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Expédition des dix mille

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CHAPITRE VIII

Bataille de Cunaxa[19]. — Mort de Cyrus.

[19] « Plusieurs historiens, dit Plutarque, ont raconté cette bataille ; mais Xénophon, entre autres, la décrit si vivement, qu’on croit y assister et non la lire, et qu’il passionne ses lecteurs comme s’ils étaient au milieu du péril, tant il la rend avec vérité et énergie. » Trad. d’A. Pierron, t. IV, p. 528. On trouvera dans la traduction du comte de La Luzerne un plan fort clair de la bataille de Cunaxa. Ce judicieux écrivain fait observer que c’est la première bataille considérable dont un militaire, qui s’y est trouvé, nous ait donné la relation.

C’était environ l’heure où l’agora est remplie, et l’on approchait du lieu où l’on voulait asseoir le camp, lorsque Patégyas, seigneur perse, un des fidèles de Cyrus, paraît, arrivant bride abattue, le cheval en sueur, et criant aussitôt à tous ceux qu’il rencontre, en langue barbare et grecque, que le roi s’avance avec une nombreuse armée, tout prêt à engager le combat. De là, grand tumulte : les Grecs et tous les autres s’attendent à être chargés avant de s’être formés. Cyrus saute de son char, endosse sa cuirasse, monte à cheval, saisit en main des javelots, et ordonne à tous de s’armer et de prendre chacun son rang.

On se forme à la hâte : Cléarque à l’aile droite appuyée à l’Euphrate : Proxène le joint, suivi des autres généraux ; Ménon et son corps sont à l’aile gauche. Dans l’armée barbare, les cavaliers paphlagoniens, au nombre de mille environ, se placent à la droite auprès de Cléarque. Ariée, lieutenant général de Cyrus, occupe la gauche avec le reste des Barbares. Cyrus se place au centre avec six cents cavaliers environ, tous revêtus de grandes cuirasses, le casque en tête, à l’exception de Cyrus. Cyrus, tête nue, se tient prêt au combat. On dit, en effet, que l’usage des Perses est d’avoir la tête nue quand ils affrontent les dangers de la guerre. Tous les chevaux de la troupe de Cyrus ont la tête et le poitrail bardés de fer ; les cavaliers sont armés de sabres à la grecque.

Cependant arrive le milieu du jour, et les ennemis ne se montrent pas ; mais, quand vient l’après-midi, on aperçoit une poussière semblable à un nuage blanc, qui bientôt se noircit et couvre la plaine. Lorsqu’ils sont plus près, on voit briller l’airain, puis les piques et les rangs se dessinent. C’était la cavalerie à cuirasses blanches appartenant à l’aile gauche de l’ennemi. Tissapherne était, disait-on, à la tête. Viennent ensuite les gerrophores, puis les hoplites, ayant des boucliers de bois tombant jusqu’aux pieds. On disait que c’étaient des Égyptiens. Après eux, viennent d’autres cavaliers, d’autres archers, rangés tous par nation, et chaque nation marchant formée en colonne pleine. En avant, à de grandes distances, étaient des chars armés de faux attachées à l’essieu, les unes s’étendant obliquement à droite, à gauche, les autres placées sous le siége, dirigées vers la terre, pour couper tout sur leur passage. Le plan était de se précipiter sur les bataillons grecs et de les rompre.

Ce que Cyrus avait dit aux Grecs, dans son allocution, de ne pas s’effrayer des cris des Barbares, se trouva démenti. Point de cris, mais le plus profond silence ; une marche tranquille, égale et lente. Alors Cyrus, passant le long de la ligne avec Pigrès, son interprète, et trois ou quatre officiers, crie à Cléarque de conduire sa troupe au centre même des ennemis, où devait être le roi. « Si nous y sommes vainqueurs, dit-il, tout est à nous. » Cléarque, voyant le corps placé au centre, et apprenant de Cyrus que le roi était au delà de la gauche des Grecs, attendu que ses troupes étaient si nombreuses, que son centre dépassait l’aile gauche de Cyrus, Cléarque, dis-je, ne voulut pas détacher son aile droite des bords du fleuve, de peur d’être enveloppé par les deux flancs ; mais il répondit à Cyrus qu’il veillerait à ce que tout allât bien.

Cependant l’armée barbare s’avance en bon ordre. Le corps des Grecs, demeurant à la même place, se complète de soldats arrivant encore à leurs rangs. Cyrus, passant à cheval le long de la ligne et à peu de distance du front, regardait de loin les deux armées, les yeux dirigés tantôt sur les ennemis, tantôt sur ses troupes, lorsqu’un des soldats de l’armée grecque, Xénophon d’Athènes[20], pique pour le rejoindre et lui demande s’il a quelque ordre à donner. Cyrus s’arrête, et lui commande de publier que les entrailles des victimes présagent un heureux succès. Cela dit, il entend un bruit qui court par les rangs et demande ce que c’est. Xénophon lui dit que c’est le mot d’ordre qui passe pour la seconde fois. Cyrus s’étonne qu’on l’ait donné, et demande quel est ce mot d’ordre. Xénophon répond : « Jupiter sauveur et Victoire. » Cyrus l’entendant : « Eh bien ! je l’accepte, dit-il ; que cela soit ! » Il se porte ensuite au poste qu’il a choisi. Il n’y avait plus que trois ou quatre stades entre le front des deux armées, lorsque les Grecs chantent un péan et s’ébranlent pour aller à l’ennemi.

[20] C’est notre historien lui-même. Comme il n’avait aucune fonction militaire, il pouvait se tenir à distance en qualité de spectateur.

Une partie de la phalange s’avance comme une mer houleuse ; le reste suit au pas de course pour s’aligner, et bientôt tous les Grecs, faisant retentir leur cri ordinaire : « Héléleu ! » en l’honneur d’Ényalius, arrivent en courant. On dit qu’en même temps ils frappaient leurs boucliers de leurs piques, afin d’effrayer les chevaux. Avant qu’on soit à la portée du trait, la cavalerie barbare détourne ses chevaux et s’enfuit ; les Grecs la poursuivent de toutes leurs forces, et se crient les uns aux autres de ne pas courir en désordre, mais de suivre en rang. D’autre part, les chars sont entraînés les uns au travers des ennemis, les autres à travers la ligne des Grecs : ils sont vides de conducteurs. Les Grecs, les voyant venir de loin, ouvrent leurs rangs : il n’y eut qu’un soldat qui, regardant avec étonnement, comme dans un hippodrome, se laissa heurter ; et même, dit-on, il n’en reçut aucun mal. Pas un seul autre Grec ne fut blessé dans cette bataille, si ce n’est un soldat de l’aile gauche, atteint d’une flèche, dit-on.

Cyrus, voyant les Grecs vaincre et poursuivre tout ce qui était devant eux, se sent plein de joie : déjà il est salué roi par ceux qui l’entourent ; cependant il ne s’emporte point à poursuivre ; mais il tient serrée sa troupe de six cents cavaliers et observe les mouvements du roi. Il savait qu’il était au milieu de l’armée perse. Tous les chefs des Barbares occupent ainsi le centre de leurs troupes, croyant qu’ils y sont plus en sûreté, parce qu’ils sont couverts des deux côtés, et que, s’ils ont à donner un ordre, il ne leur faut que la moitié du temps pour le transmettre à l’armée. Le roi donc, placé ainsi au centre de son armée, dépassait pourtant la gauche de Cyrus. Aussi, ne voyant d’ennemis ni en face de lui, ni devant ceux qui le couvraient, il fait un mouvement de conversion comme pour envelopper l’autre armée. Cyrus, craignant qu’il ne prenne les Grecs à dos et ne les taille en pièces, pique à lui, et, chargeant avec ses six cents cavaliers, replie tout ce qui est devant le roi et met en fuite les six mille hommes : on dit même qu’il tue de sa propre main Artaxercès, qui les commandait.

La déroute une fois commencée, les six cents cavaliers de Cyrus se dispersent et s’élancent à sa poursuite, sauf quelques-uns qui demeurent auprès de lui, presque tous uniquement ceux qu’on appelle commensaux. Étant au milieu d’eux, il aperçoit le roi et le groupe qui l’entoure ; il ne peut se contenir : « Je vois l’homme, » s’écrie-t-il ; il se précipite sur lui, le frappe à la poitrine et le blesse à travers sa cuirasse, comme l’atteste le médecin Ctésias, qui prétend avoir guéri la blessure ; mais au moment même où il porte le coup, on ne sait qui l’atteint au-dessus de l’œil d’un javelot lancé avec force. Dans ce combat entre le roi, Cyrus et ceux de leur suite, on sait combien il périt de monde autour du roi, par le témoignage de Ctésias, qui était auprès de lui. Cyrus y fut tué, et, sur son corps, huit de ses premiers officiers. Artapatès, dit-on, le plus dévoué de ses porte-sceptres, voyant Cyrus à terre, saute de son cheval et se jette sur le corps de son maître : le roi, assure-t-on, l’y fait égorger ; d’autres disent qu’il s’égorgea lui-même, après avoir tiré son cimeterre : car il en avait un à poignée d’or, et portait un collier, des bracelets et autres ornements, ainsi que les premiers des Perses. Cyrus l’avait en estime pour son dévouement et sa fidélité.

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