Dernières Années de la Cour de Lunéville: Mme de Boufflers, ses enfants et ses amis
CHAPITRE XXV
1763-1765
Mort de Bébé.—Brouille du Roi avec le Père de Menoux.—Installation de Tressan à la Cour de Lorraine.—Les dernières années du Roi.—Sa tristesse.—Ses amusements: la chasse, la pêche, le trictrac.—Le jeu à la Cour.—Le Faro.— Les plaisanteries du Roi.—Visites de Le Kain et delà princesse Christine.—La fête du Roi.—L'Académie de Nancy.
En 1764, Stanislas eut le chagrin de voir s'éteindre sous ses yeux un des êtres les plus aimés de son entourage.
Depuis deux ans, la santé de Bébé allait en déclinant; c'est en vain que le Roi avait eu recours à la science des plus habiles médecins, c'est en vain qu'il avait tout essayé pour prolonger une existence qui lui était chère, tout avait échoué devant l'inexorable consomption.
La dernière année de sa vie, et bien qu'il n'eût que vingt-deux ans, Bébé n'était plus qu'un vieillard décrépit et à peine pouvait-on lui arracher quelques paroles. Quand il faisait très chaud, on le sortait un peu au soleil; alors il paraissait se ranimer et il essayait de faire quelques pas. Au mois de mai, il eut un rhume accompagné de fièvre; il se guérit, mais il resta dans un état de véritable léthargie; son agonie fut longue, il ne mourut que le 9 juin.
Stanislas éprouva un véritable chagrin de cette fin prématurée et il voulut que l'on rendît à son nain des honneurs dignes de l'affection qu'il lui portait. Il ordonna de déposer ses restes dans l'église des minimes de Lunéville, où il fit élever à sa mémoire une petite pyramide surmontée d'une urne funéraire. Sur une plaque de cuivre on grava le portrait du défunt et au-dessous se lisait cette épitaphe:
D. O. M.
HIC JACET
NON CORPUSCULUM SEDEXTA
NICOLAI FERRI LOTHARINGI,
E VICO DE PLANE
IN SALMENSI PRINCIPATU
NATI DIE 14 NOVEMBRI ANNI 1741.
La mort de Bébé n'avait pas seulement contristé le cœur du bon Roi, elle avait vivement ému tous les savants de l'époque.
On voulut conserver, pour l'offrir en curiosité aux générations futures, le squelette de cet étrange phénomène: Rönnow [115], le premier médecin, et Saucerotte, le chirurgien du Roi, firent d'abord l'autopsie du défunt, puis ils «décharnèrent les os» et, sur l'ordre de Stanislas, envoyèrent le squelette au cabinet du Jardin du Roi. Là on fabriqua une poupée de cire superbement habillée et on l'exposa à côté du squelette, dont elle avait toutes les dimensions. Bébé était revêtu d'un long habit de soie bleu-clair passé, d'une cravate blanche, d'un jabot et de manchettes de dentelles; un long gilet gris-clair, une culotte rouge, des bas gris, des souliers gris-foncé à boucle d'argent complétaient son costume; il tenait à la main un tricorne noir. Il resta ainsi longtemps exposé à la curiosité des visiteurs [116].
La même année 1764, le Roi eut la douleur de voir s'éloigner de lui un homme qu'il n'avait cessé de combler de ses faveurs, et auquel il était profondément attaché, le Père de Menoux.
Cependant la dévotion du monarque ne faisait qu'augmenter avec l'âge, et l'influence du jésuite aurait dû croître en proportion; mais ce dernier, grisé par le succès, avait fini par manquer de tact et par lasser la patience de son royal pénitent. Entre autres prétentions, n'avait-il pas exigé qu'on fît disparaître la naïade qui surmontait une des fontaines de la place Royale de Nancy, sous prétexte que sa nudité alarmait la pudeur des habitants! Le Roi résista aux indiscrètes sollicitations du Révérend Père; leur intimité en souffrit, et le 30 septembre 1764, le Père de Menoux se démit bruyamment de ses fonctions de supérieur des missions royales de Lorraine. Stanislas, quelque chagrin qu'il en éprouvât, le laissa s'éloigner; ils ne se revirent jamais.
Si le Roi de Pologne avait perdu quelques-uns de ses plus fidèles courtisans, il avait eu la satisfaction de voir s'établir près de lui, et cette fois à titre définitif, un homme qu'il honorait d'une affection toute particulière, le comte de Tressan.
Après la paix de 1763, Tressan s'était vu privé du traitement de lieutenant général qu'il avait obtenu de M. de Belle-Isle. Sa situation pécuniaire était déjà des plus modestes; ce nouveau coup de la fortune la réduisit à un état plus que précaire. Dans l'impossibilité de soutenir son rang dans ses fonctions de gouverneur de Bitche, il demanda et obtint la dispense de résider dans son gouvernement, et il se retira avec toute sa famille à cour de Lunéville.
Stanislas, ravi d'avoir près de lui un homme qu'il aimait et dont les goûts concordaient avec les siens, accueillit avec empressement son nouvel hôte; il le logea au château, ainsi que toute sa famille, il le nomma grand maréchal du Palais et le combla de bontés.
A mesure qu'il vieillit, les sujets de tristesse ne manquent pas à Stanislas; non seulement il a vu peu à peu disparaître autour de lui tous ceux qu'il a aimés, tous ses vieux amis polonais, tous ceux qui ont été les compagnons fidèles de ses infortunes ou de sa vie heureuse, mais il assiste pour ainsi dire à sa propre déchéance, et il a la douleur de se survivre à lui-même.
Il est âgé de quatre-vingt-neuf ans, mais s'il conserve les apparences extérieures de la santé, en réalité il est affligé de cruelles infirmités qui peu à peu l'ont privé de ses plus précieuses distractions. Sa vue s'affaiblit de plus en plus; il ne peut plus lire, à peine écrire. Puis il devient sourd et cette infirmité l'attriste peut-être plus que toutes les autres. Autrefois il aimait beaucoup l'exercice, mais son embonpoint à fait de tels progrès qu'il a dû renoncer à la marche à peu près complètement.
Son état moral n'est guère plus brillant que son état physique. La déception si vive qu'il a éprouvée en voyant s'évanouir son rêve insensé de remonter sur le trône de Pologne, à la mort d'Auguste III, a eu sur son esprit le plus fâcheux contre-coup. Il n'est plus que l'ombre de lui-même; il s'absorbe souvent dans de pénibles réflexions et il tombe dans un assoupissement dont on ne le tire qu'avec peine.
Son entourage a subi l'influence du maître. La cour s'est assombrie depuis deux ans et elle est devenue aussi triste, morne et désolée, qu'elle était autrefois joyeuse, animée, brillante. Les jeunes courtisans se sont éloignés, ils se sont tournés vers le soleil levant, et ils ont pris la route de Versailles. Il ne reste plus à Lunéville que quelques amis fidèles, Mme de Boufflers et ses enfants, le marquis et le chevalier, M. et Mme de Boisgelin, M. de Bercheny, de Croix, Tressan, le chevalier de Listenay, Alliot, Panpan, Porquet, Solignac, etc.
Mme de Boufflers a le cœur trop haut placé pour abandonner Stanislas dans ses heures de détresse et elle s'efforce d'entourer de soins et d'affection les dernières années de son vieil ami. Mais il faut bien l'avouer, le rôle de garde-malade, de sœur de la charité ne convient ni à l'âge ni à l'humeur de la marquise, la tristesse n'est pas son fait, et elle cherche par de fréquents voyages dans la capitale à égayer une vie qui tous les jours devient plus morose et plus sombre.
Quant à Stanislas, il apprécie à leur valeur les marques d'attachement de son amie; si elle n'est pas auprès de lui aussi souvent qu'il le souhaiterait, il se dit qu'il ne faut pas demander à la vie plus qu'elle ne peut donner, à la femme encore moins, et il sait, en philosophe désabusé, faire la part de la nature et de la légèreté naturelle à celle qu'il a tant aimée et qui a répandu tant de charme et d'agrément sur la seconde moitié de sa vie.
Le grand âge de Stanislas et ses infirmités l'obligent à modifier sa vie et ses rapports avec les courtisans; aussi les rouages officiels se relâchent, le prestige du roi s'atténue, la dignité de la Cour disparaît; dans les dernières années, Stanislas n'a plus qu'une ombre d'autorité. Depuis l'entourage immédiat du monarque jusqu'au moindre valet, chacun agit un peu à sa guise et sans trop se soucier du maître.
Bien qu'aucun de ces changements ne lui échappe, le monarque n'a rien perdu de son enjouement et de sa douceur; il ne se plaint de rien, de personne et il supporte avec résignation l'abandon relatif dans lequel il vit. Bien souvent le pauvre vieux prince n'a d'autre compagnie que son chien Griffon, ami fidèle et sûr, qui, lui, ne le quitte jamais.
C'est seulement au moment de la nouvelle année que Lunéville retrouve son animation des anciens jours. Toute la noblesse accourt présenter au Roi ses vœux et ses souhaits, mais ce devoir accompli, tous s'empressent de retourner à leurs plaisirs ou à leurs occupations et la Cour retombe dans la tristesse.
Stanislas s'est si bien accoutumé à son isolement qu'il le regrette presque quand par hasard on vient l'en troubler. Il écrit à sa fille le 5 janvier 1765 après les brillantes et officielles réceptions du 1er janvier:
«Me voilà délivré de la grande compagnie que la nouvelle année m'a attirée et réduit à ma solitude. J'ai tout le temps sans aucune distraction de penser à ma chère Maryczka.»
Plus que jamais en effet le Roi adore sa fille; elle est devenue l'unique objet de ses pensées, et bien que sa vue soit perdue, il s'efforce encore de lui griffonner quelques mots d'affection. Ses lettres sont presque illisibles, mais d'une tendresse vraiment touchante. Il ne l'appelle jamais que «ma bien chère petite mignonne», «mon cher cœur», «mon très cher cœur», «mon incomparable Marie» [117]. Lui-même se désigne en riant sous le nom de gros papa Lala (en polonais lalka qui signifie poupon.)
Les distractions du Roi ne sont pas nombreuses et les journées s'écoulent souvent bien lentement à son gré. Il a dû successivement renoncer à tous les exercices physiques qui autrefois le charmaient, la promenade, le cheval, la chasse. La meute, et tout le service de la vénerie ont été supprimés, au grand regret des gamins de Lunéville, pour lesquels c'était fête de partir «en traque» sur les grands chariots de corvée. Quelquefois encore Stanislas se livre au plaisir de la chasse à tir, mais combien différente d'autrefois! Appuyé sur un parapet du parc, il massacre au hasard les lapins que des rabatteurs ramènent sur lui.
Il n'y a plus qu'un sport auquel le Roi puisse s'adonner aisément, c'est la pêche; malgré sa vue, ou plutôt à cause de sa vue, Stanislas y obtient des succès inattendus; aussi affectionne-t-il particulièrement ce genre de distraction. Chaque fois qu'il jette la ligne dans la Vezouge, un nageur habile, glissant entre deux eaux, va attacher un poisson à l'hameçon: «Tirez, sire, tirez vite, le poisson mord!» lui criait-on, et le prince, ravi de son habileté, s'émerveillait cependant de cette pêche miraculeuse qui ne lui faisait jamais défaut.
Un des grands plaisirs du Roi a toujours été de jouer au trictrac; sa passion pour ce jeu n'a fait qu'augmenter avec l'âge et l'impossibilité de trouver d'autres distractions. Tous les jours régulièrement de deux à quatre, il y a une partie établie. Mme de Boufflers, Tressan et Panpan sont les plus fidèles partners du monarque, mais ils sont souvent occupés, absents, malades; alors que faire? comment les remplacer? Les courtisans, que ce jeu ennuie, sans égard pour l'innocente manie du vieillard, imaginent mille subterfuges pour esquiver cette éternelle partie de trictrac. Stanislas, par bonté, n'ose insister, mais il éprouve un désespoir enfantin et sa journée est perdue; dans son chagrin, il en arrive à chercher des partners parmi les bourgeois de Lunéville.
Tous les jours le Roi déjeune au Bosquet entre onze heures et midi, puis il fait quelques pas dans le parc ou s'asseoit pour prendre l'air; c'est alors qu'il use de ruse pour tâcher de trouver un adversaire. Dès qu'il aperçoit un bourgeois de la ville se promenant lui aussi dans le Bosquet, il le salue le premier pour le mettre à son aise, puis commence à causer avec lui familièrement; il l'interroge sur sa famille, sur ses besoins, et quand la glace est rompue, il lui dit avec bonhomie: «Monsieur, me ferez-vous le plaisir de faire ma partie de trictrac?» [118]
Quand le bourgeois accepte, tout va bien, mais quand il s'excuse, en disant qu'il ne sait pas jouer: «Comment, vous ne savez pas jouer au trictrac!» s'écrie le roi. Et son accent est si désolé, que son interlocuteur s'éloigne navré. Alors le Roi cherche une nouvelle victime et il recommence son petit manège avec l'espoir d'être plus heureux. Bientôt les habitants de Lunéville, pour complaire à leur vieux maître, eurent tous appris le trictrac.
Quand Stanislas a trouvé un partner, il le ramène avec lui au château. A deux heures exactement on s'asseoit à la table de jeu, le Roi prend un cornet et jette le dé. A quatre heures précises il se lève et si la partie n'est pas terminée, il dit à son invité: «Monsieur, je compte que vous reviendrez demain pour achever cette partie». Si le joueur n'est pas de la ville, le Roi l'invite à dîner.
Pendant le jeu, deux pages se tiennent debout derrière le grand fauteuil du monarque. Stanislas prise beaucoup et il a pour habitude de placer son mouchoir sur le bras de son fauteuil; naturellement au moindre mouvement le mouchoir tombe, et les pages n'ont d'autre mission que de le ramasser et de le remettre en place [119].
Si le roi de Pologne trouve difficilement des partners parmi ses courtisans, ce n'est pas que la passion du jeu n'existe plus à la Cour de Lorraine; elle y règne au contraire plus que jamais. Mais l'honnête et innocent trictrac n'est pas ce qu'il faut pour émouvoir des âmes blasées. Heureusement on vient d'inventer un nouveau jeu de hasard, le faro, où l'on peut perdre en peu de temps beaucoup d'argent. Il fait bientôt les délices de la Cour.
Les soirées se passent comme d'habitude chez Mme de Boufflers; on cause, on fait de la musique, on joue, c'est une réunion familiale pleine d'édification. Mais dès que le monarque s'est retiré dans ses appartements particuliers, c'est-à-dire vers neuf heures, la scène change du tout au tout. La société, un instant auparavant si paisible et si calme, se précipite sur les cartes, sur les tables de jeu, et alors commence une formidable partie de faro. Mme de Boufflers se montre la plus ardente, la plus acharnée, et elle perd sans sourciller des sommes considérables.
Bientôt la passion pour le faro devient générale: des salons elle gagne l'antichambre et descend même jusqu'aux cuisines. Ce n'est pas tout encore. Peu à peu on voit les laquais, les marmitons eux-mêmes pénétrer timidement dans les appartements de réception, assister à la partie, bientôt même y prendre part; on les voit debout, jeter leurs écus par-dessus la tête des personnages de la Cour et suivre avec anxiété les péripéties du jeu. Ces scènes indécentes et scandaleuses se prolongent souvent jusqu'à l'aube.
Pendant ce temps Stanislas, plein de confiance, repose du sommeil de l'innocence.
Le trictrac, la chasse, et la pêche ne sont pas les seules distractions du vieux Roi; il en a une autre moins inoffensive: celle de se donner des indigestions, qui parfois manquent de l'emporter. Il a toujours été un grand mangeur et il adore les plaisirs de la table; il a en particulier une passion désordonnée pour le melon, et pour la satisfaire il a fait établir à Lunéville une melonnière modèle, de façon à avoir des fruits toute l'année; il entretient à grands frais «des jardiniers melonniers», spécialement affectés à la culture de ce précieux cucurbitacé.
En dépit d'indispositions fréquentes et souvent dangereuses, le Roi mangeait très gloutonnement, et ses médecins étaient impuissants à modifier sa manière de faire. Il avait conservé des habitudes grossières de sa jeunesse la coutume de manger avec ses doigts. Un jour, Mme de Boufflers assistait au repas du monarque, et elle tenait sur ses genoux le jeune Conigliano qu'elle affectionnait particulièrement; tout à coup l'enfant se penche à l'oreille de l'aimable marquise et lui dit à voix basse: «Le Roi mange comme un cochon.»
Stanislas, s'apercevant du colloque, interroge Mme de Boufflers: «Que dit le petit Cogliano? [120]» Après un moment d'hésitation, la marquise répond hardiment: «Sire, il dit que vous mangez comme un cochon», et elle éclate de rire. Le Roi, toujours bonhomme, en fait autant ainsi que toute l'assistance.
Malgré le peu de délicatesse de ses manières lorsqu'il était à table, Stanislas, se conformant aux usages de la Cour de Versailles, et confiant dans le respect qu'inspirait la majesté royale, ne craignait pas de manger souvent en public et de se donner en spectacle à ses fidèles sujets.
Pendant un de ces dîners d'apparat, il arriva un jour une assez plaisante aventure. Dans la foule qui entourait la table du Roi se trouvait une jeune et fraîche villageoise que le hasard avait placée auprès d'un vénérable franciscain. Tous deux, émerveillés du spectacle, s'absorbaient dans la contemplation du monarque. Une des femmes de Mme de Boufflers, jeune et fort étourdie, remarqua le couple et par espièglerie, quelque diable aussi la poussant, elle attacha, sans se faire remarquer, par une forte épingle, la jupe de la paysanne à la robe du capucin. La jeune fille, au bout d'un moment, fait un mouvement et sent qu'on la retient; elle insiste, on la retient encore. Elle se trouble, rougit, et sentant bien que l'obstacle vient du côté du moine, elle balbutie: «Mon père... mon père... mais laissez-moi, je vous prie.» Le moine la regarde avec stupéfaction, puis, voulant s'éloigner à son tour, il se sent retenu de façon invincible. Il toise d'un air courroucé la paysanne, mais il n'en est pas plus avancé. Enfin tous deux indignés s'éloignent brusquement et l'on voit, à la grande joie de toute la Cour, qu'un lien invisible les retient l'un à l'autre.
S'apercevant de l'émoi général et des rires des assistants, Stanislas demande la raison de cette gaîté hors de saison. On est obligé de lui tout avouer. Très mécontent de l'inconvenante plaisanterie dont un ministre de la religion a été l'objet en sa présence, le Roi veut connaître l'auteur du méfait, on accuse les pages, on soupçonne les assistants; enfin Mme de Boufflers apprend le lendemain que la coupable est une de ses femmes; elle la fait appeler, l'accable de reproches et la chasse. Marguerite, c'était le nom de la femme, court se jeter aux pieds du Roi et demande grâce en sanglotant: «Quoi! s'écrie le Roi, c'est toi! Ne reparais jamais au château.»—«Non, non, dit la pauvre fille avec à-propos, j'aimerais mieux mourir que de vous quitter.» A ces mots le Roi s'attendrit, et se met à pleurer tout comme Marguerite: «Eh bien, reste donc, dit-il, mais au moins n'y reviens plus [121].»
Tressan était bien souvent le compagnon du Roi; son esprit mordant amusait le monarque qui du reste ne se faisait aucune illusion sur le caractère agressif de son grand maréchal; il disait un jour de lui: «Je vais lui arracher quelque mauvaise plaisanterie ou quelque bonne méchanceté.» Il était si bien accoutumé à sa société qu'il ne lui laissait guère un instant de liberté. «Où est Tressan?» était l'invariable refrain du Roi dès qu'il se trouvait seul; il n'avait de cesse qu'on ne l'eût retrouvé et qu'on ne le lui eût amené; alors il ne le lâchait plus et l'infortuné devait tenir compagnie au monarque jusqu'à l'heure du coucher.
Quand Tressan avait la goutte, ce qui arrivait assez fréquemment, Stanislas se faisait porter auprès de son lit: «Plains-toi, mon ami, lui disait-il, jure, crie, gronde à ton aise.» Le patient profitait de la permission et tous deux se livraient à d'interminables conversations, entrecoupées des plaintes, des gémissements, et des malédictions du malade.
Stanislas n'avait rien perdu de son goût pour la plaisanterie, et chaque fois qu'il en trouvait l'occasion, il s'empressait d'y donner cours. La majesté des cérémonies religieuses n'était même pas pour lui un obstacle.
Deux exemples entre cent donneront l'idée des facéties dont le vieux prince était coutumier.
En 1764, pendant la semaine sainte, le Roi, suivant la coutume, «fait la cène» et lave les pieds à treize pauvres de la ville. Le dernier était un faible d'esprit nommé Lami; quand ils furent tous placés à table, Sa Majesté prit de la soupe dans une cuillère et la présenta à Lami, qui, alléché, ouvrit aussitôt une bouche immense, mais le Roi, au lieu de le faire manger, absorba lui-même le contenu de la cuillère, en riant bruyamment de sa plaisanterie et de la figure déconfite du pauvre diable.
La familiarité de Stanislas avec le grand maréchal était extrême et ce dernier était souvent victime de l'humeur joviale de son maître. Le 18 mai 1764, jour de la Saint-Félix, le Roi voulut aller entendre la messe aux Capucins. On fit venir des chaises à porteurs. Tressan soutenait le Roi en descendant le perron de la cour. Dès qu'il fut arrivé devant sa chaise, Stanislas dit à son compagnon: «Monte, mets-toi dans cette chaise, tu iras le premier aux Capucins.» Tressan obéit et s'installe confortablement. Mais aussitôt, le Roi crie aux porteurs: «Arrêtez! arrêtez!» et il monte à son tour en s'asseyant sur les genoux de Tressan consterné. Les courtisans éclatent de rire en voyant la mine piteuse du grand maréchal. Seuls les porteurs ne rient pas et après s'être consultés du regard déclarent qu'il leur est impossible de soulever un poids aussi considérable: «Qu'on prenne des valets de pied!» s'écrie Stanislas, qui ne veut pas démordre de son idée. Après plusieurs essais infructueux, douze valets de pied joints aux porteurs finissent par enlever la chaise et l'on part pour les Capucins, où l'on arrive sans encombre, le Roi toujours ravi et Tressan demi-pâmé.
Tout le monde entend la messe pieusement, mais à la bénédiction, Tressan, qui craint que le Roi, mis en goût, ne s'avise de revenir dans le même équipage, s'esquive prudemment, et il est impossible de le retrouver de la journée.
Stanislas n'est pas seul à avoir l'esprit tourné à la plaisanterie. Le jeune chevalier de Boufflers se montre volontiers le rival du Roi dans cet ordre d'idées et il n'est sorte de facéties qu'il n'imagine dans ses jours de gaieté. Ses plaisanteries ne sont pas toujours du meilleur goût ni sans porter quelquefois atteinte à la majesté royale, mais Stanislas est plein d'indulgence pour ce jeune homme dont l'entrain et la verve l'amusent en dépit de tout.
On sait que le frère du chevalier, le marquis de Boufflers, était capitaine des gardes du corps. En 1765 le chevalier n'imagine-t-il pas de rédiger au nom de Stanislas, pour le duc de Choiseul, une note des plus plaisantes où il énumère toutes les raisons qui doivent décider le ministre à lui donner la survivance de son frère.
«Le Roi de Pologne, duc de Lorraine et de Bar, convaincu de l'incapacité du marquis de Boufflers, a résolu de confier la compagnie de ses gardes à un officier digne de ce poste important; il a jetté les yeux sur le chevalier de Boufflers, dont l'expérience, la gravité, la sagesse et surtout l'assiduité lui sont connues, pour lui donner la survivance de son frère.
«Sa Majesté prie M. le duc de Choiseul d'obtenir en conséquence au chevalier de Boufflers un brevet de colonel, afin de perpétuer l'heureux accord, qui a toujours existé entre le service de Lorraine et le service de France.
«On sera peut-être étonné que le Roi de Pologne, à son âge, nomme un survivant à un officier de vingt-neuf ans. On répond que le besoin que ses gardes ont d'un chef fait passer sur toutes les objections. D'ailleurs l'embonpoint de Sa Majesté Polonoise et la maigreur du marquis de Boufflers compensent assez la différence d'âge. On pourroit trouver encore une autre compensation dans les vœux que la France et la Lorraine font pour la vie du Roi de Pologne, et ceux que toutes les troupes font pour la mort du marquis de Boufflers.
«Le chevalier de Boufflers a fait la guerre comme volontaire pendant quatre mois; il a extrêmement fatigué le prince Ferdinand, toute la dernière campagne [122]; c'est un sujet propre à rétablir dans les troupes cette gaieté françoise que le marquis de Boufflers attriste par sa sévérité, et cet ancien esprit de la nation, auquel le marquis de Boufflers a porté tant d'atteintes. Il aime la table, le jeu, les femmes et les chevaux; il ne cesse de boire à la santé de M. le duc de Choiseul et de le bénir dans toutes ses chansons.»
Cette singulière apologie du chevalier par lui-même amusa beaucoup le Roi.
Boufflers, toute plaisanterie à part, se jugeait volontiers très supérieur à son aîné: c'est lui qui disait ce mot charmant qu'il s'appliquait naturellement: «Les aînés sont le coup d'essai de la nature, les cadets en sont le chef-d'œuvre.»
Les relations entre Stanislas et le chevalier étaient des plus cordiales et affectueuses et ils discutaient souvent ensemble. Un jour où ils avaient longuement parlé du bonheur, Boufflers écrivait au Roi cette jolie lettre:
«Sire,
«Je viens d'être heureux un moment en prenant de Votre Majesté une leçon de bonheur. Il n'appartient à personne d'en parler aussi bien que vous, Sire, parce que personne ne fait autant d'heureux et qu'il est naturel de bien raisonner sur son métier. Votre Majesté nomme trois sources de bonheur, l'amour-propre, la raison et l'instinct, et elle fait penser à une quatrième plus sûre encore, plus abondante que les trois premières, c'est à un bon Roi [123].»
Au mois d'avril 1764 eut lieu une éclipse de soleil dont l'annonce seule amena une profonde perturbation dans toute la Lorraine. Les bruits les plus absurdes circulaient et trouvaient d'autant plus de créance qu'ils étaient moins fondés. On annonçait les pires catastrophes, que les puits allaient tarir, que l'obscurité serait complète, qu'on ne pourrait sortir sans risque de la vie, enfin «des mauvais plaisants ou des méchants» avaient fait afficher sur les murs de Nancy et de Lunéville cette annonce effrayante:
AVIS AU PUBLIC
«Le public est averti que la nuit du jour qui suivra immédiatement l'éclipse du 1er avril, il y aura un tremblement de terre très considérable, et le même que celui qui arriva à la mort de N. S. J. C. Voilà ce qu'une étude continuelle et des recherches très exactes sur le cours de la nature nous a fait découvrir, seulement depuis dix à douze jours. Depuis ce temps nous parcourons les villes du royaume pour en donner avis, et étant passés à Nancy fort tard, nous avons cru que le meilleur parti était de faire à la hâte quelques petites affiches pour instruire le public de cet événement, en l'avertissant de se tenir sur ses gardes cette nuit, et le plus qu'il sera possible hors des maisons, surtout de celles qui seront placées au midi.»
Toute la ville était affolée; les habitants avaient fait des provisions d'eau et de victuailles comme pour soutenir un siège. On se serait cru au 1er mai de nos jours.
La Cour, sans partager l'effroi de la population, avait fini par subir l'influence ambiante et l'on n'y était qu'à moitié rassuré.
Elle fut pourtant bien innocente, cette éclipse qui bouleversait si profondément la Lorraine. Elle commença le 1er avril, «vers neuf et demie du côté de l'ouest. Avant onze heures elle était dans son milieu, le bas ou midi du soleil formait un C de ce qui restait du disque.» Le ciel était un peu couvert, il y avait un demi-jour et de la fraîcheur.
Le soir, tous les habitants couchèrent dehors par crainte du tremblement de terre, mais dès que le jour parut ils témoignèrent par mille folies leur joie d'avoir échappé à un si grand danger.
Au cours de l'année 1765, Stanislas eut la satisfaction de recevoir plusieurs visites fort agréables. D'abord la duchesse de Gramont; ensuite Lekain, l'illustre tragédien, vint faire un séjour à Lunéville: il daigna, à la demande du Roi, paraître sur la scène; il joua d'abord le rôle de Zamore dans Alzire; puis, flatté du succès obtenu et des félicitations enthousiastes de Stanislas, il parut successivement dans Rhadamiste, le duc de Foix, Iphigénie en Tauride, Mithridate, etc.
Mme de Boufflers, qui n'aimait pas Lekain, refusa de se déranger et elle resta à la Malgrange, où elle était installée.
Peu de temps après le départ du comédien, Stanislas vit arriver la princesse Christine, cette bonne abbesse de Remiremont qui, l'année précédente, avait fait un si méchant accueil au brillant chevalier de Boufflers. Bien que la princesse ne fût pas toujours des plus aimables, Stanislas l'accueillait cependant avec plaisir; ses visites apportaient une précieuse diversion à la monotonie de la vie.
La future abbesse était venue pour assister à la fête du Roi, et ce dernier, charmé d'une si délicate attention, écrivait à Marie Leczinska:
«9 mai 1765.
«Mon très cher cœur, votre chère lettre est un beau bouquet pour ma fête, que j'ai planté au fond de mon cœur pour qu'il ne se fane jamais. J'ai fait aujourd'hui parodie à Marly: je viens de dîner à Chanteheu. La plus belle pièce de mon cabinet est Mme la princesse Christine, qui me tient compagnie et qui en fait le plus bel ornement. Il faut s'étourdir en jouissant du beau temps qu'il fait, pour ne pas songer à tout ce qui fait de la peine.»
Marie Leczinska, la princesse Christine et Mme de Boufflers n'étaient pas seules à fêter l'anniversaire de Stanislas.
A Nancy, on avait l'habitude de faire un feu de joie sur la place du marché de la ville neuve, mais les maisons qui entouraient la place étaient toutes en bois et leurs propriétaires redoutaient toujours avec raison de voir leurs immeubles contribuer, plus qu'ils ne l'auraient désiré, à l'éclat des réjouissances publiques. En 1765, on décida de supprimer cette dangereuse illumination et de la remplacer par un feu d'artifice sur la place Royale. Une décoration de boiserie peinte ornait les quatre faces du piédestal de la statue de Louis XV, des transparents en bleu clair laissaient voir à jour les chiffres du Roi de Pologne et ces mots: Vive Stanislas le bienfaisant!
A neuf heures du soir, une foule immense garnissait la place; toutes les croisées étaient remplies du plus beau monde. On fit faire un grand cercle à environ vingt-cinq pas de distance de la grille et on fit partir successivement les artifices des quatre faces aux acclamations du peuple, «qui criait vive le Roi! de très bon cœur.»
Un des derniers plaisirs de Stanislas, et non des moindres, est de s'occuper de son Académie; il en parle souvent avec Tressan et Solignac et il recherche avec eux tout ce qui peut rehausser l'éclat et augmenter la réputation de cette fondation, qu'il regarde comme une des plus utiles de son règne. En dépit de son âge et de ses tristesses, le bon Roi n'a pas renoncé aux succès littéraires et il cherche encore à obtenir les suffrages de ses confrères; mais pour ne pas les influencer et être bien sûr de la sincérité de leur appréciation, c'est toujours sous le voile de l'anonymat qu'il se présente à leurs suffrages, anonymat si transparent que personne n'en est la dupe, sauf le Roi lui-même.
Au mois de mai 1765, Solignac vient mystérieusement apporter au président de l'Académie, M. du Rouvrois, un opuscule qui a pour titre: Recueil de diverses matières; c'est, dit-il, l'œuvre d'un jeune homme qui donne des espérances et qui, avant de se lancer dans la carrière littéraire, désire savoir de la bouche même des meilleurs juges s'il doit poursuivre sa voie ou s'arrêter.
L'Académie se réunit le 29 mai pour juger le travail qu'on lui présentait, et comme personne n'ignorait que le bon jeune homme était âgé de quatre-vingt-huit ans, l'assistance fut à peu près au complet.
L'ouvrage étant anonyme, l'Académie crut pouvoir ne rien ménager, et elle n'hésita pas à le couvrir des louanges les plus hyperboliques.
Elle déclare sans ambages au jeune homme qui sollicite si modestement son avis que «son coup d'essai est un coup de maître, qu'il a atteint à la perfection, qu'il mérite d'être couronné, qu'il écrit en chrétien éclairé et soumis, en savant philosophe, en excellent politique, que sa morale est divine, sa philosophie saine, sa politique humaine et bienfaisante, son style précis et pur, ses pensées solides et sublimes, ses comparaisons justes et brillantes, etc., etc.»
Si le Roi n'était pas satisfait, il était vraiment bien difficile; mais il fut ravi, d'autant plus ravi qu'ayant conservé l'incognito, il pouvait être bien convaincu que les louanges qu'on lui prodiguait étaient sincères et spontanées.
Un membre de l'Académie crut même devoir publier une pièce de vers à ce sujet:
Encore un coup, messieurs, tout beau!
Ce qu'on nous donne pour esquisse
Me paraît un fort grand tableau;
Ne tombons point dans le panneau:
Dans l'art l'auteur n'est point novice.
Un apprenti sur ce pied-là
En saurait donc plus que les maîtres.