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Dernières Années de la Cour de Lunéville: Mme de Boufflers, ses enfants et ses amis

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CHAPITRE XXIII
1764

Voyage du chevalier de Boufflers en Suisse.

De retour à Lunéville, Boufflers songe bien vite à de nouveaux déplacements; comme Stanislas, malgré sa bonne volonté, n'a pas d'ambassade à lui offrir, le chevalier ne trouve rien de mieux que de s'en confier une à lui-même et de réaliser enfin un projet longtemps caressé.

Bien qu'il fût encore très jeune en 1748, lors du séjour de Voltaire à la cour de Lorraine, le chevalier n'était pas sans avoir été frappé de la présence du philosophe, des hommages qu'on lui rendait et de la considération dont on l'entourait. Que de fois même Voltaire, toujours bonhomme, avait plaisanté avec le futur abbé et la «divine mignonne», pris part à leurs jeux enfantins! Quand le triste événement que nous connaissons eut éloigné à jamais le philosophe de Lunéville, son souvenir n'y resta pas moins vivant dans les esprits et dans les cœurs. Comment oublier cet homme qui, pendant deux ans, avait tenu la Cour et le Roi sous le charme; comment oublier ces heures délicieuses que Stanislas ne se rappelait jamais sans attendrissement! On parlait sans cesse de Voltaire, des aventures dont il avait été le héros, de son séjour en Lorraine, des événements qui lui advenaient, de ses œuvres. Le Roi, Mme de Boufflers, Panpan, Tressan, etc., n'avaient-ils pas mille anecdotes à raconter sur le philosophe, n'échangeaient-ils pas avec lui des lettres qu'on se montrait avec orgueil?

Il eût été présent qu'on n'aurait pas davantage parlé de lui. L'imagination du jeune chevalier, nourrie de ces récits, se montait de plus en plus; Voltaire devint pour lui un dieu, une idole, et son rêve fut bientôt de revoir enfin cet homme qui pour lui représentait le résumé le plus complet et le plus brillant de l'intelligence humaine.

Donc, l'occasion lui paraissant propice, Boufflers décida de rendre au patriarche de Ferney cette visite qui lui tenait tant au cœur, et en même temps il résolut de parcourir la Suisse, dont quelques voyageurs vantaient les sites montagneux et agrestes et qu'il devenait à la mode de visiter.

Cette fois, comme Boufflers agit pour son compte et qu'il est son maître, il imagine toute une mise en scène qui va, il le suppose du moins, le prodigieusement divertir. Comme il voyage pour son agrément, pour s'instruire, pour étudier les mœurs des peuples étrangers, il décide de garder l'incognito. Il veut devoir à son mérite personnel et non pas à son nom les heureuses aventures qui ne peuvent manquer de lui advenir. Le chevalier de Boufflers n'est plus; l'homme qui parcourt le monde est un jeune peintre fort inconnu, M. Charles, qui, pour payer son écot, fait le portrait de son hôte et au besoin celui des dames de bonne volonté qu'il trouve sur sa route. Le chevalier voit dans cet incognito mille perspectives amusantes, mille rencontres imprévues, il est ravi de son idée, et comme il écrit à Voltaire pour lui annoncer sa visite, il lui fait part de son travestissement en le suppliant de ne pas le trahir.

Les agréables péripéties que Boufflers se promettait se réalisèrent au delà de ses espérances; bien qu'inconnu, il reçut partout le plus charmant accueil et son voyage fut un enchantement de tous les instants.

Et cependant, il faut l'avouer, l'aspect extérieur du chevalier ne prévenait guère en sa faveur; sa légèreté et son étourderie ne lui permettaient guères de songer à sa toilette; aussi, qu'il fût en hussard ou en peintre, sa mise était-elle toujours très négligée et son apparence première assez hirsute. Il avait de la gaucherie dans le maintien, de la pesanteur, enfin du malvenu dans toute sa personne. La beauté de ses traits rachetait-elle ce que son apparence première pouvait avoir de déplaisant? Hélas! non; le chevalier était franchement laid. Mais dès qu'il parlait sa figure s'animait et ses yeux brillaient d'esprit; et puis il plaisantait si agréablement, il savait donner à tous ses récits un tour si vif, si original, si amusant, il avait toujours à sa disposition tant d'histoires drôlatiques, qu'on oubliait bien vite sa laideur pour rester sous le charme de son esprit.

Avec les femmes il était galant, empressé et d'une audace surprenante, qui du reste lui réussissait presque toujours. Il a eu bien des bonnes fortunes, mais sa légèreté naturelle lui interdisait d'être constant et il n'avait pas plutôt obtenu ce qu'il désirait qu'il passait bien vite à d'autres amours. Il a été aussi célèbre par son inconstance que par ses succès.

Donc à l'automne de 1764, vers la fin de septembre, Boufflers part pour la Suisse, à petites journées.

A peine arrivé à Colmar, il écrit à sa mère pour lui faire part de ses impressions et en même temps il la charge de ses instructions pour le personnel qu'il a laissé à Lunéville:

«4 octobre 1764.

«Je serai demain matin à Bâle, d'où je vous écrirai. Adressez-moi vos lettres, si vous m'écrivez, chez M. de Voltaire, sous le nom de Charles, en le faisant prier de me les garder jusqu'à mon passage.

«J'ai pris le parti de réformer mon cocher et mon postillon, et deux chevaux, dont l'un nommé vulgairement la Grise, sera vendu à quelque prix que ce soit; et l'autre, appelé par mes gens le Grand Entier, et par moi l'Évêque de Toul, sera donné pour quinze louis. Je vous prierai de vouloir bien charger l'abbé Porquet de cette exécution-là; qu'il veuille bien écrire à M. Rollin pour avoir l'argent nécessaire, et qu'il dise à mon piqueur de faire hacher la paille pour ceux qui resteront, et surtout pour le grand maigre, surnommé la Lanterne, à cause de sa transparence; et que le susdit abbé Porquet soit toujours bien persuadé qu'il n'a jamais eu d'élève aussi soumis que moi.

«Adieu, ma très belle maman, je me réjouis de parler de vous à M. de Voltaire, et de lui dire tout ce que j'en pense; car je parie qu'il n'avait pas assez d'esprit pour sentir tout votre mérite.»

De Colmar, Boufflers se rend à Soleure, où réside le chevalier de Beauteville, le nouveau représentant de la France:

«Du 9 octobre 1764.

«Me voici chez le chevalier de Beauteville, qui m'a reçu comme un Suisse qui descendrait du ciel à cheval sur un rayon. Il est en vérité charmant. Je suis arrivé au moment de son entrée et des députations des treize cantons qui viennent le reconnaître.

«La ville de Soleure devient le rendez-vous de toute Suisse; les femmes y sont charmantes; je serais même tenté de les croire coquettes, si les femmes pouvaient l'être.....»

Mais Boufflers ne voyage pas seulement pour son agrément, il a la prétention d'observer. Son étonnement est grand de voir ce qu'est un pays libre; combien le peuple y est plus heureux qu'en Lorraine et en France, où on l'écrase d'impôts! Bien qu'il sache à n'en pas douter que ses lettres seront lues non seulement par sa mère, mais aussi par le Roi, Boufflers écrit tout ce qu'il pense, sans souci de choquer personne, et dans sa juvénile indignation, il n'hésite pas à établir un saisissant contraste entre la situation d'un pays libre et celle d'un pays sous le joug.

«Ce peuple-ci me représente le peuple gaulois: il en a la stature, la force, le courage, la douceur et la liberté. Il n'y a pas plus d'hommes à proportion qu'en Lorraine. Le pays en lui-même est moins bon, mais la terre y est cultivée par des mains libres. Les hommes sèment pour eux et ne recueillent pas pour d'autres. Les chevaux ne voient pas les quatre cinquièmes de leur avoine mangée par les rois. Les rois n'en sont pas plus gras et les chevaux ici le sont bien davantage. Les paysans sont grands et forts, les paysannes sont fortes et belles. Je remarque que partout où il y a de grands hommes, il y a de belles femmes; soit que les climats les produisent, soit qu'elles viennent les chercher, ce qui ne serait pas décent.

«Cette nation-ci ne s'amuse guère, mais elle s'occupe beaucoup. On y est fort laborieux, parce que le travail est un plaisir pour qui est sûr d'en retirer le fruit; il y a autant de plaisir à labourer qu'à moissonner. Les lois des Suisses sont austères; mais ils ont le plaisir de les faire eux-mêmes, et celui qu'on pend pour y avoir manqué a le plaisir de se voir obéir par le bourreau.

«Adieu, madame, je me porte bien.

«B.»

«Faites souvenir le Roi que dans le pays le plus libre, il a à cette heure le plus fidèle de ses sujets; et vous, chantez de ma part: Aimez-moi comme je vous aime

En quittant Soleure et les pompes officielles, le chevalier se dirige vers le lac de Genève et c'est dans la délicieuse petite ville de Vevey, sur le bord du lac, aux pieds des collines couvertes de châtaigniers qu'il s'installe pour faire un séjour prolongé.

Il écrit à sa mère une jolie description du lac, de sa situation et des montagnes qui l'entourent.

«26 octobre 1764.

«Me voici dans le charmant pays de Vaud. Je suis au bord du lac de Genève, bordé d'un côté par les montagnes du Valais et de Savoie, et de l'autre par de superbes vignobles dont on fait, à cette heure, la vendange. Les raisins sont énormes et excellents; ils croissent depuis le bord du lac jusqu'au sommet du mont Jura, en sorte que d'un même coup d'œil je vois des vendangeurs les pieds dans l'eau, et d'autres juchés sur des sommets à perte de vue.

«C'est une belle chose que le lac de Genève. Il semble que l'Océan ait voulu donner à la Suisse son portrait en miniature. Imaginez une jatte de quarante lieues de tour, remplie de l'eau la plus claire que vous ayez jamais bue, qui baigne d'un côté les châtaigniers de la Savoie et de l'autre les raisins du pays de Vaud. Du côté de la Savoie, la nature étale toutes ses horreurs, et de l'autre toutes ses beautés.

«Le mont Jura est couvert de villes et de villages dont la vigne couvre les toits et dont le lac mouille les murs; enfin tout ce que je vois me cause une surprise qui dure encore pour les gens du pays.»

Boufflers n'est pas seulement enthousiasmé des beautés de la nature, il trouve chez les habitants une simplicité, une droiture qui l'enchantent. Il a pénétré dans quelques sociétés; tout le monde ignore son rang, sa situation sociale, et partout cependant on lui a fait grand accueil:

«Mais ce qu'il y a de plus intéressant, c'est la simplicité des mœurs de la ville de Vevey. On ne m'y connaît que comme peintre et j'y suis traité partout comme à Nancy. Je vais dans toutes les sociétés, je suis écouté et admiré de beaucoup de gens qui ont plus de sens que moi et j'y reçois des politesses que j'aurais, tout au plus, à attendre de la Lorraine; l'âge d'or dure encore pour ces gens-là. Ce n'est pas la peine d'être grand seigneur pour se présenter chez eux, il suffit d'être homme. L'humanité est pour ce bon peuple-ci tout ce que la parenté serait pour un autre.»

Boufflers est ravi parce qu'il s'est présenté comme peintre dans un brave ménage, qu'on lui a commandé le portrait de la femme et que, le travail terminé, on lui a remis pour sa peine 36 francs avec beaucoup de remerciements. Mais, au grand ébahissement de ses hôtes, il n'a voulu accepter que 12 francs, et encore, par-dessus le marché, il a fait le portrait du mari.

Le jeune homme est enchanté de la Suisse, des habitants, des mœurs:

«Nous voyons plus d'honnêtes gens dans une ville de trois mille habitants qu'on n'en trouverait dans toutes les provinces de la France. Sur trente ou quarante jeunes filles ou femmes, il ne s'en trouve pas quatre de laides, et pas une de catin. Oh! le bon et le mauvais pays!»

Il termine sa lettre par ces réflexions amusantes:

«Adieu, Madame, voilà une assez longue lettre; si j'y ajoutais ce que j'ai toujours à vous dire de mon adoration pour vous, vous mourriez d'ennui.

«Mettez-moi aux pieds du Roi, contez-lui mes folies et annoncez-lui une de mes lettres, où je voudrais bien lui manquer de respect, afin de ne le pas ennuyer. Les princes ont plus besoin d'être divertis qu'adorés. Il n'y a que Dieu qui ait un assez grand fonds de gaieté pour ne pas s'ennuyer de tous les hommages qu'on lui rend.»

Mais qui donc avait parlé à Boufflers du rigorisme et de la pruderie des femmes de la Suisse? L'heureux chevalier ne s'en aperçoit guère. Les femmes du canton du Vaud sont fort jolies et il ne leur déplaît pas se l'entendre dire. Aussi «M. Charles» ne se fait-il pas faute de les combler de compliments intéressés:

«Malgré tout ce que j'avais entendu dire de la sagesse, et même de l'austérité des mœurs de ce pays-là, j'ai vu que La Fontaine avait raison de dire que la femme est toujours femme. Non seulement la femme y est femme, mais elle y est belle.»

Boufflers ne se contente pas de visiter le canton de Vaud et de charmer les habitantes par sa verve intarissable; il va plus avant, il entre dans la vallée du Rhône, et pénètre dans la grande montagne jusqu'aux pieds du Simplon.

«Novembre 1764.

«Oh! pour le coup, me voilà dans les Alpes jusqu'au cou. Il y a des endroits ici où un enrhumé peut cracher à son choix dans l'Océan ou dans la Méditerranée.

«Où est Panpan? C'est ici qu'il ferait beau le voir grossir les deux mers de sa pituite, au lieu d'en inonder votre chambre.

«Où est l'abbé Porquet? que je le place, lui et sa perruque, sur le sommet chauve des Alpes, et que sa calotte devienne, pour la première fois, le point le plus élevé de la terre.

«Pardonnez-moi mon transport, Madame, les grandes choses amènent les grandes idées, et les grandes idées les grands mots.

«Je suis à cette heure dans le Valais, frontière d'Italie. C'est le pays le plus indépendant de toute la Suisse. C'est le seul où les femmes aient constamment conservé leur ancien habillement. Ce sont de petits corsets assez bien faits, des mouchoirs croisés assez singulièrement, de petits béguins de dentelles, et de petits chapeaux par-dessus, avec des nœuds de rubans.

«Je suis occupé d'avoir des vulnéraires de ce pays-ci pour le Roi; ils sont infiniment supérieurs à ceux du reste de la Suisse.....»

Mais le pays est si sauvage, si froid, il y a tant de neige, que Boufflers ne prolonge pas son séjour et il revient bien vite sur les rives du Léman, où la température est plus clémente.

En revenant, il s'arrête à Sion, où il a l'heureuse fortune de rencontrer l'illustre et savant Haller; il peut même, à sa grande joie s'entretenir quelques heures avec lui:

«J'ai dîné et soupé avec le grand célèbre Haller [114]; nous avons eu pendant et après le repas une conversation de cinq heures de suite, en présence de dix ou douze personnes du pays, qui étaient très étonnées d'entendre raisonner un Français. Mais, malgré l'attention et l'applaudissement de tout le monde, j'ai vu que pour parvenir à une certaine supériorité, les livres valent mieux que les chevaux.

«Dans peu de jours je verrai Voltaire, dont Haller n'est pas assez jaloux, et par échelons, après avoir été d'Haller à Voltaire, j'irai de Voltaire à vous.

«Mettez-moi toujours aux pieds du Roi, et dites-lui que la vue des peuples libres ne me portera jamais à la révolte.

«Adieu maman, je vous aime partout où je suis, partout où vous êtes.

«B.»

En quittant le Valais pour se rendre enfin à Ferney, but et objet suprême de son voyage, Boufflers s'arrête à Lausanne, ville très importante et qu'il ne peut manquer de visiter. Il n'y devait faire qu'un court séjour, mais il est si bien reçu, si bien fêté qu'il ne peut plus s'arracher aux délices de cette nouvelle Capoue. Alors comme aujourd'hui, les femmes de Lausanne étaient charmantes, fines, spirituelles; comment s'arracher à ces aimables Vaudoises si avenantes, si accueillantes, qui se laissent si volontiers peindre au pastel, qui se montrent si heureuses des quatrains qu'il leur prodigue? Elles n'étaient certes pas habituées, de la part de leurs compatriotes, à tant de grâce et d'empressement; aussi raffolaient-elles du galant chevalier. Boufflers charmé écrit à sa mère:

«Lausanne, 10 décembre 1764.

«Il faut que vous n'ayez pas reçu mes lettres, par la négligence de mon palefrenier, qui a oublié de les affranchir, ou que vous vous souciiez bien peu du sang de votre sang, de la chair de votre chair, des os de vos os.

«Je suis ici dans l'île de Circé, sans être ni aussi fin, ni aussi brave, ni aussi sage qu'Ulysse et ses compagnons. Lausanne est connu dans toute l'Europe par ses bons pastels et la bonne compagnie: je vis dans une société que Voltaire a pris soin de former, et je cause un moment avec les écoliers, avant d'aller écouter le maître. Il n'y a pas de jour où je ne reçoive des vers, et où je n'en rende; pas un où je ne fasse un portrait et une connaissance, pas un où je ne prenne une tasse de chocolat le matin, suivie de trois gros repas; enfin je m'amuse au point de vous souhaiter à ma place.

«Je vais après-demain à Ferney, où Voltaire m'attend; il m'a écrit une lettre charmante; je me réjouis de vous parler de lui. Vous avez mieux pris votre temps que moi pour le voir, mais on boit le vin de Tokay jusqu'à la lie. Surtout assurez bien le Roi que je ne reviendrai point déiste.

«Adieu, maman, je vous aime comme on admire le Roi dans ma romance pour sa fête.»

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