Dernières Années de la Cour de Lunéville: Mme de Boufflers, ses enfants et ses amis
CHAPITRE XV
1759-1760
Tressan est nommé gouverneur de Bitche.—Voltaire envoie au roi de Pologne l'Histoire de Charles XII.—Le Roi riposte par son ouvrage: l'Incrédulité combattue par le bon sens.
Les démarches de Stanislas et les sollicitations de Tressan auprès du duc de Choiseul n'avaient pas été sans résultat. Quand le gouverneur de Toul était revenu avec le Roi à Lunéville, en 1759, il avait pu annoncer à Mme de Boufflers qu'il avait obtenu la survivance du commandement de Bitche et de la Lorraine allemande. C'était un poste très important, mais il ne devait entrer en fonctions que quand le titulaire, M. de Bombelles, cesserait de l'occuper; comme ce dernier était fort malade, la succession, selon toute vraisemblance, ne devait pas se faire attendre trop longtemps; jusque-là on accordait au comte une gratification annuelle.
Voltaire, qui cherchait à consoler son ami Tressan des déceptions qu'il éprouvait aussi bien dans la carrière académique que dans la carrière militaire, lui écrivait aussitôt pour le féliciter:
«Aux Délices, ce jeudi.
«Vous ne trouverez peut-être pas à Bitche beaucoup de philosophes, vous n'y aurez pas de spectacles, vous y verrez peu de chaises de poste en cul de singe, mais en récompense vous aurez tout le temps de cultiver votre beau génie, d'ajouter quelques connaissances de détail à vos profondes lumières. Vos amis viendront vous voir, vous partagerez votre temps entre Lunéville, Bitche et Toul; et qui vous empêchera de faire venir auprès de vous des artistes et des gens de mérite qui contribueront aux agréments de votre vie?
«Il me semble que vous êtes très grand seigneur; cinquante mille livres de rente à Bitche sont plus que cent cinquante mille à Paris. Je ne vous dirai pas que votre règne vous advienne, mais que les gens qui pensent viennent dans votre règne.
«Si je n'étais pas aux Délices, je crois que je serais à Bitche, malgré frère Menoux.»
Si Voltaire daigne couvrir de fleurs son modeste confrère, celui-ci, on peut le supposer, n'est pas en reste de compliments et de flagorneries. Le patriarche ayant envoyé à Stanislas son Histoire de Charles XII, c'est Tressan et Panpan alternativement qui en font la lecture au Roi en présence de Mme de Boufflers. L'enthousiasme du prince n'a pas de bornes, et comme il ne peut écrire, ayant presque complètement perdu la vue, c'est Tressan qui est chargé de transmettre à l'auteur les compliments du monarque. Voici en quels termes il s'en acquitte:
«A Commercy, ce 11 juillet 1759.
«Vous allez vous moquer de moi, mon cher et divin maître et ancien ami, mais je conçois trop la noirceur de l'envie et combien mille esprits rampants cherchent à répandre le doute sur les récits les plus fidèles et les vérités les mieux prouvées pour ne vous pas envoyer en bonne forme un certificat dicté d'après ce que je viens d'entendre dire au roi de Pologne; le destructeur des mensonges imprimés dédaignerait-il en ce moment mon zèle pour constater la vérité scrupuleuse qui règne dans votre Histoire de Charles XII!
«Le roi de Pologne a été transporté de plaisir tant que la lecture de cette histoire a duré; il en aime le style enchanteur, il admire les traits d'un grand maître qui caractérisent en peu de mots les vertus, les faibles, l'héroïsme d'un souverain ou le génie de différentes nations; le prince enfin, dans l'enthousiasme où il était, m'a fait l'honneur de me dire, en présence de la marquise de Boufflers et de plusieurs personnes de sa Cour, ce que je vais rapporter dans mon certificat ci-joint; j'ai senti à l'instant tout l'intérêt qu'un de vos anciens amis doit prendre à votre gloire, et celui qu'un honnête homme doit à tout ce qui peut constater la vérité d'une histoire si singulière et si intéressante; j'ai demandé au roi de Pologne la permission de vous envoyer littéralement ce qu'il m'a fait l'honneur de me dire; non seulement il me l'a permis, mais même il m'a ordonné de vous l'écrire et de vous assurer de son estime et de son amitié.
«Je doute que vous ayez jamais à faire usage du témoignage du roi de Pologne, quelque respectable, quelque honorable qu'il soit pour vous, mais si quelque vil littérateur osait jamais attaquer cette histoire, je vous prie de faire imprimer ce certificat, qui serait même signé par S. M. polonaise sans la peine qu'elle a présentement à écrire, et qui le sera quand vous le voudrez par les personnes les plus éclairées de la cour.
«Donnez-moi de vos nouvelles à Commercy; vous devez en vérité un remerciement à notre cher et aimable roi de Pologne pour l'amitié, le feu qu'il a porté dans son jugement sur cette histoire, et pour le sentiment qui l'a porté à m'ordonner de vous en rendre compte sur le champ.
«Je lui fais venir cette nuit votre Histoire universelle.
«L'ami Panpan et moi nous lisons tour à tour, et c'est vraiment bien ce qui peut nous arriver de mieux, car quel bonheur de vous lire et d'être distrait pendant quelques heures de tant de gens qui parlent sans rien dire!
«Mme de Boufflers vous fait mille tendres compliments. Panpan dit qu'il se met à vos genoux; daignez du faîte de votre temple de la Liberté jeter un coup d'œil sur nous autres, misérables serviteurs des rois. Tout ce qui nous console, c'est que les rois sont aimables et qu'on pourrait les aimer de l'amour de M. de Guyon.
«Que vos jardins fleurissent toujours à l'ombre du bonnet de Tell; aimez bien nos chers Genevois, auxquels je suis tendrement attaché. Si vous voyez M. Pictet le père dans Diesbach, dites-lui que je l'aime de tout mon cœur et que je suis sûr d'en être aimé; quoiqu'on ait pendu un de mes arrière grands-oncles au haut de ces créneaux sacrés de Genève qu'il avait essayé de violer, je n'en aime pas moins ces murs qui tiennent en sûreté des sages, et des sages qui vous aiment et parmi lesquels vous vivez heureux.
«Mille respects, je vous supplie, à Madame votre nièce; aimez toujours le plus attaché et le plus fidèle de vos amis et serviteurs [75].»
A la lettre était joint le certificat annoncé. Voltaire, ravi, s'empresse d'écrire à Stanislas une épître enthousiaste. Quelques jours plus tard, Tressan, au nom du Roi, envoyait encore au philosophe ces quelques lignes:
«A Commercy, ce 29 juillet 1759.
«Sa Majesté Polonaise, monsieur, veut que je supplée à sa vue pour répondre à la lettre charmante qu'elle vient de recevoir de vous. Ce prince m'ordonne de vous assurer de son amitié pour vous, et de sa haute estime pour vos ouvrages.
«Sa Majesté confirme de nouveau l'attestation qu'elle m'avait ordonné de vous envoyer au sujet de l'exacte vérité de tous les faits connus dans votre Histoire de Charles XII. Elle apprend par vous, monsieur, avec un plaisir sensible, que le roi son gendre, en renouvelant les anciens privilèges de vos terres, vous donne une marque distinguée de sa bienveillance et de son estime. Mais je sens, monsieur, tout ce que vous perdriez si vous ne voyez pas du moins les caractères d'une main que vous baiseriez avec tant de plaisir; un seul mot de ce prince adoré, qui exécute sans cesse tout ce que vous aimez à célébrer dans les grands rois, sera mille fois plus précieux pour vous que tout ce que le plus fidèle de vos serviteurs et amis pourrait vous dire.
«Tressan.»
A la suite de la lettre, Stanislas avait griffonné ce post-scriptum presque illisible:
«Je vous réponds de cœur, au défaut de vue, pour vous assurer que je conserve toujours les sentiments d'une parfaite estime et amitié pour vous.»
Craignant que Voltaire ne pût déchiffrer le grimoire royal, Tressan avait ajouté ce second post-scriptum:
«Votre cœur vous fera deviner ce que mon cher et aimable maître vous écrit: Je vous réponds de cœur, au défaut de vue, etc. Plaignez une âme active (et celles des Rois le sont si rarement); heu! plaignez-la d'être privée du bonheur de revoir ses ouvrages, de ne pouvoir plus lire, écrire, peindre, jouer des instruments, et voir votre ancienne amie, chez qui le Roi vient d'écrire ce petit mot.»
Saint-Lambert était en ce moment à Lunéville et il avait contribué de son mieux à faire valoir auprès du roi de Pologne les mérites de l'Histoire de Charles XII. Le philosophe, touché et reconnaissant, lui mande:
«Aux Délices, 1760.
«Je viens, mon très aimable Tibulle, de vous écrire une lettre où il ne s'agit que de Charles XII; je suis plus à mon aise en vous parlant de vous, en vous ouvrant mon cœur, en vous disant combien il est pénétré du bon office que vous me rendez. Vraiment je vous enverrai toutes les Pucelles que vous voudrez, à vous et à Mme de Boufflers, rien n'est plus juste..... Si vous voyez frère Jean des Entommeures Menoux, dites-lui, je vous prie, que j'ai de bon vin, mais j'aimerais encore mieux le boire avec vous qu'avec lui.
«Mes respects, je vous prie, à Mme de Boufflers et à Mme sa sœur. Je vous aime, je vous remercie: je vous aimerai toute ma vie.
«V.»
Stanislas, s'il n'a aucun désir de revoir à sa Cour l'encombrant et dangereux Voltaire, n'en reste pas moins son lecteur enthousiaste et il se fait lire toutes ses œuvres; pas un opuscule qu'il ne veuille connaître. C'est généralement Panpan qui est chargé de faire apprécier au Roi les productions de Ferney.
Quand il lui fait la lecture de Candide et qu'il en arrive à ce passage où les rois détrônés sont réunis dans une auberge de Venise, Stanislas se montre d'autant plus intéressé qu'il joue un rôle dans le récit. Voltaire met en effet dans la bouche du monarque ces quelques mots:
«Je suis aussi roi des Polaques; j'ai perdu mon royaume deux fois; mais la Providence m'a donné un autre État, dans lequel j'ai fait plus de bien que tous les rois des Sarmates ensemble n'en ont jamais pu faire sur les bords de la Vistule; je me résigne aussi à la Providence, et je suis venu passer le carnaval à Venise.»
«Eh! quoi! s'écrie Stanislas à cette lecture, pourquoi tous ces rois détrônés ne sont-ils pas venus à Lunéville? Je les aurais tous accueillis et fêtés.»
Panpan, qui sait si bien faire valoir aux oreilles du prince les œuvres du philosophe, est persona grata à la cour de Ferney. Aussi quand ses élucubrations poétiques lui paraissent dignes d'un illustre examen, il les soumet humblement au jugement du maître. Voltaire lui répond par des billets charmants, pleins de cordialité et d'affection:
«Les Délices.
«Je ne sais, mon cher Pan Pan, si Alexandre se connaissait en vers aussi bien que vous et j'aime bien autant votre taudis que ses tentes. Vos petits vers sont fort jolis; en vous remerciant.
«Mais, à propos, Tibulle de Saint-Lambert doit avoir reçu un gros paquet contresigné La Reynière, adressé à Nancy. Je crains quelque méprise.
«Vous voyez donc souvent Mme de Boufflers! Que vous êtes heureux, ô Pan Pan!
«V.
Enhardi par le succès de son Histoire de Charles XII, Voltaire se décide à envoyer à Lunéville l'Histoire de Pierre le Grand, et c'est encore Tressan, puisqu'il a si bien réussi une première fois, qui est chargé de l'offrir à Stanislas.
«Les Délices.
«J'ai l'honneur de vous envoyer les deux premiers exemplaires de l'Histoire de Pierre le Grand; de ces deux exemplaires, il y en a un pour le roi de Pologne. Je manquerais à mon devoir si je priais un autre que vous de mettre à ses pieds cette faible marque de mon respect et de ma reconnaissance. Il est vrai que je lui présente l'histoire de son ennemi, mais celui qui embellit Nancy rend justice à celui qui a bâti Saint-Pétersbourg, et le cœur de Stanislas n'a point d'ennemi. Permettez donc, mon adorable gouverneur, que je m'adresse à vous pour faire parvenir Pierre le Grand à Stanislas le Bienfaisant.—Ce dernier titre est le plus beau.
«V.»
Cette fois, Stanislas n'admire pas sans réserve l'œuvre de l'historien; il fait quelques objections, et c'est Saint-Lambert qui est chargé de les transmettre à Ferney. Voltaire riposte en écrivant à Tressan:
«Frère Saint-Lambert, qui est mon véritable frère (car Menoux n'est que faux frère), frère Saint-Lambert, dis-je, qui écrit en vers et en prose comme vous, m'a mandé que le roi Stanislas n'était pas trop content que je préférasse le législateur Pierre au grand soldat Charles; j'ai fait réponse que je ne pouvais m'empêcher en conscience de préférer celui qui bâtit des villes à celui qui les détruit, et que ce n'est pas ma faute si Sa Majesté Polonaise elle-même a fait plus de bien à la Lorraine par sa bienfaisance que Charles XII n'a fait de mal à la Suède par son opiniâtreté.»
En 1760, et avec l'active collaboration du Père de Menoux, le Roi compose un opuscule qui a pour titre: L'incrédulité combattue par le bon sens, essai philosophique par un Roi. L'auteur y combat avec violence les philosophes et l'athéisme qu'il leur reproche amèrement.
Puisque l'ermite de Ferney envoie fidèlement à Stanislas ses œuvres les plus importantes, n'est-il pas de toute justice que le Roi en fasse autant? N'est-ce pas là un échange de bons procédés habituel entre confrères? Ainsi pense Stanislas et il charge son collaborateur d'adresser à Voltaire leur œuvre commune.
Le Jésuite, ravi de jouer un bon tour à son vieil ennemi, s'empresse d'expédier à Ferney un exemplaire avec quelques mots ironiques.
Voltaire lui répond par cette lettre charmante:
«Aux Délices, 11 juillet 1760.
«En vous remerciant du Discours royal et de vos quatre lignes,
«Mettez-moi, je vous prie, aux pieds du roi ad multos annos.
«Envoyez surtout beaucoup d'exemplaires en Turquie, ou chez les athées de la Chine: car, en France, je ne connais que des chrétiens. Il est vrai que, parmi ces chrétiens, on se mange le blanc des yeux pour la grâce efficace et versatile, pour Pasquier, Quesnel et Molina, pour des billets de confession. Priez le roi de Pologne d'écrire contre ces sottises, qui sont le fléau de la société: elles ne sont certainement bonnes ni pour ce monde ni pour l'autre.
«Berthier est un fou et un opiniâtre, qui parle à tort et à travers de ce qu'il n'entend point. Pour le Révérend Père colonel de mon ami Candide, avouez qu'il vous a fait rire, et moi aussi. Et vous, qui parlez, vous seriez le Révérend Père colonel dans l'occasion, et je suis sûr que vous vous en tireriez bien, et que vous auriez très bon air à la tête de deux mille hommes.
«Je suis très fâché que votre palais de Nancy soit si loin de mes châteaux, car je serais fort aise de vous voir; nous avons, l'un et l'autre, d'excellent vin de Bourgogne, nous le boirions au lieu de disputer.
«Une dévote en colère disait à sa voisine: «Je te casserai la tête avec ma marmite.—Qu'as-tu dans ta marmite? dit l'autre.—Un bon chapon, répondit la dévote.—Eh bien! mangeons-le ensemble,» dit la bonne femme.
«Voilà comme on en devrait user. Vous êtes tous de grands fous, molinistes, jansénistes, encyclopédistes. Il n'y a que mon cher Menoux de sage; il est à son aise, bien logé, et boit de bon vin. J'en fais autant; mais, étant plus libre que vous, je suis plus heureux. Il y a une tragédie anglaise qui commence par ces mots: Mets de l'argent dans ta poche, et moque-toi du reste. Cela n'est pas tragique, mais cela est fort sensé.
«Bonsoir. Ce monde-ci est une grande table où les gens d'esprit font bonne chère: les miettes sont pour les sots, et certainement vous êtes homme d'esprit. Je voudrais que vous m'aimassiez, car je vous aime.
«V.»
Mais il ne suffisait pas d'envoyer une missive mordante au collaborateur du roi et de l'accabler sous d'ironiques remerciements, Voltaire devait encore adresser des félicitations à son confrère couronné. Il n'a garde de manquer à un devoir aussi sacré, mais il en profite pour glorifier les philosophes aux dépens des dévots et lancer quelques sarcasmes au Père de Menoux.
A Stanislas, roi de Pologne, duc de Lorraine et de Bar.
«Aux Délices, 15 auguste 1760.
«Sire, je n'ai jamais que des grâces à rendre à Votre Majesté. Je ne vous ai connu que par vos bienfaits, qui vous ont mérité votre beau titre [76]. Vous instruisez le monde, vous l'embellissez, vous le soulagez, vous donnez des préceptes et des exemples. J'ai tâché de profiter de loin des uns et des autres autant que j'ai pu. Il faut que chacun dans sa chaumière fasse à proportion autant de bien que Votre Majesté en fait dans ses États; elle a bâti de belles églises royales; j'édifie des églises de village. Diogène remuait son tonneau quand les Athéniens construisaient des flottes. Si vous soulagez mille malheureux, il faut que nous autres petits nous en soulagions dix. Le devoir des princes et des particuliers est de faire, chacun dans son état, tout le bien qu'il peut faire.
«Le dernier livre de Votre Majesté, que le cher Frère Menoux m'a envoyé de votre part, est un nouveau service que Votre Majesté rend au genre humain. Si jamais il se trouve quelque athée dans le monde (ce que je ne crois pas), votre livre confondra l'horrible absurdité de cet homme. Les philosophes de ce siècle ont heureusement prévenu les soins de Votre Majesté. Elle bénit Dieu sans doute de ce que, depuis Descartes et Newton, il ne s'est pas trouvé un seul athée en Europe. Votre Majesté réfute admirablement ceux qui croyaient autrefois que le hasard pouvait avoir contribué à la formation de ce monde; elle voit sans doute avec un plaisir extrême qu'il n'y a aucun philosophe de nos jours qui ne regarde le hasard comme un mot vide de sens. Plus la physique a fait de progrès, plus nous avons trouvé partout la main du Tout-Puissant.
«Il n'y a point d'hommes plus pénétrés de respect pour la Divinité que les philosophes de nos jours. La philosophie ne s'en tient pas à une adoration stérile, elle influe sur les mœurs. Il n'y a point en France de meilleurs citoyens que les philosophes: ils aiment l'État et le monarque; ils sont soumis aux lois; ils donnent l'exemple de l'attachement et de l'obéissance. Ils condamnent, et ils couvrent d'opprobre ces factions pédantesques et furieuses, également ennemies de l'autorité royale et du repos des sujets; il n'est aucun d'eux qui ne contribuât avec joie de la moitié de son revenu au soutien du royaume.
«Continuez, sire, à les seconder de votre autorité et de votre éloquence; continuez à faire voir au monde que les hommes ne peuvent être heureux que quand les rois sont philosophes, et qu'ils ont beaucoup de sujets philosophes. Encouragez de votre voix puissante les voix de ces citoyens qui n'enseignent dans leurs écrits et dans leurs discours que l'amour de Dieu, du monarque et de l' État; confondez ces hommes insensés livrés à la faction, ceux qui commencent à accuser d'athéisme quiconque n'est pas de leur avis sur des choses indifférentes.
«Le docteur Lange dit que les Jésuites sont athées, parce qu'ils ne trouvent point la cour de Pékin idolâtre. Le frère Hardouin, jésuite, dit que les Pascal, les Arnaud, les Nicole sont athées, parce qu'ils n'étaient pas molinistes. Frère Berthier soupçonne d'athéisme l'auteur de l'Histoire générale, parce que l'auteur de cette histoire ne convient pas que des nestoriens conduits par des nuées bleues sont venus du pays de Tacin, dans le septième siècle, faire bâtir des églises nestoriennes à la Chine [77]. Frère Berthier devrait savoir que des nuées bleues ne conduisent personne à Pékin, et qu'il ne faut pas mêler des contes bleus à nos vérités sacrées.
«Un gentilhomme breton ayant fait, il y a quelques années, des recherches sur la ville de Paris, les auteurs d'un journal qu'ils appellent chrétien, comme si les autres journaux étaient faits par des Turcs, l'ont accusé d'irréligion au sujet de la rue Tire-Boudin et de la rue Trousse-Vache; et le Breton a été obligé de faire assigner ses accusateurs au Châtelet de Paris.
«Les Rois méprisent toutes ces petites querelles, ils font le bien général, tandis que leurs sujets, animés les uns contre les autres, font les maux particuliers. Un grand Roi tel que vous, sire, n'est ni janséniste, ni moliniste, ni anti-encyclopédiste; il n'est d'aucune faction; il ne prend parti ni pour ni contre un dictionnaire; il rend la raison respectable, et toutes les factions ridicules; il tâche de rendre les jésuites utiles en Lorraine, quand ils sont chassés du Portugal; il donne douze mille livres de rentes, une belle maison, une bonne cave à notre cher Menoux, afin qu'il fasse du bien; il sait que la vertu et la religion consistent dans les bonnes œuvres, et non pas dans les disputes; il se fait bénir et les calomniateurs se font détester.
«Je me souviendrai toujours, Sire, avec la plus tendre et la plus respectueuse reconnaissance, des jours heureux que j'ai passés dans vos palais; je me souviendrai que vous daigniez faire le charme de la société, comme vous faisiez la félicité de vos peuples; et que, si c'était un bonheur de dépendre de vous, c'en était un plus grand de vous approcher.
«Je souhaite à Votre Majesté que votre vie, utile au monde, s'étende au delà des bornes ordinaires. Aurengzbeg et Muley-Ismaël ont vécu l'un et l'autre au delà de cinq cents ans [78]; si Dieu accorde de si longs jours à des princes infidèles, que ne fera-t-il point pour Stanislas le bienfaisant?
«Je suis avec le plus profond, etc.
«V.»
Voltaire est si content de sa réponse et de ses irréfutables arguments, si content du fougueux éloge des philosophes par lequel il a riposté à la diatribe du Père de Menoux, qu'il envoie des copies de sa lettre à tous ses amis, à Thiériot, à Mme d'Epinay, à d'Alembert, etc., avec prière de la répandre pour la bonne cause.
Il écrit en particulier à d'Argental:
«28 auguste 1760.
«Il faut que je vous dise que Frère Menoux, jésuite, m'a envoyé une mauvaise déclamation de sa façon, intitulée: l'Incrédulité combattue par le simple bon sens. Il a mis cet ouvrage sous le nom du roi Stanislas, pour lui donner du crédit; il me l'a adressé de la part de ce monarque, et voici la réponse que j'ai faite au Monarque. Voyez si elle est sage, respectueuse et adroite. Vous pourriez peut-être en amuser M. le duc de Choiseul, en qualité de Lorrain.»