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Dernières Années de la Cour de Lunéville: Mme de Boufflers, ses enfants et ses amis

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CHAPITRE XI
1757-1759

Difficultés politiques en Lorraine.

On se rappelle que les difficultés politiques qui avaient troublé les premières années du règne de Stanislas s'étaient peu à peu apaisées; la noblesse avait cessé son hostilité et s'était franchement ralliée au nouveau souverain. Depuis 1744 Stanislas vivait en paix.

Après bien des désaccords et des souffrances d'amour-propre péniblement dissimulées, le roi avait fini par rendre justice aux grands talents de son chancelier et il entretenait maintenant avec lui d'agréables rapports. Il lui avait même fait cadeau de la terre de Neuviller, près de Nancy, et il allait très souvent lui demander à dîner.

Cependant l'administration de M. de la Galaizière était dure et le peuple gémissait sous le poids des impôts; mais depuis que la noblesse se taisait, personne n'osait élever la voix.

De nouvelles difficultés s'élevèrent en 1756 et elles se prolongèrent jusqu'en 1759, avec des alternatives de violence et de calme qui troublèrent grandement la quiétude du roi. L'existence en fut à ce point bouleversée que Mme de Boufflers entrevit le moment où il lui faudrait quitter sa chère Lorraine pour aller habiter Meudon ou Saint-Germain avec le vieux monarque.

Cette fois, c'était la Cour Souveraine de Nancy qui se chargeait de reprendre la lutte contre le chancelier et de soutenir les intérêts du peuple. Les magistrats avaient l'avantage sur les gentilshommes de ne pouvoir être soupçonnés de se laisser guider par des intérêts personnels ou de caste.

Les sujets de légitime protestation ne manquaient pas. Tantôt les magistrats défendaient la liberté de conscience, violée par la scandaleuse obligation imposée aux malades de s'adresser à un confesseur qu'ils n'avaient pas choisi; tantôt ils s'insurgeaient contre les procédés violents de la maréchaussée, tantôt contre les impôts excessifs et les corvées insupportables qui ruinaient le pays, etc., etc.

Naturellement la population soutenait de toute sa force les magistrats et elle ne leur ménageait ni les encouragements ni les acclamations.

En 1757, parurent deux brochures attaquant violemment l'administration. Un arrêt du Conseil du roi les supprima et Stanislas envoya cet arrêt à la Cour Souveraine avec ordre de l'enregistrer. Mais la Cour s'y refusa; elle se borna à désigner un conseiller pour instruire l'affaire et donner des conclusions sur ces libelles.

Ce refus irrita Stanislas au plus haut point. Ce ne fut qu'après de longues démarches que la Cour consentit à céder.

Une autre affaire beaucoup plus grave allait soulever de nouvelles réclamations.

Sur la demande de La Galaizière, le roi consentit à modifier les maréchaussées qui existaient en Lorraine et à les mettre sur le même pied que celles de France. La Cour Souveraine adressa aussitôt au prince un long mémoire pour lui peindre la désolation et la misère qui régnaient déjà dans le pays et l'impossibilité pour les malheureux habitants de supporter cette nouvelle et lourde taxe. Elle s'élevait en même temps contre les travaux en nature imposés aux populations et qui les réduisaient à la misère.

«Un peuple, disait la Cour, qui ne subsiste que par la culture des terres, se ruine et périt s'il n'est ménagé par une juste proportion de ses forces avec les travaux qui lui sont imposés; l'arracher aux occupations qui lui donnent la subsistance, pour l'attacher à des ouvrages qui ne lui procurent ni nourriture ni salaire, le forcer à s'éloigner de son champ pour l'employer pendant des semaines, des mois entiers à des travaux pénibles et gratuits, c'est épuiser à la fois sa fortune et sa santé.»

On n'a pas oublié qu'au moment de la guerre de la succession d'Autriche, M. de La Galaizière avait imposé, au mépris de toute justice, l'impôt du vingtième à la province, tel qu'il existait en France [60].

Cet impôt était d'autant plus inique que la Lorraine ne faisait pas encore partie du royaume de Louis XV, et qu'elle n'était en hostilité avec personne. Dans tous les cas, il ne pouvait être appliqué qu'en temps de guerre; cependant, même après la signature de la paix, il continua à être perçu. C'est en vain que les magistrats avaient protesté, La Galaizière était resté sourd à leurs légitimes revendications.

En septembre 1757, lorsque s'ouvrit la guerre de Sept ans, le chancelier émit la prétention d'établir un second vingtième. L'indignation fut générale dans la province. La Cour Souveraine, se faisant l'interprète de la population, refusa absolument de reconnaître le nouveau règlement. Malgré les injonctions réitérées du Roi, elle ne voulut pas obéir, tout en protestant de son respect et de son amour pour la personne du monarque.

Stanislas exila le procureur général; puis il fit venir à Lunéville le premier président et un autre député, et il leur parla avec affection et bienveillance.

Il les supplia d'avoir pitié de son âge, de ses efforts pour rétablir la concorde, de ne pas troubler par de pénibles divisions les quelques jours qui lui restaient à vivre:

«Je suis infiniment touché des assurances que me donne ma Cour Souveraine de son attachement pour ma personne, leur dit-il; je le serais bien plus encore si cet amour qu'on me témoigne était le même pour mon gouvernement, qui en est inséparable.

«J'ouvre ici mon cœur, qui n'est point du tout disposé ni à punir avec rigueur, ni à fléchir avec indignité... ma santé affaiblie par mon âge ne saurait supporter aucune tracasserie. Je jouis de la douceur de la paix sous la faveur de l'heureux règne et de la puissance de Louis XV, mon gendre; au bout du compte, ce pays qui me sert d'asile est son domaine perpétuel; je ne le gouverne qu'avec juridiction viagère; ainsi désormais si je ne puis être assez heureux que de concourir au zèle de ma Cour Souveraine, qui prétend être au-dessus du mien pour le bien de l'Etat, je veux qu'on adresse toutes les remontrances directement au Roi Très Chrétien sur lesquelles la résolution prise n'exigera de moi que l'exécution.»

La situation du Roi était fort difficile. D'un côté il était au désespoir de la misère de ses sujets; il reconnaissait la justice de leurs réclamations et il aurait voulu leur obtenir un meilleur sort; d'autre part, il était attaché à son chancelier, il le redoutait et entendait à tout prix le soutenir. Or, La Galaizière se montrait intraitable et il exigeait l'enregistrement de l'édit.

Le 28 avril, le président reçut l'ordre de se rendre à Lunéville avec treize de ses collègues. Il refusa. Onze conseillers furent exilés. La Cour suspendit ses séances.

Au bout de peu de temps, Stanislas voulut donner lui-même l'exemple de la conciliation et il rappela huit conseillers. Seuls MM. de Châteaufort, avocat habile et estimé, Protin et de Beaucharmois demeurèrent en exil.

Malgré la bonne volonté évidente du Roi, la Cour ne consentit pas à reprendre ses séances.

Le déchaînement contre M. de la Galaizière était général: on l'avait surnommé le loup et l'on invitait la noblesse à le traquer comme une bête fauve. Le pays était inondé de libelles contre lui; on avait proposé de descendre la châsse de saint Sigisbert et de la promener par la ville comme dans les temps de calamité publique, dans l'espoir qu'elle délivrerait la province du fléau qui la dévastait.

Tout le pays était bouleversé et les esprits au dernier degré de la surexcitation. M. de Raigecourt-Fontaine avait écrit à un de ses parents une longue lettre politique où il ne désignait le chancelier que sous le nom du monstre. Il avait chargé une femme mariée qu'il avait séduite, Mme Biet, de faire parvenir cette lettre. Le mari s'en empara et la porta au chancelier, qui la remit au Roi. Celui-ci, enchanté de cette découverte qu'il appelait «un coup du ciel», disait qu'il donnerait «quatre millions pour poursuivre le Raigecourt.»

On répandait tant de libelles et de calomnies contre le chancelier, le déchaînement contre lui était si général, que Mme de la Galaizière finit par s'en émouvoir. Le Roi lui écrivit aussitôt pour lui donner sa parole qu'il ne se séparerait jamais de son mari; il l'engageait en même temps à se rassurer, lui disant que le plus grand plaisir qu'elle pût faire à ses ennemis était de marquer quelque crainte.

Un des adversaires les plus violents du chancelier était la vieille marquise des Armoises, nièce du prince de Craon, qui habitait le château de Fléville, et qui jouissait d'une grande influence dans la province. Elle aimait beaucoup Stanislas et le voyait fréquemment. Elle ne manquait jamais dans ses conversations avec lui d'attaquer La Galaizière, si bien que Stanislas, impatienté, finissait par l'éviter. Un jour où, grâce à la connivence de Mme de Boufflers, la vieille marquise avait pu forcer la porte du Roi, celui-ci s'écria fort en colère: «Marquise, je n'ai pas l'honneur d'être un Alexandre, mais la ville de Nancy est une Babylone!»

Au mois de juillet 1758, Stanislas, obsédé de toutes ces tracasseries, décida, pour y échapper, d'aller passer quelques semaines au château de Commercy. Avant de s'éloigner, il fit venir M. de Marcot, procureur général, et il le chargea de dire aux membres de la Cour Souveraine qu'il partait pour Commercy pour ne plus entendre parler d'eux, qu'il les abandonnait, qu'ils pouvaient s'adresser au roi son gendre, etc.

La vérité est que Stanislas était désolé de ne pouvoir mettre fin à ces querelles et qu'il trouvait que la France lui faisait jouer «un fort sot personnage».

Après son séjour à Commercy, il se rendit à Versailles, décidé à demander à Louis XV de reprendre le gouvernement de la Lorraine, dont il ne voulait plus se mêler, puisqu'il n'était pas le maître de s'y faire obéir. Son intention était de se retirer à Saint-Germain ou à Meudon, près de sa fille, pour y finir paisiblement ses jours. Mais quand il s'ouvrit de ses projets à Marie Leczinska, elle y fit la plus vive opposition.

En attendant, les ministres du Roi mettaient en avant toutes sortes de combinaisons pour venger M. de la Galaizière et punir la Cour Souveraine. Tantôt on proposait de la supprimer et de faire ressortir les bailliages au parlement de Metz; on aurait en même temps supprimé les conseils et la chancellerie de Lorraine. Tantôt on faisait venir le parlement de Metz à Nancy, etc. En dépit des objurgations de sa fille, Stanislas, dans un grand conseil tenu devant les ministres, proposa pour sa tranquillité personnelle d'abandonner une partie de son autorité. On lui répondit qu'il serait encore bien plus tranquille s'il abandonnait complètement le pouvoir.

A cette proposition, la reine de France, qui était présente, se leva indignée et elle dit aux ministres «qu'elle n'étoit plus surprise si le royaume étoit si mal gouverné; qu'apparemment les conseils qu'ils donnoient au Roy Très Chrétien ne valaient pas mieux que celui qu'ils venoient de donner à son père; elle ajouta encore beaucoup d'autres choses, avec une éloquence et une force qu'on ne lui croyoit pas.»

Tous ces projets étaient dangereux, étant données les liaisons qui existaient déjà entre les divers parlements du royaume; il était à craindre que le Parlement de Paris ne prît fait et cause pour la cour de Nancy. Il parut plus sage de rester dans le statu quo.

Stanislas se résigna donc à conserver un pouvoir qui lui était à charge, mais quand il vit que la Cour de Versailles était décidée à lui laisser les responsabilités, il chercha la solution la moins défavorable à ses sujets.

Sur ces entrefaites, on apprit que le duc de Choiseul était appelé au ministère des affaires étrangères à la place de M. de Bernis et qu'il allait traverser la Lorraine en revenant de Vienne.

En arrivant à Blamont, le duc apprit la mort de sa mère [61], qui venait de succomber à Nancy, le 25 novembre. Il s'arrêta à Fléville et il eut le lendemain une longue conférence avec Mme des Armoises, la maréchale de Mirepoix et le prince de Beauveau, qui venait de l'armée de Contades avec son neveu de Chimay. Il ne fut question que des affaires de la Cour Souveraine. En qualité de Lorrain, Choiseul n'aimait pas La Galaizière; il n'aimait pas davantage les jésuites, qui soutenaient le chancelier; il écouta donc avec bienveillance les doléances de ses compatriotes.

A peine au ministère, il donna des ordres en conséquence. La Galaizière dut céder en partie; il consentit à remplacer le deuxième vingtième par un abonnement fixé à un million de livres tournois.

Aussitôt, Stanislas rappela les exilés et la Cour consentit à reprendre ses séances.

Cette nouvelle fut accueillie dans toute la Lorraine par des transports de joie. Le jour où MM. Protin et de Beaucharmois revinrent à Nancy, tous les habitants se portèrent à leur rencontre jusqu'à deux heures des portes de la ville. Les principaux magistrats les haranguèrent, la foule des carrosses était énorme; sur tout le parcours retentissaient des acclamations enthousiastes. Le soir, on tira des boîtes d'artifice, on fit des illuminations; ce fut un véritable triomphe.

Ces manifestations n'avaient pas uniquement pour cause la joie de revoir les exilés; elles avaient surtout pour but de montrer la haine que l'on portait au chancelier.

Le retour de M. de Châteaufort fut particulièrement brillant. Beaucoup de ses amis vinrent au devant de lui jusqu'à Lunéville. Il eut la sagesse de vouloir se dérober aux ovations qu'on lui préparait, estimant qu'il ne convenait pas à des magistrats d'échauffer le peuple, mais il ne put cependant éviter l'éclat qui l'attendait à Saint-Nicolas, où se trouvaient une grande partie de ses collègues. Il y eut «sonnerie, des boëtes, des: Vive la Cour Souveraine et M. de Châteaufort!». A partir de Bon-Secours, la ville était illuminée. C'était une ivresse et une «démence véritable» dans tout Nancy; on poussait des cris de joie, on criait: le pot de terre a cassé le pot de fer! si bien que M. de Châteaufort était en même temps «flatté, honteux et fâché de tout ce tintamarre».

A la suite de ces événements, en février 1759, M. de la Galaizière, sentant sa situation compromise, demanda un congé et il annonça son départ pour Paris.

Le lendemain, M. de Lucé, causant avec Stanislas, lui dit que c'était le moment de marquer à son frère des bontés dont il avait grand besoin:

—«Que dois-je donc faire, demanda le monarque?

—«Écrire au roi de France, répondit M. de Lucé.

Sur ce mot, Stanislas lui dit de se retirer, qu'il savait ce qu'il avait à faire.

L'après-midi, le Roi, rencontrant M. de Lucé, lui dit:

—«Je suis fâché à toi [62].

—«Sire, ce serait le plus grand malheur qui pourrait m'arriver.

—«Crois-tu avoir imaginé tout seul ce qu'il fallait faire? Je l'avais pensé avant toi; je sais ce qu'il faut faire dans les occasions importantes.»

Peu après, Stanislas remit à son chancelier une lettre tout entière de sa main pour le Roi, son gendre; il réclamait sa justice et ses bontés pour M. de la Galaizière, «victime d'une cabale», et il affirmait qu'il n'avait «rien trouvé à reprendre à son administration depuis vingt-deux ans.»

Le soir même, le chancelier, heureux de la satisfaction obtenue, soupa chez M. Alliot, avec plusieurs dames de la Cour; puis il joua à la comète et il quitta le jeu pour monter en carrosse et se rendre à Paris.

La Galaizière, tout en conservant son titre et ses fonctions de chancelier, dut donner sa démission d'intendant de Lorraine, mais il fut remplacé par son fils [63], ce qui ne changeait rien.

Dès que la fin des troubles fut assurée, Tressan s'empressa d'écrire à Mme de Boufflers pour l'en prévenir. Elle était à Plombières, attendant anxieusement ce qui allait se passer. Sa joie fut grande en apprenant que son cher Stanislas allait enfin retrouver le calme de l'esprit et qu'elle-même allait pouvoir continuer à vivre en Lorraine, sans rien changer aux conditions de son existence.

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