← Retour

Expédition des dix mille

16px
100%

CHAPITRE VI

Propositions des envoyés de Sparte. — Accusation contre Xénophon ; sa défense. — Il est également défendu par Charminus et Polycrate. — Embarras de Seuthès et d’Héraclide. — Offres de Seuthès à Xénophon.

Sur ces entrefaites, au bout de deux mois environ, arrivent Charminus de Lacédémone et Polynice de la part de Thimbron. Ils annoncent que les Lacédémoniens ont décidé de faire la guerre à Tissapherne, et que Thimbron s’est embarqué pour commencer les hostilités : il a besoin de l’armée grecque, et il promet à chaque soldat une darique par mois, le double aux lochages, le quadruple aux stratéges. Dès que les Lacédémoniens sont arrivés, Héraclide, informé qu’ils viennent chercher l’armée, dit à Seuthès qu’il ne peut lui arriver rien de plus heureux : « Les Lacédémoniens ont besoin de l’armée, et toi tu n’en as plus besoin ; en la leur rendant, tu leur seras agréable ; les Grecs ne te demanderont pas leur paye, mais ils sortiront de tes États. »

Après avoir entendu ces mots, Seuthès se fait amener les envoyés. Ils disent qu’ils viennent chercher l’armée ; Seuthès répond qu’il la leur remettra, qu’il veut être leur ami et leur allié. Il les invite à un repas d’hospitalité, et il les traite avec magnificence. Il n’invite ni Xénophon, ni aucun autre des stratéges. Les Lacédémoniens lui demandant quel homme est Xénophon, il répond que ce n’est pas d’ailleurs un méchant homme, mais qu’il aime trop le soldat : cela lui fait beaucoup de tort. Les envoyés lui disent : « Est-ce qu’il n’a pas de popularité parmi ses hommes ? » Héraclide répond : « Une très-grande. — Alors, ne s’opposera-t-il pas à ce que nous emmenions l’armée ? — Convoquez les troupes, dit Héraclide, promettez-leur une solde ; ils tiendront peu à lui, ils accourront à vous. — Mais comment les convoquer ? — Demain, dit Héraclide, dès le matin nous vous conduirons vers eux. Je suis sûr que, dès qu’ils vous verront, ils accourront à vous de grand cœur. » Ainsi finit cette journée.

Le lendemain, Seuthès et Héraclide conduisent les Lacédémoniens à l’armée. Elle s’assemble. Les deux Lacédémoniens prennent la parole : « Sparte a décidé de faire la guerre à Tissapherne, qui vous a fait du tort à vous-mêmes. Si donc vous venez avec nous, vous vous vengerez d’un ennemi, et chacun de vous recevra une darique par mois, le lochage le double, et le stratége le quadruple. » Les soldats les écoutent avec joie. Aussitôt un Arcadien se lève pour accuser Xénophon. Seuthès était là ; il voulait savoir ce qu’on déciderait, et il se tenait à portée d’entendre. Il avait son interprète avec lui, et du reste il savait lui-même le grec. L’Arcadien commence ainsi : « Nous serions avec vous depuis longtemps, Lacédémoniens, si Xénophon ne nous avait pas pressés de venir ici : nous avons passé un rude hiver à faire la guerre, nuit et jour, sans profit, tandis qu’il jouit de nos peines, et que Seuthès, qui l’a enrichi en particulier, nous refuse notre solde. Pour ma part, ajoute ce premier orateur, si je le voyais lapidé et puni des maux où il nous a entraînés, je croirais avoir reçu ma paye et je ne regretterais plus mes fatigues. » Après lui se lève un autre Grec, qui parle sur le même ton, puis un troisième. Xénophon ensuite s’exprime ainsi :

« Oui, un homme doit s’attendre à tout, puisque je me vois accusé par vous de ce que je regarde, dans mon for intérieur, comme la plus grande preuve de mon zèle. J’étais déjà en route pour ma patrie, et par Jupiter ! si je suis revenu, ce n’était pas pour partager votre prospérité, c’était parce qu’on m’avait appris votre détresse ; je voulais vous être utile, si je pouvais. J’arrive : Seuthès, que voici, m’envoie de nombreux messagers, il me fait mille promesses pour que je vous engage à le suivre ; mais je n’essaye point de le faire, vous le savez tous. Je vous conduis au port d’où je pense passer au plus vite en Asie : c’était ce que je croyais pour vous le meilleur, le plus conforme à ce que vous souhaitiez. Aristarque arrive avec ses trirèmes et nous empêche de traverser : aussitôt je vous convoque, comme c’était mon devoir, afin que nous délibérions sur ce qu’il faut faire.

« Vous entendez Aristarque qui vous enjoint de vous rendre dans la Chersonèse ; vous entendez Seuthès qui vous engage à vous joindre à lui comme auxiliaires : vous dites tous qu’il faut aller avec Seuthès, vous votez tous pour ce projet. Si je vous ai fait quelque tort en vous conduisant où vous vouliez tous aller, dites-le. Depuis que Seuthès a commencé à se jouer de vous pour la solde, si je l’avais approuvé, vous seriez en droit de m’accuser et de me haïr. Mais si, après avoir été mon meilleur ami, il est devenu mon plus cruel ennemi, est-il juste que vous m’accusiez et non pas Seuthès, vous qui êtes la cause de ma rupture avec lui ? Peut-être direz-vous qu’il m’est facile, ayant reçu ce qui vous appartient, de jouer la comédie auprès de Seuthès. Mais n’est-il pas évident que, si Seuthès m’a payé, il ne m’a pas payé pour perdre ce qu’il m’a donné et pour avoir à vous payer encore ? Je crois que, s’il m’avait donné quelque chose, il me l’aurait donné pour avoir, en me donnant moins, à ne pas vous donner plus. Si c’est là votre pensée, vous pouvez à l’instant même rendre inutile tout ce complot concerté entre nous deux, en lui demandant votre argent. Il est clair que Seuthès, si j’ai reçu quelque chose de lui, le redemandera selon son droit, si je manque à la convention suivant laquelle j’aurais reçu. Mais il s’en faut beaucoup que j’aie touché ce qui vous appartient. Je vous le jure par tous les dieux et par toutes les déesses, je n’ai pas même ce que Seuthès m’avait promis en particulier. Il est là ; il m’entend, et il m’est témoin si je me parjure. Pour vous étonner davantage, je fais encore serment que je n’ai pas touché ce qu’ont reçu les autres stratéges, pas même autant que quelques lochages. Pourquoi me suis-je conduit ainsi ? Je croyais, soldats, que plus je partagerais avec Seuthès son indigence, plus je pourrais compter, dès qu’il le pourrait, sur son amitié. Aujourd’hui que je le vois prospérer, je connais son âme.

« Mais, dira-t-on, n’avez-vous pas honte d’avoir été si ridiculement joué ? J’en rougirais, par Jupiter, si un ennemi m’eût trompé de la sorte ; mais, entre amis, il me paraît plus honteux de tromper que d’être trompé. Au reste, s’il est des précautions à prendre avec des amis, vous les avez prises toutes, sans lui laisser aucun prétexte honnête de ne pas vous donner ce qu’il a promis. Nous ne lui avons fait aucun tort ; nous n’avons montré ni lâcheté ni crainte, où qu’il ait voulu nous conduire.

« Mais, direz-vous, il fallait exiger des gages, afin qu’il fût impossible de tromper, s’il le voulait. Écoutez ce que j’ai à répondre, et ce que je n’aurais jamais dit en présence de Seuthès, si vous ne m’aviez montré toute votre injustice, toute votre ingratitude envers moi. Rappelez-vous donc dans quelle situation vous vous trouviez, quand je vous en ai tirés pour vous conduire à Seuthès. Les portes de Périnthe, si vous aviez été dirigés vers cette ville, Aristarque de Lacédémone les avait fermées pour vous empêcher d’y entrer : vous campiez dehors, au grand air. On était au cœur de l’hiver : vous viviez d’achats, ne voyant que peu de vivres à vendre, n’ayant que peu d’argent pour en acheter. Vous étiez contraints de rester en Thrace : les trirèmes en rade vous empêchaient de mettre en mer : condamnés à demeurer là, il fallait être en pays ennemi, serrés par de nombreux cavaliers, par de nombreux peltastes. Nous avions des hoplites, c’est vrai ; en nous portant en force sur les villages, nous aurions peut-être pu prendre du grain, et encore en petite quantité ; mais se mettre à poursuivre, faire des prisonniers et enlever des bestiaux, impossible ; car je ne trouvai chez vous ni cavalerie, ni peltastes organisés.

« Si donc, quand vous étiez dans une telle détresse, je vous ai, sans exiger aucune solde, procuré pour allié Seuthès, qui avait des cavaliers et des peltastes dont vous manquiez, croyez-vous que j’aie mal servi vos intérêts ? Une fois réunis à ses troupes, vous avez trouvé des grains en plus grande abondance dans les villages, grâce à la nécessité où se trouvaient les Thraces de fuir avec plus de vitesse : vous avez eu votre part de bestiaux et d’esclaves. Nous n’avons plus revu d’ennemis, quand la cavalerie de Seuthès s’est jointe à nous, tandis que jusque-là ils nous harcelaient avec leurs cavaliers et leurs peltastes, nous empêchant de nous disperser autrement qu’en petit nombre, et de nous procurer plus de vivres. Si celui qui vous a procuré cette sécurité ne vous a pas payé bien exactement, en plus de cette sécurité même, la solde qu’il avait promise, est-ce là un si grand malheur, et croyez-vous qu’il faille pour cela ne pas me laisser vivre ?

« Aujourd’hui, comment vous retirez-vous ? N’avez-vous pas comme excédant, après un hiver passé dans l’abondance de tout bien, ce que vous avez reçu de Seuthès ? Vous avez vécu aux dépens de l’ennemi ; et malgré cela, vous n’avez pas eu un homme de tué, vous n’avez pas perdu un homme vivant[49]. Mais de plus, si vous avez fait quelque bel exploit contre les barbares d’Asie, n’en avez-vous pas le mérite, et n’y ajoutez-vous pas en ce moment une autre gloire, celle d’avoir vaincu en Europe les Thraces avec lesquels vous êtes en guerre ? Oui, j’ai raison de le dire, ces griefs qui vous irritent contre moi, vous devriez en remercier les dieux, comme de bienfaits.

[49] C’est-à-dire fait prisonnier.

« Telle est votre position actuelle. Maintenant, au nom des dieux, considérez la mienne. Au moment où pour la première fois je m’embarquais afin de retourner dans ma patrie, je m’en allais couvert de vos éloges ; et, par vous, les autres Grecs me faisaient un nom glorieux : je jouissais de la confiance des Lacédémoniens ; sans quoi, ils ne m’auraient pas député de nouveau vers vous. Aujourd’hui je m’en vais, calomnié par vous auprès de ces mêmes Lacédémoniens, haï, grâce à vous, de Seuthès, chez qui j’espérais que mes services, rendus par votre entremise, me feraient une retraite heureuse pour moi et pour mes enfants, si je devenais père. Et vous, pour qui je me suis fait tant d’ennemis beaucoup plus puissants que moi, vous, dont les intérêts me préoccupent encore, voilà ce que vous pensez de moi. Vous me tenez, je ne m’enfuis pas, je ne cherche pas à m’échapper ; mais si vous faites ce que vous dites, sachez que vous tuerez un homme qui a si souvent veillé sur vous ; qui a bravé avec vous tant de fatigues, tant de dangers, et quand c’était son tour, et quand ce ne l’était pas ; qui, par la faveur des dieux, a érigé avec vous tant de trophées chez les Barbares ; qui, pour vous empêcher de devenir les ennemis d’aucun des Grecs, a souvent lutté contre vous de tout son pouvoir. Vous pouvez maintenant, sans craindre, aller où bon vous semble, et sur terre et sur mer. Et, lorsque tout vous arrive à souhait, quand vous allez vous embarquer pour le pays où vous désirez aborder depuis longtemps, lorsque le peuple le plus puissant vous implore, qu’on vous donne une solde, que les Lacédémoniens, réputés aujourd’hui les plus forts, viennent vous trouver, c’est le moment que vous croyez devoir choisir pour me mettre le plus vite à mort ! Ce n’était plus cela quand nous étions dans le danger, ô les plus oublieux des hommes ! Vous m’appeliez votre père, vous juriez de vous souvenir toujours de moi, comme votre bienfaiteur. Ah ! ceux même qui viennent vous chercher ne sont pas si injustes ! Non, j’en réponds, vous ne leur paraîtrez plus aussi bons, quand ils vous verront ce que vous êtes avec moi. » Cela dit, il cessa de parler.

Charminus de Lacédémone se lève et parle ainsi : « Pour moi, soldats, je ne crois pas que vous ayez raison de vous emporter contre cet homme. J’ai de quoi témoigner en sa faveur. Seuthès, quand Polynice et moi nous lui avons demandé quel homme était Xénophon, n’a rien trouvé à lui reprocher que d’aimer trop le soldat, ce fut son mot ; c’était même là une cause de brouille avec nous autres Lacédémoniens et avec Seuthès lui-même. »

Euryloque de Lousie, Arcadien, se lève ensuite et dit : « Il me semble, Lacédémoniens, que, puisque vous voilà nos chefs, il faut nous faire payer par Seuthès de gré ou de force, et ne pas nous emmener auparavant. »

Polycrate d’Athènes se lève et parle pour Xénophon. « Je vois là, soldats, dit-il, Héraclide qui nous écoute. Il a reçu le butin qui était le fruit de nos fatigues, il l’a vendu, et n’en a remis l’argent ni à Seuthès ni à nous ; il l’a volé, et il en a fait son profit. Si donc nous faisons bien, nous l’arrêterons. Cet homme, ajoute-t-il, n’est point de Thrace ; il est Grec et il fait tort à des Grecs. »

En entendant ces mots, Héraclide est frappé de terreur. Il s’approche de Seuthès et lui dit : « Et nous, si nous faisons bien, nous quitterons au plus vite un endroit où ces gens-là sont les maîtres. » Aussitôt dit, ils sautent à cheval, et s’élancent au galop vers leur camp. De là Seuthès envoie à Xénophon Abrozelmès, son interprète, et le prie de rester à son service avec mille hoplites, s’engageant de lui donner les places maritimes et tout ce qu’il lui a promis. Il ajoute, comme un secret, qu’il a entendu Polynice dire que, si Xénophon tombe entre les mains des Lacédémoniens, Thimbron le fera certainement mettre à mort. D’autres personnes, unies d’hospitalité avec Xénophon, lui font savoir qu’il est calomnié et qu’il doit se tenir sur ses gardes. En entendant ces mots, Xénophon prend deux victimes et sacrifie à Jupiter-Roi, pour savoir s’il fera mieux de rester avec Seuthès, aux conditions que Seuthès lui offre, ou de partir avec l’armée. Le dieu lui ordonne de partir.

Chargement de la publicité...