Dernières Années de la Cour de Lunéville: Mme de Boufflers, ses enfants et ses amis
CHAPITRE XIV
1758-1760
La vie de la Cour.—Les représentations dramatiques.—Passage du prince Xavier de Saxe.—Arrivée du nain Borwslaski.—Chagrin de Bébé.—Les réunions chez la marquise de Boufflers. Mme Durival.—Galanteries de Panpan.—Fâcheuse aventure de Mlle Alliot.
Les désastres de la guerre de Sept ans avaient-ils eu quelque influence sur la cour de Lunéville, et Stanislas avait-il ressenti comme il convenait les revers réitérés qui frappaient les armées de son gendre? En aucune façon, et c'est à peine si l'on paraissait se douter en Lorraine de l'état critique du gouvernement français. Cependant, à la fin de 1759, la situation financière devint si désastreuse que l'état se trouvait acculé à la faillite. Pour éviter une aussi fâcheuse extrémité, Louis XV invita ses fidèles sujets à envoyer à la monnaie leur vaisselle plate ou montée, et lui-même donna l'exemple.
Stanislas, quoi qu'il lui en coûtât, ne crut pas pouvoir se dispenser d'imiter la conduite de son gendre et il fit déposer son argenterie à la monnaie de Metz.
Ce sacrifice accompli, et ce tribut payé à ses relations de famille, la vie folâtre continua plus que jamais, sans souci des difficultés où se débattait la France.
Malgré son grand âge, Stanislas avait conservé son entrain et sa gaîté d'autrefois; dans les fêtes incessantes qui se donnaient à la Cour, il ne se contentait pas d'être un spectateur bienveillant, il payait de sa personne: pas un bal n'avait lieu où il ne dansât tantôt avec Mme de Boufflers, tantôt avec Mme de Bassompierre, tantôt avec quelque autre dame de sa société.
Le théâtre est toujours la passion dominante de la petite Cour. La troupe «de qualité» formée autrefois par Voltaire et Mme du Châtelet a été modifiée et renouvelée. Maintenant c'est Mme de Boufflers qui fait fonction d'impresario et qui stimule le zèle de tous. Mesdames de Boufflers, de Bassompierre, de Thianges, de Cambis, Mlles de Boufflers, Alliot, Dufrène, de Luzancy sont les principales interprètes.
Quand ce n'est pas la «troupe de qualité» qui donne, ce sont des acteurs de passage; ils jouent successivement: Sémiramis, Blaise le savetier, le Frondeur, la Fausse aventure, l'Ecossaise, Rodogune, Tartuffe, la Bohémienne, l'Orpheline, la Fausse Agnès, Iphigénie en Tauride, etc.
En 1759, on vit débuter le fils du directeur des théâtres de la Cour, qui devait acquérir plus tard dans son art une grande célébrité. Fleury, âgé de sept ans, eut l'honneur de jouer en présence du Roi de Pologne. Après la représentation, on conduisit le petit comédien devant le monarque, et ce dernier, charmé de sa gentillesse et de son talent précoce, l'embrassa et il lui fit en même temps un riche cadeau.
De fréquentes et illustres visites apportaient souvent dans la vie de la Cour une agréable distraction.
Au mois de juin 1758, Stanislas reçut le second fils d'Auguste III, Xavier, frère de la dauphine [70]. Le prince allait à Versailles pour voir sa sœur et offrir ses services à Louis XV.
Bien qu'il caressât toujours l'espoir de voir renverser Auguste III et de le remplacer sur le trône de Pologne, Stanislas, pour ne pas mécontenter son gendre, fit au jeune prince un accueil magnifique et il l'entoura de mille prévenances. Il envoya le chevalier de Beauvau et le marquis de Boufflers au devant de lui jusqu'à Chanteheu avec les carrosses de la Cour; lui-même alla l'attendre jusqu'aux grilles du Bosquet. Le prince arriva à neuf heures du soir, et il y eut un magnifique souper au Kiosque, avec illumination.
Le lendemain, après une messe en musique à la chapelle du château, il y eut table de trente-six couverts, et musique. Puis toute la Cour monta en carrosse et se rendit à Chanteheu; au retour, l'on fit jouer la cascade, et l'on mit en mouvement les figures du Rocher; à quatre heures et demie, le prince remonta en voiture pour continuer sa route, charmé de l'amabilité du Roi et de l'accueil qu'il avait reçu.
Au mois de novembre, on reçut la visite du prince de Condé, qui venait de l'armée de Broglie, puis celles du baron de Gleichen, du baron de Breteuil, etc.
Toutes les visites n'étaient pas toujours aussi importantes, mais elles étaient quelquefois plus amusantes.
A la fin de 1759, le 2 décembre, arriva à Lunéville la comtesse Humiecska, parente de Stanislas, et femme du grand porte-glaive de la couronne. Elle était accompagnée d'un gentilhomme polonais, nommé Borwslaski, âgé de vingt-deux ans, et qui était le nain le plus surprenant qu'on pût imaginer. Bien qu'il n'eût que vingt-huit pouces de haut, il était très bien pris dans sa taille et tous ses membres étaient parfaitement proportionnés; sa physionomie était douce et fine, ses yeux très beaux, tous ses mouvements pleins de grâce, enfin il dansait à merveille. Son esprit était aussi délicat et parfait que son corps: Il avait une très bonne mémoire, savait lire, écrire, compter; il parlait l'allemand et le français et ses reparties étaient fines et spirituelles. Il professait la religion catholique, dans laquelle il était fort instruit [71].
L'arrivée de M. Borwslaski à Lunéville fit le désespoir du pauvre Bébé.
Après avoir été longtemps le plus heureux des nains, et avoir joui à la Cour d'une situation privilégiée, Bébé avait éprouvé quelques déboires. Certes, Stanislas manifestait toujours la même passion pour son jouet favori, et il ne manquait jamais, dans les représentations de gala, de faire danser à Bébé des danses de caractère, mais l'intelligence du nain n'avait pas fait le moindre progrès, et le Roi s'en désolait.
Jamais on n'avait pu faire entrer dans la cervelle de Bébé les notions les plus élémentaires, son esprit ne s'était pas formé; on n'avait pu lui donner une idée de la religion, ni lui apprendre à lire: «Il est imbécile, colère, écrit le correspondant de la Gazette de Hollande, et le système de Descartes sur l'âme des bêtes serait plus facilement prouvé par l'existence de Bébé que par l'existence d'un singe ou d'un barbet.» Cela n'empêchait pas le nain d'avoir de lui la plus haute opinion.
Hélas! ce n'était pas tout encore. Jusqu'à quinze ans, Bébé s'était fort bien porté et il était très agréablement proportionné. La puberté eut sur son caractère et sur son état physique une déplorable influence. Il devint colère, jaloux; il eut des passions, des désirs ardents; s'étant aperçu qu'on permettait bien des choses à des nains de son espèce, il prenait plaisir à passer ses petites mains dans le corsage des dames de la Cour, puis il en faisait au Roi des descriptions fort indiscrètes.
Peu à peu, son corps frêle et débile s'étiola, ses forces s'épuisèrent, son épine dorsale se courba, ses jambes s'affaiblirent, son teint se flétrit, il perdit sa gaîté et devint valétudinaire.
C'est au moment même où le pauvre Bébé, à peine dans sa dix-huitième année, ressentait les atteintes d'une vieillesse précoce que la comtesse Humiecska fit son entrée à Lunéville avec Borwslaski.
Le chagrin de Bébé en voyant un nain plus petit que lui fut profond. Il «crevait de dépit» de l'arrivée de cet intrus qui se permettait d'avoir cinq pouces de moins que lui [72]. Sa colère n'eut pas de bornes quand il vit toute la Cour s'extasier devant le nouveau venu, lui faire mille caresses et le Roi lui-même ne pas cesser de l'admirer. Quand on mit les deux nains en présence l'un de l'autre, Borwslaski s'excusa poliment auprès de Bébé d'être plus petit que lui. Bébé lui répondit très aigrement qu'il avait été malade et que c'est ce qui l'avait fait grandir; puis il se refusa à un plus long entretien et il alla bouder dans la petite maisonnette qui lui servait d'appartement.
Le lendemain, quand il se retrouva avec son confrère, Bébé, incapable de dominer sa jalousie, chercha à le faire tomber dans le feu; mais il avait affaire à plus fort que lui et il reçut une verte correction.
La comtesse Humiecska et son nain passèrent quelques jours à Lunéville très entourés et très fêtés, puis ils partirent pour Paris, où Mme de Boufflers, qui se rendait également dans la capitale, leur offrit l'hospitalité.
Si la Cour du vieux roi Stanislas avait conservé en partie la gaîté d'autrefois, le petit cercle intime de Mme de Boufflers n'était pas non plus moins brillant. Comme au temps jadis, les réunions chez la favorite étaient délicieuses, illuminées par son esprit et son irrésistible charme; plus que jamais on y rimait à rime que veux-tu, et quand l'abbé de Boufflers écrivait ses chansons joyeuses et égrillardes, il ne faisait en somme que suivre les leçons de sa mère, de son précepteur et du cher ami Panpan.
La marquise cultive encore les muses et ses œuvres fugitives sont toujours pleines d'agrément. Elle est si dépourvue d'hypocrisie qu'elle ne craint pas de se peindre elle-même. Quoi de plus charmant que cette chanson où elle fait un mélancolique retour sur le passé et où elle avoue si ingénument les regrets qu'elle éprouve à ne plus voir autour d'elle une cour d'adorateurs:
Air: L'avez vous vu mon bien aimé?
Dans mon printemps
Tous les passants
Me parlaient de tendresse,
Mais à présent
D'aucun amant
Je ne suis la maîtresse.
Toutes ses pensées sont fines et délicates et elle les rend sous une forme exquise, mais elles n'ont plus la gaieté d'autrefois:
J'ai toujours cherché le bonheur,
J'ai vu qu'il n'est que dans le cœur.
L'on est trompé par l'apparence.
Heureux qui sent plus qu'il ne pense,
Qui ne prévoit point l'avenir!
Il ne faut pas se presser de jouir,
Le plaisir est dans l'espérance.
Le petit cénacle s'est enrichi d'une nouvelle venue, Mme Durival [73]; c'est une femme charmante, admirablement douée, toute de fantaisie et d'invention. La marquise raffole de sa nouvelle amie, et comme elle ne peut plus s'en passer, elle l'a fait nommer dame du palais. Un jour elle écrit pour elle cette jolie chanson qu'elle adresse au mari:
Sur l'air: Ah! ma voisine, es-tu fâchée?
Tout ici doit rendre les armes
A ses beaux yeux.
Sans regret nous vantons les charmes
De ses beaux yeux.
Comme vous plus d'un cœur soupire
Pour ses beaux yeux.
Mais vous seul avez droit de lire
Dans ses beaux yeux.
Mme de Boufflers n'est pas seule à «taquiner la muse», tout son entourage rime à l'envi, le lecteur du Roi tout le premier. Mais il reste fidèle à ses sentiments anciens et c'est le plus souvent à la louange de la «divine marquise» qu'il exerce ses talents. Les années ont passé, l'amour s'en est allé, mais le temps n'a pu détruire ce touchant attachement. La charmante femme exerce toujours sur lui le même attrait, la même séduction, elle est toujours l'objet unique de son adoration. Un jour il lui envoie ce quatrain flatteur:
Le temps ne vous a rien ôté;
Les mois pour vous sont des journées.
Je touche à la caducité,
Les jours pour moi sont des années.
Lorsqu'elle lui reproche sa partialité envers elle, il riposte galamment:
Votre intraitable modestie
Accuse fort mal à propos
Un de mes vers de flatterie;
Je lui réponds en peu de mots.
Je ne le sais que trop: Tout passe.
Cependant je n'ai point flatté;
Le temps peut trop sur la Beauté,
Mais il ne peut rien sur la grâce.
Personne plus que Panpan n'admire les productions légères de Mme de Boufflers, ces œuvres fugitives composées en se jouant, pleines de fantaisie, d'originalité et d'un tour si facile. Il les juge dignes de la postérité. Aussi, en 1759, lui envoie-t-il pour sa fête «une écritoire» accompagnée de ce gracieux «bouquet»:
Lorsqu'en un temps plus fortuné
Pour célébrer ce jour que novembre ramène,
Je vous offris une fontaine
Que l'art forma d'un vase à la Chine tourné,
Je souhaitois du ciel, invoquant la puissance,
Que, fixant sur vos pas la grâce et la beauté,
Ma fontaine, pour vous, fut celle de Jouvence.
On a vu que des dieux, je fus presque écouté.
Cependant je vous offre aujourd'hui davantage
Car, si de mon présent vous daignez faire usage,
Il vous sera garant de l'immortalité.
La verve poétique de Panpan n'épargne personne, pas même ses meilleurs amis. Il compose ce quatrain sur le cher abbé Porquet, plus maigre et plus gourmand que jamais:
Ce squelette affamé qui croque à belles dents
Tout notre dîner sans mot dire,
N'est-il pas l'image du temps
Sur les ruines de Palmyre?
Cependant ce n'est pas toujours pour Mme de Boufflers que Panpan accorde sa lyre; il adresse quelquefois des vers à d'autres dames de la Cour, à Mme de Lenoncourt, à Mme de Neuvron, à Mme de Bassompierre, à Mme de Thianges, etc.
Un jour où trois de ses amies le sont venues voir dans sa modeste demeure, il les régale de ce triolet galant:
Oui, je crois être en Paradis,
Boisgelin, Cambis et Thianges,
Quand je vous vois dans mon taudis,
Oui, je crois être en Paradis.
Si vous n'êtes pas des houris,
Vous êtes pour le moins des anges;
Oui, je crois être en Paradis,
Boisgelin, Cambis et Thianges.
Le bon Lecteur, abusant de la liberté que donne la poésie, est souvent assez vif dans ses chansons, mais c'est le ton de la maison et personne ne s'en plaint. Il y a deux personnes qui excitent particulièrement sa verve, c'est Mme Alliot, la femme de l'austère intendant, et son aimable fille Rosette, celle qui joue si bien la comédie et que Mme de Boufflers a enrôlée dans «la troupe de qualité».
Tantôt c'est Mme Alliot qui est l'objet des attentions du poète:
Sur l'air de Joconde.
Le temps en vous ne peut flétrir
Les dons de la nature.
Pour plaire, le goût du plaisir
Est une route sûre.
Vous verrez toujours sous vos lois
Les enfants de Cythère.
Vous étiez leur sœur autrefois
Et vous êtes leur mère.
Mais Rosette est jeune et charmante et Panpan n'est pas insensible à ses attraits. Mme de Boufflers, qui aime beaucoup la jeune fille, s'occupe souvent de ses toilettes et se charge même quelquefois de l'habiller. Panpan prétend donner son conseil à l'occasion et contribuer lui aussi à faire valoir la beauté de Rosette. Il écrit un jour à la marquise:
Ordonnez sur toute autre chose,
Mais je veux aujourd'hui partager vos projets;
Je prétends, comme vous, embellir notre Rose
Et qu'on me doive un peu de ses nouveaux attraits.
Débarrassons surtout cette taille légère
De ces maussades plis qui la voilent aux yeux;
Elle n'a pas besoin de la montrer pour plaire,
Mais nous avons besoin de la voir un peu mieux.
Que la plus simple polonoise
Nous en dessine les contours;
Il n'est que la grâce qui plaise,
Et la grâce plaît sans atours.
Le poète paraît tout à fait sous le charme de la jeune fille; il ne se lasse pas de rimer en son honneur.
Dans Rosette, qui naît à peine,
On voit, on entend à la fois,
Air de nymphe, voix de sirène,
Gentils propos, joli minois.
Dans cette fleur si tendre encore
Lorsqu'en sa première saison
On voit tant de grâces éclore,
On connaît la rose au bouton.
Quelquefois même le lecteur se laisse entraîner à des propos grivois, mais on sait qu'avec lui cela ne tire pas à conséquence.
Un jour, dans un grand dîner, voyant Rosette si séduisante, il improvise pour elle ce quatrain:
Sur l'air: Pour passer doucement la vie
Ah! que Rosette est adorable
Et que sa gaîté l'embellit.
On doute en la voyant à table
Qu'elle puisse être mieux au lit.
Cette fréquentation de la cour et des aimables dames qui en font l'ornement, en particulier de Mme de Boufflers, ne paraît pas avoir particulièrement réussi à la charmante Rosette. Il lui arriva un petit désagrément qui dut être fort pénible au sévère Alliot.
Rosette rencontrait sans cesse chez la marquise le chevalier de Beauvau. Ce dernier se laissa prendre aux attraits de la jeune fille et elle-même ne sut pas résister aux douces paroles du brillant officier.
Ce petit roman fut mené fort loin, aussi loin même qu'il était possible, si bien qu'un jour arriva où il fallut à tout prix en cacher les conséquences. Il ne pouvait être question de réparation, un mariage entre un Beauvau et une Alliot étant une pure monstruosité; on eut alors recours à l'expédient ordinaire: un certain M. de Pont, conseiller à la Cour Souveraine, cherchait à se marier; on lui persuada que Mlle Alliot était la femme de ses rêves; il n'y contredit pas, et le mariage fut célébré dans la chapelle du château, en présence du Roi et de toute la Cour. Par malchance, l'heureux époux fut plus perspicace qu'on ne s'y était attendu, ou la situation de la jeune fille plus apparente qu'il ne fallait; toujours est-il que le mariage à peine célébré, M. de Pont en demanda la cassation et intenta un procès à l'officialité de Nancy. Pendant que le procès s'instruisait, la jeune femme accouchait paisiblement à Paris d'un fils qui fut ouvertement baptisé «en la paroisse de la Madeleine sous le nom de Basile-Amable, fils naturel de Marie-Louise Alliot et de Ferdinand-Jérôme de Beauvau!» M. de Beauveau était si loin de contester sa paternité qu'il signa tout simplement l'acte de baptême [74].