une édition complète, qui perpétuerait à jamais les sentiments généreux du monarque et resterait comme un monument impérissable à sa gloire.
Il s'en ouvrit au Roi, qui n'eut garde de désapprouver un projet qui flattait si agréablement sa vanité; Stanislas chargea donc son secrétaire de procéder à une révision complète et approfondie de ses œuvres, non seulement d'en modifier, s'il était nécessaire, le fonds, mais encore et surtout de corriger le style, si souvent incompréhensible, et de le mettre en bon français. Le secrétaire eut aussi pour mission de composer en guise de préface un historique complet de la vie du Roi de Pologne. C'était une mission fort délicate; il ne fallait pas accabler le monarque de louanges excessives, il ne fallait pas davantage se borner à la stricte vérité.
Solignac s'acquitta de son travail avec un tact qui lui conquit tous les suffrages. Tout en restant courtisan, il mit tant d'habileté dans les éloges qu'il décernait à son maître, que celui-ci se déclara très satisfait: il lui écrivait en effet:
«Lunéville.
«Votre réflexion, mon cher Solignac, ne mérite pas seulement mon approbation mais encore le remerciement que je vous fais. L'avertissement que vous m'avez envoyé est parfait sans y changer aucune syllabe. Je vous prie que tout le sens du discours y soit relatif. Je vous renvoie l'exemplaire. J'attends celui auquel sera jointe la suite. Je ne doute pas que tout ne soit bien suivi étant entre vos mains. Je vous embrasse de tout mon cœur.
«Stanislas, Roy.
«N'oubliez pas de mettre, au lieu d'Avertissement, autre Avis de l'éditeur, comme vous l'avez marqué. Je vous envoie même votre lettre, pour que vous suiviez au pied de la lettre tout ce qu'elle contient. J'en suis enchanté ainsi, il n'y a qu'à mettre sous la presse après que vous l'aurez mis dans le sens où cela doit être [108].»
Les œuvres complètes du Roi parurent en 1763; elles furent publiées en 4 vol. in-8o et sans nom d'auteur. Elles portaient comme titre: Œuvres du philosophe bienfaisant.
Personne n'ignorait que le philosophe bienfaisant, c'était Stanislas. Le surnom lui avait été donné par ses sujets eux-mêmes en raison de toutes les institutions charitables qu'il avait pris plaisir à créer autour de lui.
Il est certain que la bienfaisance de Stanislas était extrême et que son cœur était profondément accessible aux souffrances des malheureux.
Il s'ingéniait sans cesse en effet à chercher des occasions de les soulager. Un jour un de ses courtisans lui dit ironiquement: «Sire, je crois que vous avez épuisé la série des fondations, sauf une seule, où votre perspicacité est en défaut.»—«Laquelle? fit le monarque vivement.»—«C'est de fonder des carrosses pour les pauvres.»—«Dieu merci», riposta Stanislas, «j'ai bien assez de mes mendiants en carrosse, sans en accroître le nombre.» Et le bon roi de rire de son excellente plaisanterie.
Non seulement Stanislas s'occupait des malheureux, mais en toutes circonstances il laissait voir la bonté de son âme et la générosité de son cœur. Ne s'était-il pas imaginé de fonder des messes perpétuelles pour ses amis et ennemis, vivants ou défunts, pour ceux auxquels il pouvait avoir donné sujet de scandale, pour ceux qui avaient péri à la guerre pendant les révolutions de Pologne, etc., etc.! La liste en était interminable.
Malgré son âge, Stanislas n'avait jamais perdu l'espoir de remonter un jour sur le trône de Pologne. En 1763, ayant appris que l'état de santé d'Auguste, son successeur, était des plus graves, il se persuada que ses anciens sujets allaient peut-être le rappeler. Son imagination aidant, cet espoir devint bientôt pour lui une certitude, et il s'efforça par tous les moyens de reconquérir cette couronne de Pologne qu'il regrettait si vivement. Il profita de l'intimité de ses relations avec la princesse Christine pour suivre de près la marche des événements et se faire tenir au courant de tout ce qui se passait à Dresde.
Les Lorrains n'ignoraient pas les secrets désirs de leur maître et ils lui reprochaient des projets qui ne tendaient rien moins qu'à les abandonner.
Peuples amis de la liberté,
Qui dans un Roi ne chérissez qu'un sage,
Venez à Stanislas rendre un troisième hommage,
C'est le rendre à l'humanité.
Mais, ô vous, Stanislas! vous, des Rois le modèle,
A votre propre loi seriez-vous infidèle?
Vous régnez sur nos cœurs, que voulez-vous de plus?
La monarchie universelle
N'est que l'empire des vertus.
Auguste s'éteignit le 5 octobre 1763. Mais en dépit de toutes les intrigues et malgré les plus actives démarches, Stanislas échoua complètement. Sa déception fut d'autant plus cruelle que ses espérances avaient été plus grandes. Poniatowski fut élu le 27 août 1764.
Malgré son habituelle philosophie, le Roi ne put jamais prendre son parti de cet échec et il en resta longtemps accablé; à partir de ce jour, son caractère changea: il devint aigri et mécontent.
Il ne voulut pas cependant faire retomber sur la princesse Christine, qui n'en pouvait mais, la colère qu'il éprouvait de sa déconvenue; fidèle à sa parole, au mois de janvier 1764, il la nomma au poste envié de coadjutrice de l'abbaye de Remiremont. Toujours galant, il décida d'envoyer à la future abbesse un ambassadeur pour lui porter ses félicitations et ses vœux, et il jeta les yeux sur le chevalier de Boufflers pour remplir cette mission flatteuse.
Nous avons vu dans un précédent chapitre qu'après la paix de 1763, le chevalier de Boufflers était revenu vivre près de sa mère, à la cour du roi Stanislas.
Mais le chevalier était atteint d'une maladie, bien fréquente de nos jours, beaucoup plus rare à son époque, celle de la locomotion; il ne pouvait tenir en place. A chaque instant, sous les prétextes les plus futiles, on le voyait partir sur son cheval gris, et l'on n'entendait plus parler de lui pendant quinze jours, un mois, puis un beau matin il revenait, le visage réjoui, l'humeur à l'avenant, mais c'était pour repartir encore.
Sa mère, sa famille, ses amis, tout le monde profitait de l'humeur voyageuse du jeune officier pour lui donner des missions dont il s'acquittait très volontiers, ravi d'avoir des occasions de se déplacer. Le Roi lui-même ne crut pouvoir mieux faire pour flatter sa manie que d'en faire son ambassadeur ordinaire, et chaque fois qu'une mission se présentait, c'est à Boufflers qu'il s'adressait.
Donc en janvier 1764, le Roi donne au chevalier l'ordre de partir pour Remiremont.
Bien que Boufflers, par malchance, fût, à ce moment, affligé d'une énorme fluxion, il n'était pas homme à reculer devant un déplacement; il sauta dans une chaise de poste et se mit en route. Mais la princesse était altière, et elle fit au jeune ambassadeur un accueil plutôt glacial. A peine répondit-elle quelques mots à ses compliments empressés et elle se borna à lui remettre une lettre pour Stanislas.
Boufflers, avec ou sans fluxion, n'aimait pas à être mal reçu. Piqué de l'accueil de la princesse, il reprit aussitôt la route de Lunéville, mais chemin faisant, et pour se venger, il s'amusa à composer sur son ambassade une chanson mordante et assez risquée; il se moquait sans pitié du peu de grâces physiques de la future abbesse et s'égayait à ses dépens en raillant les projets matrimoniaux dont elle souhaitait vainement la réalisation.
Sur l'air: Et j'y pris bien du plaisir.
Enivré du brillant poste
Que j'occupe en ce moment,
Dans une chaise de poste
Je me campe fièrement,
Et je vais en ambassade,
Au nom de mon souverain,
Dire que je suis malade
Et que lui se porte bien.
Avec une joue enflée,
Je débarque tout honteux:
La princesse boursouflée,
Au lieu d'une, en avait deux;
Et Son Altesse sauvage
Sans doute a trouvé mauvais
Que j'eusse sur mon visage
La moitié de ses attraits.
«Princesse, le Roi mon maître
Pour ambassadeur m'a pris.
Il veut vous faire connaître
Que de vous il est épris.
Quand vous seriez sous le chaume,
Il donnerait, m'a-t-il dit,
La moitié de son royaume
Pour celle de votre lit.»
Air: Et j'y pris bien du plaisir.
La princesse à son pupitre
Compose un remerciement:
Elle me donne une épître
Que j'emporte lestement.
Et je m'en vais dans la rue
Fort satisfait d'ajouter
A l'honneur de l'avoir vue,
Le plaisir de la quitter.
Et comme la princesse a fait donner six louis à l'ambassadeur pour ses frais de déplacement, Boufflers ajoute à sa chanson ce quatrain:
Sur l'air: Ne v'là-t-il pas que j'aime!
De ces beaux lieux en revenant
Je quitte l'Excellence,
Et je reçois pour traitement
Cent vingt livres de France.
Son premier soin en arrivant à Lunéville fut de raconter à sa famille et à ses amis la médiocre réussite de son ambassade, mais en même temps il récitait la chanson qu'il avait composée pendant la route, et elle eut très grand succès. Elle parvint naturellement à Versailles, où elle ne fut pas moins goûtée; cependant la dauphine ne put cacher l'irritation que lui causait le ridicule dont on couvrait sa sœur.
Stanislas ne se laissa pas décourager par le résultat, en somme assez peu satisfaisant, de la première mission du chevalier. Peu de temps après, une nouvelle occasion se présentait d'envoyer un ambassadeur et c'est encore à Boufflers que le roi de Pologne s'adressa.
L'élection du roi des Romains allait avoir lieu à Francfort et l'on savait que les suffrages se porteraient sur le fils de Marie-Thérèse et de François Ier, l'archiduc Joseph [109]. De pompeuses cérémonies et de grandes réjouissances devaient avoir lieu, car l'impératrice et l'empereur accompagnaient leur fils.
Stanislas estima qu'il serait de bon goût de se faire représenter auprès de son prédécesseur sur le trône de Lorraine, dans une circonstance aussi solennelle, et il chargea le chevalier de se rendre à Francfort avec une lettre autographe pour l'empereur François [110] et une seconde pour le futur Roi.
Le choix du chevalier était d'autant plus indiqué pour cette mission que sa grand'mère, la princesse de Craon, se rendait elle-même à Francfort et qu'il était tout naturel qu'il l'y accompagnât. La princesse, qui ne quittait jamais sa magnifique retraite d'Haroué, avait cru qu'elle devait ce témoignage de fidélité et d'attachement au fils et au petit-fils de l'homme qu'elle avait tant aimé, et malgré son âge elle prit la route de Francfort. Boufflers n'était pas seul à l'accompagner; elle emmenait encore avec elle son petit-fils, le prince de Chimay et son neveu, le comte de Ligniville.
Bien entendu, le chevalier avait promis à sa mère de lui faire une exacte description de tout ce qu'il verrait et entendrait. A peine arrivé, il tint parole:
«27 mars 1764.
«L'élection du roi des Romains s'est faite aujourd'hui avec toute la pompe, la majesté, la magnificence et l'ennui possibles, et c'est l'archiduc Joseph qui a été élu d'un commun consentement, comme Mme la marquise de Boufflers me l'avait judicieusement prédit avant mon départ.
«Rien n'est comparable à tout ce qu'on voit ici; il semble que tous les vassaux et sujets de l'Empereur cherchent à paraître plus grands seigneurs que lui. L'or et l'argent me sortent par les yeux plus encore que par les poches. J'ai vu aujourd'hui trois abbés à cheval mieux montés que je ne l'ai jamais été; les ambassadeurs des six électeurs laïques les suivaient. Jamais rien n'a été si beau, de quelque sens qu'on l'envisage: c'étaient les plus belles voitures, les plus beaux chevaux, la plus belle garde, la plus belle livrée, la plus belle assemblée, le plus beau temps. Il n'y manquait que de l'ordre; mais la bourgeoisie de Francfort et moi nous regardons l'ordre comme un attentat à la liberté.
«Une circonstance qui intéressera le Roi, c'est que les portes de la ville sont fermées depuis hier au soir et viennent seulement d'être ouvertes à six heures. La ville de Francfort est si jalouse de ses droits, relativement à l'élection, qu'elle ne permet à aucun étranger d'y rester, sans la protection d'un ambassadeur électoral: tous les autres, soit ambassadeurs, soit étrangers, M. du Châtelet [111] entre autres, sont sortis hier matin de la ville et n'y rentrent que ce soir.
«Une autre circonstance qui vous intéressera, c'est que c'est l'ambassadeur de Prusse qui brille le moins. Il a de vieux carrosses argentés et des chevaux qui ne valent pas beaucoup d'argent; sa livrée est pauvre, sa maison est mauvaise et sa figure est triste. On voit que le Roi de Prusse aime mieux dépenser son argent à Berlin qu'à Francfort.
«L'ambassadrice est plus belle encore que la fête et plus magnifique que tous les couronnements du monde [112]. Elle n'a rien perdu de tout ce que nous aimons en elle, et elle se fait aimer de toute l'Europe; elle est adorée à Vienne et elle le serait à Francfort, si on la connaissait; mais personne ne sait le nom de son voisin, ce qui met beaucoup de variété dans les compagnies, avec un peu d'embarras dans les sociétés.»
Mais ce qui par-dessus tout devait intéresser Mme de Boufflers, c'était ce qui concernait sa mère, la princesse de Craon. Quelle figure faisait-elle dans cette brillante assistance! Quel accueil avait-elle reçu de l'Empereur? Boufflers se charge de satisfaire sa légitime curiosité:
«Ma grand'mère n'est guère plus magnifique que le roi de Prusse, mais ils sont respectés tous les deux à leur manière. Hier, l'électeur de Mayence lui avait promis de faire retarder contre toutes les lois de l'empire, si elle n'était pas revenue assez tôt de chez l'Empereur, qui demeure, comme vous savez, à deux lieues. C'était la première fois qu'elle lui faisait sa cour; nous l'y avons accompagnée, M. de Chimay, M. de Ligniville et moi. Voici la relation véritable:
«La princesse, à son arrivée, a fait demander M. de Kevenhüller, grand chambellan: il est venu sur-le-champ et a fait entrer la princesse par une petite porte de derrière dans l'appartement de l'Empereur. Il est venu quelqu'un à sa rencontre qui lui a dit: «Je veux vous servir d'ambassadeur.» Elle a demandé à M. de Kevenhüller qui c'était; il lui a dit que c'était l'Empereur. Ils ont causé le plus amicalement du monde tous les deux assis pendant plus d'une demi-heure. Pendant ce temps-là, M. de Chimay, M. de Ligniville et moi nous étions avec toute la Cour dans l'antichambre. Tout à coup il est venu quelqu'un à nous qui nous a dit d'entrer, et nous avons vu venir à nous l'Empereur, qui venait de quitter ma grand'mère en lui disant: «Je vous laisse avec mes enfants et je vais voir les vôtres.»
«Il a d'abord parlé à M. de Chimay avec beaucoup de bonté, ensuite il m'a parlé très longtemps, surtout de vous, en me recommandant de vous gronder de sa part de n'être pas venue le voir. Il me l'a répété plusieurs fois avec beaucoup de gaieté et a fini par nous dire: «Ah ça, je vais chercher mes enfants et retourner avec votre grand'mère.»
«Là-dessus il s'en est allé et nous a ramené les archiducs, à qui il nous a présenté, lui-même. Notre cour faite, nous nous en sommes allés, laissant ma grand'mère avec l'Empereur. Quand elle est sortie, nous sommes allés à la porte de derrière par où elle était entrée, pour lui donner le bras. L'Empereur, qui la reconduisait, m'a dit: «Ah çà! n'oubliez pas de dire mille injures à votre mère et de la bien gronder, mais prenez garde à la revanche.»
«Voilà le récit véritable de notre réception, qui m'a réellement charmé, et même touché, quelque blasé que je doive être sur l'affabilité.»
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«Je me porte à merveille, je ne joue point et ne
dépense rien: mes gens ne me coûtent pas plus cher
qu'à Paris. Je n'ai pas encore parlé de ma lettre. M. du
Châtelet m'a dit qu'elle pourrait me valoir un diamant.
En ce cas-là, mon voyage serait une folie faite à bon
marché; il m'en coûterait plus d'une autre manière pour
être sage.
«Adieu, madame, je vous aime beaucoup pendant mon absence, quoique sûrement vous attendiez mon retour pour m'aimer [113].»