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Expédition des dix mille

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CHAPITRE III

Le roi veut entrer en accommodement. — Les Grecs répondent avec fermeté qu’ils ont besoin de se battre pour avoir de quoi manger. — Le roi les fait conduire à des villages bien approvisionnés. — Entrevue de Tissapherne et de Cléarque. — Alliance avec le roi.

Ce que j’ai écrit plus haut, que le roi avait été effrayé à l’approche de l’ennemi, devint alors évident. Après avoir la veille envoyé l’ordre de livrer leurs armes, il envoie, au lever du soleil, des hérauts proposer un accommodement. Ceux-ci, arrivés aux avant-postes, demandent les chefs. Les sentinelles ayant fait leur rapport, Cléarque, qui, dans ce moment, inspectait les rangs, leur prescrit de dire aux hérauts d’attendre qu’il fût de loisir. Il dispose alors ses troupes de manière à ce que la phalange offrît à l’œil une masse compacte et qu’aucun des soldats sans armes ne fût en évidence ; puis il mande les députés, va lui-même au-devant d’eux avec ses soldats les mieux armés, les plus beaux hommes, et invite les autres chefs à faire comme lui.

Arrivé près des envoyés, il leur demande ce qu’ils veulent. Ils disent qu’ils viennent pour une trêve, avec mission d’annoncer aux Grecs les intentions du roi, et au roi celles des Grecs. Cléarque répond : « Annoncez-lui donc qu’il faut d’abord combattre, car nous n’avons pas de quoi dîner : et qui donc oserait parler de trêve aux Grecs, s’il n’a pas de dîner à leur fournir ? » Ces mots entendus, les envoyés s’en retournent, mais ils reviennent bientôt ; ce qui prouve que le roi était tout près, lui, ou quelqu’un chargé par lui de toute la négociation. Ils disent que le roi trouve la demande raisonnable, et qu’ils reviennent avec des guides chargés, au cas où la trêve serait conclue, de conduire les Grecs à un endroit où ils auraient des vivres. Cléarque leur demande si le roi ne fait trêve qu’avec ceux qui vont et viennent pour les négociations, ou si l’accommodement s’étend à toute l’armée : « A toute l’armée, répondent-ils, jusqu’à ce que vos propositions aient été adoptées par le roi. » Après cette promesse, Cléarque les fait éloigner, et tient un conseil où l’on décide de conclure promptement la trêve, et de se rendre paisiblement à l’endroit où sont les vivres, et de s’en pourvoir. « C’est aussi mon avis, dit Cléarque ; mais, au lieu de le faire savoir sur-le-champ, je différerais, afin que les envoyés craignent que nous ne rejetions la trêve ; et même je ne crois pas mauvais que nos soldats aient la même appréhension. » Quand il croit le moment arrivé, il annonce aux envoyés qu’il accède à la trêve, et les prie de le conduire aussitôt où sont les vivres.

Ils le conduisent. Cléarque se met donc en marche pour aller conclure le traité, l’armée en ordre de bataille, et lui-même à l’arrière-garde. On rencontre des fossés et des canaux si pleins d’eau, qu’on ne peut les passer sans ponts ; on en fait à la hâte, soit avec des palmiers tombés d’eux-mêmes, soit avec ceux que l’on coupe. C’est là qu’on put voir quel général était Cléarque. De la main gauche il tenait une pique, de la droite un bâton. Si quelque soldat commandé pour cette besogne montre de la paresse, il le frappe, et il en choisit un autre plus capable ; lui-même il met la main à l’œuvre, en entrant dans la boue, si bien que chacun aurait rougi de ne pas montrer la même ardeur. Il n’avait employé à cet ouvrage que des hommes au-dessous de trente ans ; mais, quand on voit l’activité de Cléarque, les plus âgés se mettent aussi de la partie. Cléarque d’ailleurs se hâtait d’autant plus qu’il soupçonnait que les fossés n’étaient pas toujours aussi pleins d’eau, vu qu’on n’était point à l’époque où l’on arrose la campagne ; mais il présumait que, pour faire croire aux Grecs qu’il y aurait de nombreux obstacles à leur marche, le roi avait fait lâcher cette eau dans la plaine.

En marchant, on arrive aux villages, où les guides avaient indiqué qu’on pourrait prendre des vivres ; on y trouve du blé en abondance, du vin de palmier et une boisson acide qu’on tire des fruits. Quant aux dattes mêmes, celles qui ressemblent aux dattes qu’on voit en Grèce, on les laissait aux servantes ; sur la table des maîtres, on n’en servait que de choisies, remarquables par leur beauté et leur grosseur : leur couleur est celle de l’ambre jaune. On en fait sécher aussi, qu’on offre au dessert : c’est un mets délicieux après boire, mais il donne mal à la tête. C’est encore là que, pour la première fois, les soldats mangèrent du chou-palmiste. Beaucoup en admirent la forme et le goût agréable qui lui est propre ; mais il porte aussi violemment à la tête. Le palmier se sèche entièrement dès qu’on lui enlève le sommet de sa tige.

On séjourne trois jours en cet endroit. De la part du grand roi arrive Tissapherne, avec le frère de la femme du roi, trois autres Perses et une suite nombreuse d’esclaves. Les généraux grecs vont au-devant d’eux, et Tissapherne leur parle ainsi, par son interprète : « Grecs, j’habite un pays voisin de la Grèce ; vous voyant tombés dans des malheurs sans issue, j’ai regardé comme un bonheur de pouvoir obtenir du roi la permission que j’ai sollicitée de vous ramener sains et saufs en Grèce. Je pense que ma conduite ne trouvera d’ingrats ni chez vous, ni dans la Grèce entière. Dans cette conviction, j’ai présenté ma requête au roi, en lui disant que c’est justice de m’accorder cette grâce, ayant été le premier à lui annoncer la marche de Cyrus, et à lui amener du secours après cette nouvelle ; que seul de tous ceux qui ont été opposés aux Grecs, je n’ai point pris la fuite ; mais qu’après m’être frayé un passage, j’ai rejoint le roi dans votre camp, où il s’était porté après avoir tué Cyrus, et que j’ai poursuivi les Barbares à la solde de Cyrus avec les troupes qui sont avec moi et qui sont toutes dévouées à sa cause. Le roi m’a promis d’en délibérer ; mais il m’a chargé de venir vous demander pourquoi vous avez pris les armes contre lui. Or, je vous conseille de faire une réponse mesurée, afin qu’il me soit plus facile, si toutefois je le puis, d’agir auprès de lui dans votre intérêt. »

Les Grecs s’éloignent, délibèrent, et répondent par la bouche de Cléarque : « Nous ne nous sommes point réunis pour faire la guerre au roi ; nous n’avons point marché contre le roi. Mais Cyrus, tu le sais bien toi-même, a trouvé mille prétextes pour vous prendre au dépourvu et nous amener ici. Cependant, lorsque nous le vîmes en péril, la honte nous prit, à la face des dieux et des hommes, de le trahir, après nous être prêtés auparavant à tout le bien qu’il nous avait fait. Depuis que Cyrus est mort, nous ne disputons plus au roi la souveraineté, et nous n’avons aucun motif de ravager les États du roi. Nous n’en voulons point à sa vie, et nous retournerions dans notre pays, si personne ne nous inquiétait ; seulement, si l’on nous fait tort, nous essayerons, avec l’aide des dieux, de nous défendre ; mais si l’on se montre généreux à notre égard, nous ferons tout ce qui sera en notre pouvoir pour n’être pas vaincus en générosité. » Ainsi parla Cléarque.

Après l’avoir entendu, Tissapherne reprend : « Je transmettrai ce discours au roi, et à vous ensuite ses intentions. Jusqu’à mon retour, que la trêve subsiste ; nous vous fournirons un achat de vivres. » Le lendemain, il ne reparut point : les Grecs déjà étaient inquiets. Le troisième jour, il vint et dit qu’il avait obtenu du roi la permission de sauver les Grecs, malgré la résistance d’un grand nombre, qui prétendaient contraire à la dignité du roi de laisser aller des gens qui avaient porté les armes contre lui. « Enfin, dit-il, vous pouvez recevoir de nous l’assurance que notre pays ne vous sera point hostile, et que nous vous guiderons loyalement vers la Grèce, en vous fournissant des achats de vivres. Que si nous ne vous en fournissons pas, nous vous permettons de prendre sur le pays même ce qui sera nécessaire à votre subsistance. Mais vous, il faut que vous nous juriez de passer partout comme en pays ami, sans coup férir, ne prenant de quoi manger et de quoi boire que quand nous ne vous en fournirons point l’achat ; et, quand nous vous le fournirons, achetant ce qu’il faut pour vivre. » Ces conditions sont arrêtées ; on fait serment et l’on se donne la main, Tissapherne et le frère de la femme du roi aux stratéges et aux lochages des Grecs, et ceux-ci à Tissapherne. Alors Tissapherne leur dit : « Maintenant je retourne auprès du roi ; quand j’aurai terminé ce que je dois faire, je reviendrai avec mes équipages pour vous ramener en Grèce et retourner moi-même dans mon gouvernement. »

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