Dernières Années de la Cour de Lunéville: Mme de Boufflers, ses enfants et ses amis
CHAPITRE III
1750-1751
Mort de la princesse de la Roche-sur-Yon.—Mort du marquis de Boufflers.—Fondation de l'Académie de Nancy.—Rôle prépondérant joué par Tressan.—Panpan est nommé académicien.—Correspondance de Voltaire et de Panpan.
La fin de l'année 1750 fut attristée par un deuil cruel. Le 30 novembre le Roi apprenait par un courrier de Versailles que la princesse de la Roche-sur-Yon avait succombé le 27 à un mal presque foudroyant. Stanislas, qui éprouvait pour elle une véritable amitié, et qui se rappelait non sans plaisir les nombreux séjours qu'elle était venue faire à sa cour, celui qu'elle faisait encore quelques mois auparavant, ressentit un réel chagrin de cette perte si inattendue. La cour prit le deuil aussitôt.
Les débuts de l'année 1751 ne furent pas plus heureux.
Le 8 janvier, c'était le chancelier de La Galaizière qui était frappé dans ses plus chères affections. Son fils, le chevalier de Mareil, après une indisposition de deux jours, était trouvé mort dans l'appartement qu'il occupait au château. Le malheureux jeune homme, à peine âgé de vingt ans, était capitaine en second des gardes du corps de Stanislas, et il donnait les plus belles espérances [15]. On peut deviner la douleur du père infortuné.
Puis on apprit une nouvelle qui consterna la France, la mort du comte de Saxe. Le corps du héros fut transporté en grande pompe de Chambord à Strasbourg. Bien que le maréchal fût le fils de celui qui lui avait enlevé le trône de Pologne, Stanislas voulut que les plus grands honneurs fussent rendus à sa dépouille mortelle pendant la traversée de la Lorraine. Quand le cortège arriva à Nancy, le 31 janvier, à trois heures de l'après-midi, il fut reçu au bruit du canon et par toutes les troupes assemblées. Le fourgon funèbre fut déposé à l'arsenal dans la ville vieille, où une chapelle ardente avait été préparée. Le 1er février, le triste convoi partit à huit heures du matin pour Lunéville; il y fut reçu avec la même pompe; toutes les troupes formaient la haie.
A peine avait-on rendu au maréchal de Saxe les derniers honneurs qu'une catastrophe inattendue vint une fois encore affliger la Cour.
Après la mort du chevalier de Mareil, Stanislas avait décidé de faire quelques changements parmi les principaux officiers de ses gardes du corps; il lui fallait avoir l'agrément du ministère français, et c'est pour l'obtenir qu'il chargea le marquis de Boufflers de se rendre à Versailles.
Le marquis partit de Lunéville le 11 février, accompagné de son neveu le prince de Chimay. Le temps était très froid et une prodigieuse couche de neige couvrait la terre. Le lendemain matin, vers sept heures, dans les environs de Sandreux, les postillons, trompés par la neige, et peut-être aussi à moitié endormis, abandonnèrent la route et le carrosse versa dans un précipice. Quand on retira le marquis de la voiture, on s'aperçut qu'il était sans connaissance et très grièvement blessé à la tête.
Le prince, qui avait été assez heureux pour s'en tirer avec quelques contusions, courut chercher des secours à la ville voisine, mais, quand il revint, son oncle avait déjà succombé.
La triste nouvelle parvint à Lunéville le lendemain, et elle y causa un émoi facile à deviner. Cependant, pour couper court à des scènes pénibles et attristantes, on décida de ne pas ramener le corps du défunt; le roi envoya à Bar-le-Duc l'abbé Alliot, avec mission de faire inhumer convenablement le pauvre marquis dans l'église de Saint-Pierre. Quant à Mme de Boufflers, le saisissement, et la douleur aussi, espérons-le, l'empêchèrent de se déplacer.
Ainsi mourut de tragique façon cet homme paisible et doux qui s'appelait le marquis de Boufflers. C'était un être excellent, de peu de moyens assurément, mais si facile à vivre, si accommodant, si peu gênant! Sa mort passa presque inaperçue, comme l'avait été sa vie.
Dire qu'il fut très regretté serait assurément excessif. Mme de Boufflers ne pleura pas longtemps ce mari débonnaire qui depuis des années ne jouait plus dans sa vie qu'un rôle purement décoratif. Après un simple deuil de convenance, elle reprit sa vie comme par le passé.
Il faut rendre cette justice à Stanislas, il ne pleura pas davantage le commandant de ses gardes du corps. Le jour même où la nouvelle du funeste événement arriva à Lunéville, il nomma à la place du défunt le jeune prince de Chimay, celui-là même qui avait si miraculeusement échappé à l'accident où son compagnon avait trouvé la mort. De cette façon ce poste envié ne sortait pas de la famille.
Dans son ardent désir de quitter le moins souvent possible la cour de Lorraine et l'aimable femme qui en faisait tout le charme, Tressan cherchait de mille manières à complaire au roi de Pologne et à augmenter la faveur dont il jouissait déjà près de lui.
C'est ainsi qu'il fut amené à jouer un rôle très important dans la création de l'Académie de Nancy.
Depuis plusieurs années déjà, le chevalier de Solignac avait suggéré à Stanislas l'idée de fonder une académie comme il en existait dans quelques grandes villes d'Europe. Le roi aimait passionnément les lettres et les arts, l'idée lui parut fort heureuse. Outre le charme de discussions littéraires et philosophiques dont il prendrait sa part, Stanislas voyait déjà les plus illustres savants de l'Europe briguant le brevet d'académiciens de Nancy, et il songeait avec orgueil à l'honneur et à la réputation qui en résulteraient pour la Lorraine.
Malheureusement, quand le roi s'ouvrit de ses projets à M. de la Galaizière, il se heurta à des objections de toutes sortes. Le chancelier ne lui cacha pas le peu de goût qu'il éprouvait pour une société de beaux esprits qui échapperaient à sa juridiction et qui, pour se donner de l'importance, trouveraient spirituel de créer un foyer d'opposition.
La vérité est que le chancelier, qui avait pour mission de détruire peu à peu l'autonomie de la Lorraine, était dans l'obligation, de par ses fonctions mêmes, de s'opposer à tout ce qui de près ou de loin pouvait contribuer à reconstituer cette autonomie.
Stanislas, toujours pacifique, et quoi qu'il lui en coûtât, s'inclina devant la volonté de son terrible chancelier, et il attendit patiemment qu'une occasion meilleure lui permît de mettre son projet à exécution.
L'arrivée du comte de Tressan allait lui faciliter l'accomplissement de ses désirs.
Tressan était déjà membre de l'Académie des sciences de Paris, des Académies de Londres et d'Édimbourg; sa réputation littéraire et scientifique était grande; en somme, c'était un personnage considérable et dont l'opinion n'était pas de peu d'importance.
Mis au courant des projets avortés du Roi et de Solignac, le comte s'empressa de les adopter, et il composa pour les défendre un mémoire qui, s'il faut en croire Durival, était «fort séduisant et d'un style enchanteur».
Pour ne pas heurter de front l'opposition du chancelier, et ne pas éveiller de nouveau ses susceptibilités, il fut convenu que la future académie prendrait modestement le titre de bibliothèque publique, et, en apparence, ne serait destinée qu'à «ceux qui voudraient s'instruire». Elle devait être surveillée par des censeurs royaux, qui seraient appelés en même temps à décerner chaque année des prix aux Lorrains qui se distingueraient dans les lettres et les arts.
Tressan, le véritable inspirateur de la société, ne voulait pas avouer les motifs tout politiques qui l'obligeaient à tant de prudence; et il abritait sous des raisons purement littéraires l'humilité de la nouvelle création. C'est ainsi qu'il écrivait à un de ses amis:
«Toul, 16 décembre 1750.
«Je vais à Lunéville pour un grand projet que le roi de Pologne veut exécuter; ce prince, après avoir fait les établissemens les plus utiles pour l'éducation et le bonheur de ses sujets, veut couronner l'ouvrage en établissant une bibliothèque publique et une société littéraire. Il sent bien que les sciences et les belles-lettres sont presque dans leur berceau en Lorraine, et que ce seroit compromettre l'honneur d'une académie naissante et même du fondateur que de prétendre l'élever tout d'un coup au ton des anciennes académies. Il va donc commencer par fonder la bibliothèque des prix, et quelques pensionnaires qui n'auront d'abord que le nom de censeurs; les gens qui lui sont attachés travailleront de leur côté à former une société, et des conférences, qui à mesure qu'elles deviendront plus fortes et plus complètes pourront se joindre au premier établissement, et alors la totalité pourra prétendre au nom d'académie ou de société royale; je vais tâcher de trouver quelques moyens sages de concilier l'utile, l'agréable, et la prudence [16].»
Cette bibliothèque n'avait rien qui fût de nature à effrayer le chancelier, et elle trouva grâce à ses yeux.
Elle fut fondée par un édit royal du 28 novembre 1750 et installée dans la salle des cerfs de l'ancien château. Dès le 16 janvier les censeurs formaient, suivant le vœu de Tressan, une petite société particulière qui devenait la Société littéraire de Nancy.
Stanislas lui-même, comme fondateur, fut le premier membre de la docte compagnie, puis il désigna ses collaborateurs immédiats Solignac et Tressan; il s'adjoignit ensuite l'évêque de Troyes, Poncet de la Rivière; l'abbé de Choiseul, primat de Nancy; Saint-Lambert; enfin, pour bien montrer son éclectisme, le Roi invita les Pères de Menoux et Leslie à faire partie de la nouvelle société [17].
La cérémonie d'inauguration eut lieu le 3 février 1751; à 10 heures et demie du matin, l'abbé de Choiseul célébra la messe à la Primatiale et le Père de Menoux prononça en chaire un discours sur l'établissement de la Bibliothèque publique. Les évêques de Châlons et de Troyes étaient présents.
A 3 heures et demie, dans une grande assemblée à la salle des cerfs, on procéda à l'ouverture de la Bibliothèque.
La réunion était superbe; tous les courtisans, les dames de la cour, tous les gens de lettres et de robe étaient présents; le prince de Craon, le duc Ossolinski, M. de la Galaizière, Mme de Boufflers et ses sœurs, Mmes de Bassompierre et de Chimay, trônaient au premier rang. Le roi de Pologne n'assistait pas à la cérémonie.
M. de Solignac donna d'abord lecture des règlements de l'association; puis Tressan, nommé directeur par le Roi en récompense de son zèle et du succès obtenu, prononça un long discours dans lequel il exposa le but de l'institution et fit un éloge pompeux de son fondateur. La séance se termina par une très belle harangue de l'évêque de Troyes sur le goût; le prélat fut plus applaudi que tous les autres orateurs.
Quelques jours après, les membres de la société choisirent pour patron saint Stanislas et ils décidèrent que son panégyrique serait célébré chaque année dans l'église des Cordeliers.
La seconde réunion eut lieu le 8 mai, à Nancy, dans la grande galerie de l'hôtel de Craon. L'assistance était encore fort nombreuse; Mme de Boufflers et sa famille s'y trouvaient au complet, ainsi que toute la Cour. Le directeur eut le plaisir d'annoncer à ses confrères que la création de la savante compagnie n'avait pas passé inaperçue et que d'illustres personnalités briguaient déjà l'honneur d'en faire partie; le président Hénault, Montesquieu, son fils M. de Secondat avaient écrit au Roi pour solliciter leur admission. Il fut fait droit à leur requête.
Puis le Père Leslie fit un discours interminable; Solignac lut le Lysimaque de Montesquieu [18], enfin Saint-Lambert prononça son discours de réception.
Comment notre ami Panpan ne se trouvait-il pas au nombre des académiciens du Roi? N'avait-il pas des titres littéraires plus que suffisants? n'était-il pas un des familiers de la cour, le plus cher ami de Mme de Boufflers? l'intime de Tressan? Soit par oubli, soit pour toute autre cause, le lecteur du Roi n'avait pas été nommé.
Tressan avait à Panpan trop d'obligations, il espérait trop de son influence sur la marquise pour ne pas s'efforcer de lui faire rendre une tardive justice. Bientôt le Roi cédait et Panpan était admis au nombre des Immortels Nancéiens. Panpan académicien! quel rêve!
Comme il n'ignore pas qu'il doit à Tressan ce nouvel honneur, le reconnaissant lecteur s'empresse de remercier son ami, qui lui répond:
«Vous êtes trop bon, ô mon cher Panpan, de me faire un mérite d'un acte qui m'est aussi agréable. Et qu'ai-je donc fait que de suivre ce que l'esprit, le goût et le cœur m'inspiraient pour vous?
«Ne faites-vous pas plus d'honneur à la littérature lorraine que vingt tristes commentateurs? Le langage de la raison, la connaissance du beau, du naturel, et de l'art de le peindre et de le bien exprimer, le talent de faire les plus jolis vers, le don de sentir vivement, la justesse dans le goût, le ton de la bonne compagnie, et par-dessus tout cela, tout ce qu'il faut pour mériter et conserver des amis: vous manque-t-il aucun de ces traits? et croyez-vous qu'ils ne m'aient pas fait tour à tour une impression durable? Avec votre chienne de modestie vous m'enquinaudez et l'ami Liébaut m'accusera de coqueter avec vous, mais je compte bien qu'il aura son tour et que je renverserai certains remparts jésuitiques, car enfin ce n'est pas tout que d'être homme d'honneur et d'esprit avec eux, leur amitié ne se donne pas à si bon marché.»
Mais le cœur de Panpan déborde de reconnaissance; il a comblé son ami de remerciements, il veut l'en accabler et il redouble en effusions épistolaires. Cette fois Tressan se fâche et il riposte à son correspondant en ce style plus que familier:
«Je vous prie d'aller une fois de plus vous faire f..... pour vous apprendre à me faire un beau compliment sur votre place à l'académie...»
Croit-il donc que la Société littéraire lui a fait grand honneur en lui ouvrant ses portes? Mais c'est tout le contraire qui est la vérité. «Vous êtes un de ceux, lui dit-il, qui sauverez cette société de la langueur et du ridicule qui l'accable.»
Les critiques de Tressan n'étaient déjà que trop justifiées. En dépit des efforts de ses organisateurs, les débuts de la nouvelle société étaient plutôt pénibles et les séances se traînaient en de lamentables banalités. On se bornait en général dans chaque réunion à couvrir d'éloges le roi de Pologne, puis à prononcer de pitoyables discours souvent sur les sujets les plus invraisemblables. Le 11 mars 1751 Tressan parle longuement de deux enfants nés à Nancy et qui ont un cœur commun; un jour il est question des redoutables dangers des rapports entre les deux sexes; une autre fois un académicien fait un discours si déplacé sur les sécrétions du corps humain, qu'on est obligé en hâte de lui enlever la parole, etc., etc.
Ce fut le 20 octobre 1752 que Panpan fut admis à prononcer son discours de réception. Il avait pris pour sujet l'esprit philosophique.
Alors comme aujourd'hui ces fêtes littéraires étaient très recherchées; elles l'étaient d'autant plus qu'elles avaient pour les Lorrains l'attrait de la nouveauté. Panpan jouissait du reste de trop de réputation pour ne pas faire «salle comble». Le 20 octobre l'assistance était donc des plus brillantes, on se pressait dans la salle des séances, les plus jolies dames de la cour assistaient à la cérémonie. Inutile d'ajouter que Mmes de Boufflers et de Bassompierre occupaient les places d'honneur.
Le discours de Panpan, fort bien composé et lu avec beaucoup d'art, fut très goûté de la nombreuse assistance et il remporta un suffrage unanime. L'auteur fut couvert d'applaudissements.
Tressan, que ses devoirs de gouverneur avaient empêché d'assister à la cérémonie, s'empressa d'écrire à son ami pour le féliciter:
«Toul, 1752.
«Je sais que vous avez prononcé un discours charmant et applaudi sur l'esprit philosophique. Je me doute bien que vous n'aurez pas donné la préférence aux stoïques et que vous aurez vanté et prouvé cette paix de l'âme qui conduit Fontenelle dans une route semée de fleurs jusqu'à cent ans; de cette paix délicieuse à laquelle vous ne souffrez quelque petite secousse que les jours de congé, et qui vous rend égal, riant et jouissant de la société dans votre grand fauteuil et aux pieds de nos charmantes marquises.»
Si l'on pouvait s'étonner que Panpan n'ait pas dès le début fait partie de la Société littéraire, il était encore beaucoup plus extraordinaire que Stanislas n'ait pas songé à offrir à son ami Voltaire un siège dans son Académie. Le philosophe n'était-il pas tout désigné pour en faire partie, et par son illustration, et par son amitié avec le Roi et par les souvenirs impérissables qu'il avait laissés de son séjour à la cour de Lorraine? Et cependant il n'en fut pas question.
Il est vraisemblable que, livré à lui-même, Stanislas se serait empressé de nommer un homme dont le nom seul suffisait pour immortaliser la jeune Académie, mais le Père de Menoux ne l'entendait pas ainsi; outre qu'il n'avait pas oublié les querelles anciennes, il caressait l'espoir de dominer la nouvelle société et il ne se souciait nullement d'avoir pour confrère son ennemi juré, un rival dont l'autorité incontestée réduirait à néant ses ambitieux projets. Il usa donc de toute son influence sur le roi et il obtint qu'on laisserait à l'écart l'illustre philosophe.
Certes le titre d'académicien de Nancy était pour Voltaire d'une bien mince importance; il fut cependant surpris et froissé d'un ostracisme auquel il ne devait pas s'attendre. On sent, dans sa correspondance, combien l'oubli dans lequel on l'a laissé lui a été sensible.
Panpan allait lui fournir l'occasion de manifester sa mauvaise humeur et ses secrets désirs.
Depuis qu'il avait quitté la cour de Lunéville, après les tristes événements de septembre 1749, le philosophe avait séjourné dans la capitale et fait de fréquentes apparitions à Versailles. Mais il n'avait pas reçu à la cour l'accueil qu'il espérait, et en particulier la froideur de Mme de Pompadour lui avait été fort pénible.
D'autre part, Frédéric ne cessait de lui rappeler ses promesses si souvent renouvelées et il lui offrait à Potsdam une fastueuse hospitalité. En juin 1750 Voltaire, indigné des mauvais procédés dont on l'abreuvait, se décida à partir pour Berlin. Il y fut reçu avec enthousiasme et bientôt l'univers entier fut au courant des honneurs exceptionnels qui lui étaient rendus et de l'intimité qui régnait entre le roi et son hôte.
Panpan avait à Lunéville un ami d'enfance, Liébault, avec lequel il avait toujours gardé les plus cordiales relations. Après avoir été dans l'armée et fait brillamment plusieurs campagnes, Liébault était revenu en Lorraine et se trouvait en quête d'une situation sociale.
En apprenant le crédit dont Voltaire jouissait à la cour de Berlin, Panpan, toujours obligeant, eut l'idée de lui écrire pour lui demander s'il ne pourrait pas obtenir une place auprès d'un prince pour un officier de ses amis.
La réponse ne se fait pas attendre et elle est des plus satisfaisantes:
«Potsdam, 8 mai 1751.
«Mon cher Pan Pan (car il n'y a pas moyen d'oublier le nom sous lequel vous étiez si aimable), le jour même que je reçus vos ordres de servir votre ami (prière est ordre en ce cas), je courus chez un prince, et puis chez un autre, et les places étaient prises. J'écrivis le lendemain à la sœur d'un héros, à la digne sœur du Marc-Aurèle du Nord, pour savoir si elle avait besoin de quelqu'un d'aimable, qui fût à la fois de bonne compagnie et de service; point de décision encore. Je comptais ne vous écrire que pour vous envoyer quelque brevet signé Wilhelmine, pour votre ami, mais, puisqu'on tarde tant, je ne peux pas tarder à vous remercier de vous être souvenu de moi.
«Quand vous recevrez une seconde lettre de moi, ce sera sûrement l'exécution de vos volontés, et M. Liébault pourra partir sur-le-champ: si je ne vous écris point, c'est qu'il n'y aura rien de fait.»
Ainsi à la cour de Lorraine, quand on a besoin d'un service, on n'hésite pas à recourir au crédit du philosophe, et cela au moment même où on le traite avec une désinvolture si blessante, un oubli si méprisant! Voltaire, bien que peu flatté du procédé, n'a garde de s'en plaindre, il se borne à faire une allusion discrète à l'Académie; mais en même temps il n'est pas fâché de montrer que si la cour de Lorraine est ingrate, celle de Prusse sait récompenser le mérite, et il raconte complaisamment le bonheur dont il jouit, la douceur de sa vie, les honneurs dont on l'accable: une énorme pension, une clef de chambellan, un grand cordon, etc., etc.
«Mon cher Panpan, mettez-moi, je vous prie, aux pieds de la plus aimable veuve des veuves; je ne l'oublierai jamais et quand je retournerai en France, elle sera cause assurément que je prendrai ma route par la Lorraine. Vous y aurez bien votre part, mon cher et ancien ami; je viendrai vous prier de me présenter à votre académie.
«Notre séjour à Potsdam est une académie perpétuelle: je laisse le Roi faire le Mars tout le matin, mais le soir il fait l'Apollon et il ne paraît pas à souper qu'il n'ait exercé cinq à six mille héros de six pieds; ceci est Sparte et Athènes: c'est un camp et le jardin d'Epicure; des trompettes et des violons, de la guerre et de la philosophie.
«J'ai tout mon temps à moi; je suis à la Cour, je suis libre; et si je n'étais pas entièrement libre, ni une énorme pension, ni une clef d'or qui déchire la poche, ni un licou qu'on appelle cordon d'un ordre, ni même les soupers avec un philosophe qui a gagné cinq batailles, ne pourraient me donner un grain de bonheur. Je vieillis, je n'ai guère de santé, et je préfère d'être à mon aise avec mes paperasses, mon Catilina, mon siècle de Louis XIV et mes pilules, aux soupers des Rois et à ce qu'on appelle honneurs et fortune. Il s'agit d'être content, d'être tranquille, le reste est chimère: je regrette mes amis, je corrige mes ouvrages et je prends médecine. Voilà ma vie, mon cher Pan Pan. S'il y a quelqu'un par hasard dans Lunéville qui se souvienne du solitaire de Potsdam, présentez mes respects à ce quelqu'un.»
Comment écrire à Panpan sans lui parler de leurs amis communs, de ces amis tout-puissants à la Cour, et leur lancer quelques reproches discrets? Voltaire termine ainsi sa lettre:
«Il a été un temps où tout ce qui porte le nom de Beauvau me prenait sous sa protection, ce temps est-il absolument passé? Mme la marquise de Boufflers daigne-t-elle me conserver quelques bontés, serait-elle bien aise de me revoir à sa Cour, serait-elle assez bonne de dire au Roi de Pologne, qui ne s'en souciera peut-être guères, que je serai toute ma vie pénétré des bontés de Sa Majesté. C'est le meilleur des Rois, car il fait tout le bien qu'il peut faire.
«Adieu, mon très cher Pan Pan, aimez toujours les vers, et n'aimez que les bons, et conservez quelque bonne volonté pour un homme qui a toujours été enchanté de votre caractère. Vale et me ama.»
Malheureusement la bonne volonté de Voltaire et ses efforts en faveur de Liébault n'ont pas de résultats favorables, et peu de temps après le philosophe est obligé d'avouer le peu de succès de ses démarches.
«Potsdam, 1751.
«Mon cher Pan Pan, je vous assure que je ressens bien vivement la douleur de vous être inutile. Croyez que ce n'est pas le zèle qui m'a manqué. Vous ne doutez pas de la satisfaction extrême que j'aurais eue à faire réussir ce que vous m'avez recommandé, mais ce qui est difficile en Lorraine est encore plus difficile en Prusse, où la quantité de surnuméraires est prodigieuse.»
Puis le philosophe revient sur la question de l'académie; on sent que le coup lui a été rude et qu'en dépit de tout, il n'a pu en prendre son parti. Puisqu'on n'a pas voulu comprendre une allusion discrète, cette fois il expose son désir de telle sorte qu'on ne puisse s'y méprendre. On sent qu'il espère toujours qu'on lui rendra un honneur mérité:
«Je compte bien profiter de bontés du roi Stanislas et venir me mettre aux pieds de Mme de Boufflers au premier voyage que je ferai en France; et assurément je postulerai fort et ferme une place dans votre académie. J'aurais le bonheur d'appartenir par quelque titre à un Roi qu'on ne peut s'empêcher de prendre la liberté d'aimer de tout son cœur. Cette place, mon cher et ancien ami, me serait encore plus précieuse si je comptais au nombre de vos confrères...
«Je vous supplie de ne pas m'oublier auprès de Mme de Boufflers.
«Tout ce que je sais de votre cour, c'est que je la regrette, même dans la société du héros philosophe auprès de qui j'ai l'honneur d'être.»
Le philosophe en fut pour ses avances et ses politesses. Il était loin, le Père de Menoux était près; Stanislas ne se soucia pas d'avoir des querelles avec son confesseur pour un philosophe ingrat qui avait préféré les bords de la Sprée aux rives de la Moselle.
Le temps se passe et l'on n'entend plus parler de Voltaire. Panpan revient à la charge, mais cette fois la réponse du philosophe est tout à fait décourageante. Il est froissé de voir que l'on n'a rien fait pour lui, pourquoi se mettrait-il en frais pour ceux qui l'ont oublié? Et puis il est malade, il y a huit mois, s'il faut l'en croire, qu'il n'est sorti de sa chambre; comment irait-il solliciter?
«Potsdam, 7 octobre 1752.
«Ce n'est point ma paresse, monsieur, mais ma mauvaise santé qui a retardé ma réponse, et qui m'empêche même de vous répondre de ma main; je crois que j'aurais grand besoin d'aller faire un tour aux eaux de Plombières, dans votre voisinage. Le désir de faire encore ma cour au roi de Pologne, et de vous revoir fera mon motif principal. Je voudrais bien, en attendant, pouvoir faire ce que vous me demandez pour votre ami, mais les places sont ici bien rares. Il est vrai qu'il y a un petit nombre d'élus, mais il n'y a aussi qu'un petit nombre d'appelés. Ma mauvaise santé ne me permet guère d'être à portée de chercher ailleurs. Il y a huit mois entiers que je ne suis sorti de ma chambre que pour aller dans celle du roi. Je suis son malade comme Scarron était celui de la reine...
«Adieu, mon cher et ancien ami, je vous embrasse du meilleur de mon âme.»
Si Voltaire ne fit pas partie de l'Académie de Stanislas, en revanche il eut le profond déplaisir d'y voir nommer son ennemi acharné Fréron. Ce dernier mourait d'envie d'être académicien et, faute de mieux, Nancy lui suffisait. Il avait couvert d'éloges dans ses feuilles l'Histoire de France du président Hénault; c'est à lui qu'il s'adressa pour obtenir de Stanislas le titre qu'il ambitionnait. Hénault écrivit au Père de Menoux, qui, ravi de jouer un bon tour à Voltaire, mit autant de chaleur à prôner la candidature de Fréron qu'il en avait mis à s'opposer à celle du philosophe.
Stanislas ne résista pas aux instances de son confesseur: le folliculaire fut nommé et le roi poussa même l'amabilité jusqu'à lui envoyer une boîte avec son portrait.
Fréron, ravi d'un honneur aussi inattendu, s'empressa de remercier le monarque, en lui adressant ces vers:
Pandore fut des dieux le plus parfait ouvrage;
Ils se plurent à la former;
Minerve lui donna la sagesse en partage,
Vénus l'art de se faire aimer,
Les Grâces leurs souris, les Muses leur langage.
Les Dieux ont des mêmes présents
Comblé Stanislas, leur image,
Mais avec des traits différents.
La boîte que donna Pandore
Renfermait tous les maux, et celle que je tiens
M'offre les traits chéris du héros que j'adore;
Elle renferme tous les biens.