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Dernières Années de la Cour de Lunéville: Mme de Boufflers, ses enfants et ses amis

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CHAPITRE XVII
1760

Mariage de Mlle de Boufflers avec le comte de Boisgelin.—Chagrin de Tressan.

Pendant que Mme de Boufflers s'ingéniait à distraire le vieux Roi des soucis politiques qui l'obsédaient, un événement de famille des plus importants se préparait.

La «divine mignonne» que nous avons vue faire ses débuts à la Cour et inspirer à l'occasion la verve poétique de Panpan et de Tressan, la «divine mignonne» avait grandi; elle touchait à sa dix-huitième année et en 1760 l'on songea à la marier. A Lunéville, Mme de Boufflers ne trouvait aucun parti à sa convenance. Elle demanda à ses parents de Paris de l'aider dans cette difficile recherche. La maréchale de Mirepoix aimait beaucoup sa nièce, elle se mit en campagne, et bientôt elle crut avoir découvert celui qu'elle jugeait digne de faire le bonheur de la jeune fille. Il s'agissait d'un certain comte de Boisgelin, orphelin de mère, qui paraissait appelé à posséder un jour une grande fortune. Des amis communs s'entremirent, et bientôt l'union projetée parut marcher au gré des deux familles. Si bien que Mme de Boufflers, jugeant la présence de la principale intéressée indispensable, partit pour Paris avec sa fille; elle se fit accompagner de son fils, le futur abbé, et de ses confidents ordinaires, l'inséparable Panpan et le non moins inséparable Porquet. Tous descendirent rue Neuve, près l'ancienne porte Saint-Honoré, paroisse Sainte-Madeleine de la Ville l'Évêque.

A peine arrivée, les présentations eurent lieu et le mariage fut immédiatement décidé.

Quelque désir qu'il en eût, Tressan n'avait pas été admis à accompagner les voyageurs. Rebuté depuis dix ans dans ses tentatives amoureuses auprès de la marquise, ce «vieux fou» ne s'était-il pas avisé de reporter ses ardeurs sur Mlle de Boufflers et de s'éprendre pour elle d'une véritable passion. Bien loin de dissimuler ce sentiment très ridicule, il ne craignait pas de l'avouer et il poussait même l'inconscience jusqu'à adresser à la jeune fille des vers fort déplacés.

Usant des privilèges de l'âge et d'une vieille amitié, il embrassait volontiers la «divine mignonne» et celle-ci, fort innocemment, lui rendait son baiser. Tressan en restait tout étourdi et il ne cachait pas à la jeune personne le trouble profond qu'elle portait dans ses sens.

Il lui écrivait en effet:

Je vous aimai dès votre enfance,

Mais il est temps de fuir vos coups.

J'ai bien senti mon imprudence

En goûtant un plaisir trop doux.

Mon cœur d'un seul baiser frissonne,

Et c'est trop tard qu'il s'aperçoit

Que c'est l'amitié qui le donne,

Que c'est l'amour qui le reçoit.

Quand il fut question du mariage de Mlle de Boufflers, le gouverneur manifesta la plus ridicule douleur. Son chagrin fut si vif que pour changer le cours de ses idées et calmer l'esprit en fatiguant la bête, il se mit à arroser ses fleurs quinze heures par jour, à bêcher son jardin, à tailler ses arbres, etc. Ces dérivatifs violents produisaient le plus heureux résultat, lorsqu'un malheureux accident vint tout compromettre: un jour, Tressan, perché au sommet d'une échelle, s'absorbait dans une taille savante, lorsqu'il fut pris d'un étourdissement, et il tomba lourdement sur le sol. On releva en fort piteux état l'amoureux transi.

C'est à Panpan, au fortuné Panpan qui a suivi Mlle de Boufflers dans la capitale que le gouverneur de Toul raconte sa triste aventure. Il ne lui cache pas que Mme de Tressan le soigne avec un si complet dévouement qu'il se sent pris une fois de plus d'un regain de tendresse pour cette admirable femme.

«Toul, ce vendredi 13 1760.

«Ah! mon cher et aimable ami, que vous auriez été attendri si vous m'aviez vu hier même, et que vous le seriez si vous voyiez l'excès d'abattement, de douleur et de désespoir dont l'impression est restée sur toutes les parties de mon corps. Non, les enfers n'ont point de supplice semblable à celui que je viens d'essuyer pendant huit jours.

«Quand M. du Châtelet passa, j'étais mal, mais je l'ai été mille fois plus les trois jours depuis son départ. Des convulsions continuelles, des douleurs qui m'arrachaient des cris et des larmes. La pauvre Mme de Tressan et Soulches en étaient aux larmes et n'ont presque pas dormi pendant ce temps. Je ne peux trop vous dire à quel point je suis touché de la tendresse de la mère. Son âme, sa conduite, ses soins pour moi sont plus que le bien et l'esprit de la duchesse de Chaulnes. Oui, mon ami, j'adore cette bonne et honnête femme, digne d'être peinte par Rousseau et aimée de tous les cœurs sensibles.

«Enfin me voilà un peu mieux, mais j'ai encore la fièvre, et l'impression générale de douleur qui me reste. Le premier moment de plaisir que je sente est en vous écrivant, en vous ouvrant mon âme tendre et heureuse par la sensibilité que j'ai trouvée dans celle que j'aime.»

Quel que soit le chagrin qu'il ressente, Tressan est trop sincèrement attaché à Mlle de Boufflers pour ne se pas réjouir avec elle d'un heureux événement. Il pousse même le dévouement jusqu'à donner à la jeune fille les conseils les plus surprenants dans sa bouche; lui qui fait du mariage l'usage que l'on sait recommande à sa jeune amie le devoir, la vertu, par-dessus tout de chercher le bonheur dans l'union qu'elle va contracter. On ne peut dire qu'il prêche d'exemple:

«Ce qui peut me soutenir dans ce retour à la vie, c'est de savoir que notre aimable et chère mignonne va être heureuse. Elle sera grande dame, riche, et son mari est jeune et aimable; elle pourra l'aimer, elle fera bien de l'aimer; elle sera constamment heureuse en l'aimant; dites-le-lui bien et empêchez que tous les sophismes les plus spirituels n'entrent dans une âme douce et honnête, et qui est faite pour trouver les plaisirs les plus doux dans ce que nos pères appelaient des devoirs, nom dur à l'oreille pour une âme fougueuse et indépendante, mais agréable et cher à celui qui croit à la vertu.»

Comme son accident paraît l'avoir fortement éprouvé et qu'il le regarde comme un châtiment céleste, Tressan se montre bien décidé à renoncer à toutes ses absurdes folies et à rentrer enfin dans le devoir:

«Mandez-moi vite ce que vous saurez du mariage, car me voilà encore pour plus de dix jours sans pouvoir marcher. J'ai les deux pieds gros comme la tête, un genou retiré encore. Je vis avec deux bouillons par jour; en un mot, mon cher et aimable confrère, voici l'époque décisive de ma vie; de ce moment je me condamne au plus exact régime. Quelle funeste et affreuse punition! il faudrait que je fusse fol enragé pour m'exposer encore à un pareil supplice. J'arriverai à Lunéville au moment où je pourrai faire quatre pas de suite et souffrir la voiture.

«C'est un grand bonheur pour moi d'avoir essuyé cet accident à Toul, où du moins j'ai été bien soigné et à mon aise.

«Je vous demande pardon, mon cher ami, de ma longueur sur mes maux, et de mes effusions, mais ma tête est encore en désordre...

«Je vous embrasse, mon cher ami, je vous suis attaché pour la vie; la mère vous embrasse, je voudrais que vous y eussiez du plaisir en faveur de ce que je lui dois; mille tendresses et respects à la charmante mignonne.»

Une fois rétabli, le gouverneur va tenir compagnie au Roi, qui se morfond à Commercy. Il emmène avec lui Mme de Tressan, dont il n'a pas oublié les touchants procédés. Mais hélas! qu'est-ce que la Cour quand Mme de Boufflers en est absente? La vie y est navrante; l'ennui, le mortel ennui gagne tout le monde:

«A Commercy, le 15 juillet 1760.

«Mon cher ami, je me meurs, je péris d'ennui ici; il m'est impossible d'y tenir quand Mme de Boufflers n'y est pas. Le Roi n'y cause pas plus avec moi qu'avec le dernier imbécile de la cour et je lui suis très inutile. Mes enfants ne sont point ici, faute de logement, et M. Alliot nous a logés exprès très mal à notre aise.

«On ne joue point, la société y est décousue, et je mande à Mme de Boufflers que la tiédeur, la langueur, la fadeur y éclosent sans cesse aux pâles regards de sa triste sœur.

«Mme de Tressan retournera bientôt à Toul, et moi je n'attends que des nouvelles de Mme de Boufflers pour en faire autant. Si je lui suis utile, je resterai, sinon, j'irai manger mes melons chez moi.

«Il est très incertain que j'aille à Paris; il m'est impossible de toucher un écu. Je suis dans une misère et une désolation affreuses, et je suis bien aise de faire sentir à mes amis de Versailles qui m'y désirent la force des raisons qui m'empêchent de faire ce voyage, pour leur faire honte de n'y pas remédier.

«J'ai fait vos compliments à tous vos amis d'ici, qui vous embrassent et vous regrettent beaucoup. Mlle Clairon se porte à merveille, nous la voyons souvent.

«Adieu, cher et aimable ami, je vous embrasse bien tendrement. La mère en fait autant et soupire comme moi après vous.»

Pendant que l'on se morfondait à Lunéville et à Commercy, Mme de Boufflers achevait les derniers préparatifs du mariage de sa fille.

Le contrat fut passé à Paris devant maître Delaleu, notaire, les 21 et 22 septembre 1760.

Le père du fiancé [85] n'avait pu venir, il s'était fait représenter par son fils aîné, Raymond de Boisgelin, abbé de Cucé, vicaire général du diocèse de Rouen.

La fiancée, Marie-Stanislas-Catherine de Boufflers, comtesse et chanoinesse de Poussay, était assistée de sa mère, la marquise douairière de Boufflers; de ses frères, le marquis de Boufflers-Remiencourt, colonel du régiment Dauphin-infanterie, et de Stanislas Catherine, abbé de Boufflers; du prince de Beauvau et du chevalier de Beauvau, ses oncles; du marquis et de la marquise de Bassompierre, ses oncle et tante, et de quelques cousins, parmi lesquels figuraient le marquis du Châtelet.

La dot de la mariée s'élevait à la somme de 50,000 livres, que Mme de Boufflers douairière s'engageait à verser la veille des épousailles, en deniers comptants.

Les biens du marié consistaient:

1o En un emploi de maître de la garde-robe de Sa Majesté, qu'il venait d'acheter du comte de Maillebois, moyennant 640,000 livres;

2o En la somme de 180,000 livres tant en deniers comptants que dans le prix de la vente qu'il venait de faire au comte de Rochechouart de sa charge de premier cornette de la première compagnie des mousquetaires de la garde du Roy;

3o En une rente annuelle de 10,000 livres, que son père, le marquis de Cucé, s'engageait à lui fournir.

En considération dudit mariage, l'abbé de Cucé abandonnait à son frère cadet son droit d'aînesse et tous les droits et prérogatives attachés à ce titre.

Le contrat fut signé par le Roi et la Reine au château de Choisy, le 21 septembre, et le lendemain par les princes du sang.

Puis toute la famille, maître Delaleu compris, partit pour Lunéville.

Le 27 septembre, le roi de Pologne signait à son tour. La cérémonie eut lieu dans la salle du château, en présence de notre vieil ami «Pierre Charles Porquet, docteur en Sorbonne, aumônier de Sa Majesté le roi de Pologne et de Messire Nicolas-François-Xavier Liebault».

En l'honneur du mariage, Stanislas combla M. de Boisgelin: d'abord il le nomma premier gentilhomme de la chambre; puis il lui donna le gouvernement de Saint-Mihiel, qui rapportait 5,200 livres par an. Enfin on se rappelle qu'en 1757, le Roi avait accordé à Mme de Boufflers la jouissance viagère de la terre de la Malgrange; il étendit le bénéfice de cette donation aux futurs époux Boisgelin et à leurs enfants, s'ils en avaient [86].

Le prince de Beauvau s'était très généreusement démis de sa charge de colonel des Gardes Lorraines (Infanterie) et de la pension de 6,000 francs qui y était attachée, en faveur de son futur neveu; le roi, par brevet du 27 septembre, confirma la nomination de M. de Boisgelin et il paya de sa cassette les 40,000 livres qui étaient dues au prince pour prix du régiment. Il fut en outre stipulé que dans le cas où M. de Boisgelin se déferait du dit régiment, la somme de 40,000 livres qu'il en retirerait reviendrait à la comtesse, sa femme, à laquelle Sa Majesté en faisait don.

Le mariage fut célébré en grande pompe à Lunéville, le 6 novembre 1760. On donna à la cour de grandes réjouissances à cette occasion.

Quelques jours après, les jeunes époux partaient pour Paris. M. de Boisgelin présenta sa femme à Versailles le 30 novembre, et deux jours après, sur les pressantes sollicitations de Stanislas, elle était nommée dame pour accompagner Mesdames.

Mme de Boufflers, toujours assez besoigneuse, ne put acquitter que le 27 décembre la somme qu'elle avait promis de payer la veille du mariage. La scène se passa chez maître Delaleu. Elle remit à son gendre, «en louis d'or, d'argent et monnaie, bons et ayant cours, comptés, nombrés, et réellement délivrés à la vue des notaires soussignés, la somme de 50,000 livres.»

L'union de Mme de Boisgelin s'annonça d'abord sous les plus heureux auspices. La jeune femme eut ou crut avoir des espérances de grossesse; elle avait «des vomissements quotidiens» qui la ravissaient. Malheureusement, si ces incommodités continuaient, rien n'annonçait la réalisation des espérances conçues. Au bout de quelques mois, il fallut bien admettre qu'il y avait erreur. Ce fut pour la jeune femme une cruelle désillusion.

Le ménage allait éprouver bien d'autres déceptions.

La charge de maître de la garde-robe, que M. de Boisgelin avait achetée fort cher dans l'espoir qu'elle lui vaudrait ou un gouvernement ou une lieutenance générale, ou des grâces pécuniaires, non seulement ne lui rapporta rien, mais fut la cause directe et certaine de sa ruine. Il avait dû emprunter des sommes considérables et les intérêts élevés qu'il devait payer le réduisirent peu à peu à la gêne, bientôt à la misère [87]. Dans l'espoir de se distinguer dans la carrière militaire, il fit les campagnes de 1761 et de 1762. Il reçut, il est vrai, la croix de Saint-Louis, mais il rapporta de ses expéditions des rhumatismes si violents qu'il resta estropié d'un bras et d'une jambe [88].

Ces déceptions de carrière, de santé et de fortune n'eurent pas une heureuse influence sur le jeune couple et bientôt les deux époux furent aussi désunis qu'il était d'usage à cette époque. Du reste, si M. de Boisgelin était un fort honnête homme, il était d'une intelligence plus qu'ordinaire et sa femme, très vive, très avisée, ne fut pas longue à s'en apercevoir.

Mme de Boufflers, elle-même, malgré tout son esprit, ne pouvait se défendre de temps à autre d'être belle-mère, et alors malheur à son gendre! Un jour il lui avait fait une visite un peu longue, pendant laquelle il n'avait guère parlé que de ses propres mérites. Il n'avait pas tourné les talons que la marquise agacée composait ce malicieux quatrain:

Mon cher Cucé, va-t'en bien vite,

Ou du moins ne me dis plus rien;

Tu me parles de ton mérite,

Et ne dis jamais rien du mien.

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