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Dernières Années de la Cour de Lunéville: Mme de Boufflers, ses enfants et ses amis

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CHAPITRE V
1740-1753

Mme de Graffigny à Paris.—Cénie.Les engagements indiscrets.

On n'a pas oublié l'aimable femme qui avait protégé les débuts dans le monde de Panpan et de Saint-Lambert, celle qui avait cherché une consolation à ses malheurs dans des distractions extra-conjugales, et aussi en formant à Lunéville un petit cénacle littéraire, dont elle était la reine [19]. Depuis ses mésaventures à Cirey avec Voltaire et Mme du Châtelet, Mme de Graffigny s'était établie à Paris et elle y avait eu une étrange fortune [20].

A peine arrivée dans la capitale, grâce à l'amitié de la duchesse de Richelieu, elle avait vu tous les salons s'ouvrir devant elle. Quand sa situation dans le monde fut bien établie, elle voulut refaire, et dans de meilleures conditions, ce qui lui avait déjà si bien réussi à Lunéville; elle ouvrit un bureau d'esprit et se mit à recevoir. Bientôt elle réunit chez elle la meilleure compagnie. Sa nièce, Mlle de Ligniville, qui l'avait suivie dans la capitale, l'aidait à tenir son salon.

Les goûts de Mme de Graffigny la poussaient surtout vers les sociétés littéraires; elle attira chez elle tous les gens de lettres un peu marquants de l'époque et principalement les encyclopédistes. On rencontrait dans son salon Diderot, d'Alembert, Helvétius, Thomas, Turgot, Morellet, l'abbé de Voisenon, Mlle Quinault, etc., etc.

Si l'esprit et la verve de la maîtresse de la maison groupaient facilement autour d'elle une société nombreuse, la beauté et la jeunesse de Mlle de Ligniville n'étaient pas non plus complètement étrangères à cette affluence.

Quand les conversations dans le salon étaient par trop sérieuses ou philosophiques, Minette (c'était le surnom donné par les habitués à Mlle de Ligniville) se levait tout simplement, et elle s'en allait dans la pièce voisine où elle se livrait avec ses amis à d'interminables parties de volant. Les partners les plus assidus de la jeune fille étaient Turgot et Helvétius.

Turgot, à peine âgé de vingt-trois ans, était charmant, séduisant au possible; il éprouva bientôt pour Minette une amitié très tendre et il était payé de retour. On s'étonnait qu'il ne songeât point à l'épouser, lui qui se montrait si chaud partisan des mariages d'inclination [21]; mais il était encore à la Sorbonne, il n'avait aucune fortune et il se fit un honorable scrupule d'associer à sa misère celle qu'il aimait.

Helvétius, lui aussi, avait subi le charme de la jeune fille. Sa beauté, les agréments de son esprit, la dignité avec laquelle elle supportait la mauvaise fortune avaient fait sur lui une profonde impression. Après être resté avec elle pendant plus d'un an dans les termes d'une très simple amitié et sans jamais lui parler du goût qu'il éprouvait pour elle, il vint un jour lui offrir de partager son sort. Mlle de Ligniville appartenait à la plus haute noblesse Lorraine; épouser un fermier général, si riche fût-il, «était une mésalliance considérable». Elle accepta cependant et le mariage eut lieu au mois de juillet 1751 [22].

Auparavant Helvétius avait abandonné la ferme générale et acheté la charge de maître d'hôtel de la Reine.

Le mariage de Mlle de Ligniville priva le salon de Mme de Graffigny d'un de ses plus grands attraits [23].

En dépit de l'âge, l'ancienne amie de Panpan avait conservé le cœur tendre que nous lui avons connu et elle ne pouvait se décider à renoncer aux joies de l'amour. Depuis l'abandon de l'ingrat Desmarets, elle avait eu plusieurs liaisons plus ou moins éphémères. La pauvre femme cependant ne se faisait pas illusion sur sa propre faiblesse, elle la confessait naïvement. Elle écrivait à Panpan, son éternel confident:

«Je maudis l'amour, mais cela ne me guérit de rien. Je crois quelquefois que c'est un rêve, car j'ai toutes les peines du monde à convenir, qu'à mon âge, de ma figure, je puisse faire tourner la tête à quelqu'un.»

Mme de Graffigny n'avait que de bien modestes ressources et le train de vie qu'elle menait les absorbait et au delà. Elle avait autrefois écrit de petites pièces qui avaient été jouées avec succès à la cour de Léopold. Ses amis, au courant de la situation précaire de sa fortune, l'engagèrent à écrire pour augmenter ses revenus. Elle suivit leur conseil et composa une petite nouvelle: Le mauvais exemple produit autant de vertus que de vices (1745), qui parut dans le Recueil de ces Messieurs. Deux ans plus tard, elle publia les Lettres d'une Péruvienne, pastiche des Lettres persanes, de Paméla, et des Amusements sérieux et comiques [24].

L'ouvrage eut le plus grand succès. Naturellement il souleva des jalousies et l'on prétendit que Mme de Graffigny s'était fait beaucoup aider par l'abbé Perrault. Mais si cela avait été vrai, l'abbé aurait-il gardé le secret?

La publication des Lettres péruviennes fut pour l'auteur une véritable bonne fortune. Elle était toujours restée en relations avec la cour de Vienne. Le succès de son ouvrage engagea l'impératrice à lui demander quelques petites pièces, simples et morales, qui pussent être représentées par les jeunes archiduchesses. Mme de Graffigny s'empressa de déférer à l'impérial désir et elle composa cinq ou six comédies qui furent jouées effectivement par les princesses et les dames de la cour [25].

Enhardie par le succès des Lettres péruviennes, Mme de Graffigny voulut s'essayer dans l'art dramatique; elle composa un roman en cinq actes, intitulé Cénie, et elle le proposa aux comédiens français. La pièce fut admirablement montée et jouée à ravir. Grandval et Sarrasin, Mlles Gaussin et Dumesnil, y étaient inimitables et ils firent verser aux spectateurs «des torrents de larmes». Le succès fut étourdissant. Fréron écrivait à l'auteur:

Besoin n'était qu'on fît défense

A la critique de railler.

Quand même elle pourrait parler,

Vous la réduiriez au silence.

Cénie fut reprise au mois de novembre et elle eut onze représentations [26], ce qui était énorme pour l'époque.

Ce n'est pas seulement à Paris que l'auteur de Cénie fut couvert d'éloges; en Lorraine on se montra très fier de son succès, qui rejaillissait sur ses compatriotes.

Le 3 février 1751, Solignac, prononçant un discours à l'Académie de Nancy, s'écriait:

«Votre province, messieurs, vient de nous fournir un exemple bien éclatant que les sciences n'ont jamais que d'heureux effets dans les âmes bien nées. Permettez à l'amitié un éloge où mon sujet me conduit naturellement, que je ne puis refuser à la justice, que je dois à votre gloire, et qui est propre à exciter en vous une noble émulation.

«Vous connaissez Cénie, et où ne la connaît-on pas au moment que je parle? Quelle pièce de théâtre a-t-on faite de nos jours qui marque plus de finesse et d'agrément dans l'esprit, plus d'élévation et de délicatesse dans les sentiments, où la vertu se montre avec tant de charmes; et qui fasse passer si rapidement de l'admiration de l'ouvrage à l'amour de l'auteur? Ouvrez les Lettres péruviennes, vous y verrez des traits curieux d'une philosophie, jusqu'à présent inconnue dans nos romans, et vous conviendrez de ce que j'ai voulu prouver d'après un si bel exemple, que c'est uniquement des germes d'un mauvais cœur que viennent les fruits amers qu'on attribue aux belles-lettres.»

Mme de Graffigny, désireuse de montrer sa reconnaissance de l'accueil qu'elle avait reçu autrefois à la cour de Lorraine, avait envoyé à Stanislas le premier exemplaire de Cénie, mais par une inexplicable et déplorable erreur, le relieur, au lieu des armes du roi de Pologne, avait gravé sur la couverture les armes de l'électeur de Saxe. Stanislas, sans croire à une plaisanterie, qui eût été de fort mauvais goût, fut froissé de l'inadvertance et il donna l'exemplaire.

Mais après les éloges arrivèrent les critiques. Comme pour les Lettres péruviennes, on accusa l'auteur de plagiat et en particulier d'avoir pillé Nanine, Tom Jones et surtout la Gouvernante de La Chaussée, qui venait de paraître. Il est vrai que la dame soutenait que c'était au contraire La Chaussée qui lui avait dérobé son sujet. Et l'abbé de la Galaizière prétendait qu'elle avait raison.

On s'aperçut aussi, à la lecture, que le style de Cénie était souvent néologique et précieux. On trouva que l'on ne devait pas dire que les charmes d'une jeune personne s'embellissent de la décrépitude de son mari et que la caducité d'un vieillard éternise la jeunesse de sa femme. On fut étonné de lire des phrases de ce genre: L'amour double notre sensibilité naturelle; il multiplie des peines de détail dont la répétition nous accable. On ne s'accoutumait point à cet amour qui double une sensibilité en multipliant des peines [27].

Soit que les lauriers dramatiques de sa vieille amie l'empêchassent de dormir, soit qu'il voulût se montrer digne de son titre d'académicien, Panpan composa à son tour une petite comédie en un acte, dont, à l'usage des auteurs, il pensait beaucoup de bien. Après avoir sollicité la critique et obtenu l'approbation de Mme de Boufflers, le lecteur du Roi se jugea digne d'affronter la rampe et il envoya sa comédie à Mme de Graffigny, en la priant d'user de tout son crédit pour la faire représenter par les Comédiens-Français.

Mme de Graffigny n'avait rien à refuser à Panpan; elle s'acquitta de la commission et bientôt elle eut la satisfaction d'annoncer à son ami que les Engagements indiscrets, tel était le titre de la pièce, allaient entrer en répétition.

La joie de Panpan eût été complète s'il avait pu se rendre à Paris pour s'entendre avec les comédiens, choisir ses interprètes, conduire les répétitions; malheureusement des intérêts indispensables le retenaient à Lunéville, et il dut s'en rapporter au zèle et à l'intelligence de sa correspondante.

Fort heureusement, vers la fin de l'année 1752, Tressan fit le voyage de Paris dans l'espoir d'obtenir quelque amélioration à sa situation pécuniaire. Panpan recommanda donc à son collègue de la Société Royale de joindre ses efforts à ceux de Mme de Graffigny, pour laquelle il lui donna les plus pressantes recommandations.

Mais on ne fait bien ses affaires que soi-même, le lecteur du Roi allait en faire la triste expérience. Tressan était très occupé pour son propre compte, et très naturellement se réservait toutes les influences dont il pouvait disposer, puis il connaissait à peine les comédiens, craignait de froisser Mme de Graffigny, bref il se tint assez à l'écart.

Quant à l'auteur de Cénie, elle s'occupa peu de son ami et elle défendit fort mal ses intérêts. Mlle Gaussin devait jouer le principal rôle; on le lui enleva pendant une absence et il fut confié à Mlle Guéant, jeune actrice de seize ans, qui possédait la plus jolie figure du monde, mais qui était sans voix, sans intelligence et sans talent [28].

Les Engagements indiscrets furent joués le 26 octobre, pendant que la cour était à Fontainebleau. Mlle Guéant, comme ce n'était que trop facile à prévoir, s'acquitta fort mal du rôle qu'on lui avait confié, et pour comble de disgrâce Mlle Lamotte [29] fit en scène une chute qui faillit tout compromettre. Cependant la pièce reçut du public un accueil favorable, puisqu'elle eut cinq représentations, ce qui était un succès fort honorable.

La critique fut bienveillante: «Cette pièce est bien écrite, dit Fréron, et bien dialoguée; on y trouve des détails agréables, des traits ingénieux [30]

Cependant ce demi-succès fut loin de répondre à l'attente de l'auteur. Tressan, pour le consoler et pour dégager sa propre responsabilité, rejetait bien entendu toute la faute sur Mme de Graffigny; il allait même jusqu'à la soupçonner de jalousie littéraire. Il mandait à Panpan:

«Ce vendredi 1752.

«J'ai reçu il y a cinq jours la lettre du cher et aimable confrère Panpanius optimus et je suis parti sur-le-champ pour lui faire réponse moi-même...

«Il est vrai que Mme de Graffigny avec tout son esprit ne pouvait mieux s'y prendre pour vous faire une niche. Votre pièce s'est soutenue malgré la bêtise de la petite Guéant et la culbute et les soixante ans de la Lamotte.

«J'ose dire qu'il a fallu une éloquence aussi mâle et aussi pénétrante que la mienne pour vous raccommoder avec Mlle Gaussin. Elle connaissait le rôle, elle l'aimait, elle désirait le jouer et s'en faire un mérite auprès de vous, qu'elle aime déjà sur ma parole. On lui souffle ce rôle dans une absence, et de là elle a dit hautement qu'elle se promettait à l'avenir de refuser tous ceux qui ne lui plairaient pas. La petite d'Anchevolle est dans le même cas et a prononcé le même arrêt. Leur colère est flatteuse pour vous, puisqu'elle naît de leurs regrets.

«J'ai tout raccommodé, on ne s'en prend point à vous, et si vous voulez dans six mois ou un an faire reprendre votre pièce et n'avoir pas la bêtise (le mot est de Saint-Lambert) de la faire jouer pendant une absence, elles reprendront leurs rôles, et je m'en charge.

«Adieu, cher et aimable confrère, mettez-moi aux genoux des deux charmantes sœurs, et gardez-moi dans votre cœur où mes sentiments pour vous me mériteront toujours une place.»

Soit que Panpan ait pardonné le peu de zèle de Mme de Graffigny pour sa pièce, soit qu'en homme d'esprit il ait pris son parti gaîment d'un insuccès relatif, dès que sa comédie fut imprimée, il envoya un exemplaire à son amie avec cette dédicace flatteuse:

A Mme de Graffigny.

Graffigny, je dois tout à votre amitié tendre,

Cet ouvrage est à vous, je ne puis vous l'offrir;

S'il a quelques beautés, vous sûtes l'embellir.

Je ne vous donne rien, je ne puis que vous rendre [31].

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