Expédition des dix mille
CHAPITRE V
Tristes effets de la neige. — Intensité du froid. — Disette. — Attaque de l’ennemi. — Arrivée à des villages, où l’on se remet des épreuves qu’on vient de subir.
Le lendemain, on croit devoir marcher le plus vite possible, avant que l’ennemi se rallie et occupe les défilés. On plie bagage, et l’armée s’avance à travers une neige épaisse, sous la conduite de plusieurs guides. Le même jour, on arrive au delà des montagnes où Tiribaze devait attaquer les Grecs, et l’on y campe. De là, on fait trois étapes dans le désert, le long de l’Euphrate, qu’on passe ayant de l’eau jusqu’au nombril. On disait que la source de ce fleuve n’était pas éloignée. On fait ensuite quinze parasanges en trois jours, dans une plaine couverte de neige. Le troisième jour fut rude : le vent borée, soufflant debout, brûlait et glaçait les hommes. Un des devins fut d’avis de sacrifier au vent : on égorge une victime, et tout le monde constate que la violence du vent paraît cesser. La neige avait une brasse d’épaisseur, de sorte qu’il périt beaucoup de bêtes de somme, d’esclaves, et une trentaine de soldats.
On campe la nuit autour de grands feux, car il y avait beaucoup de bois au campement ; mais les derniers arrivés n’en trouvent plus. Les premiers venus, qui avaient allumé du feu, ne permettent aux autres de s’en approcher qu’après s’être fait donner du blé ou quelque autre comestible. On se communique de part et d’autre ce que l’on peut avoir. Où l’on allumait du feu, la neige fondait, et il se faisait jusqu’au sol de grands trous qui permirent de mesurer la hauteur de la neige.
On marche tout le jour suivant dans la neige, et beaucoup d’hommes sont atteints de boulimie[33]. Xénophon, à l’arrière-garde, en ayant rencontré qui gisaient à terre, ne savait pas quelle maladie ils avaient ; mais, ayant appris d’un soldat, qui connaissait ce mal, que c’étaient les symptômes évidents de la boulimie, et que, s’ils avaient à manger, ils seraient bientôt debout, il court aux équipages, et tout ce qu’il peut trouver de comestibles, il les donne ou les envoie donner aux malades par ceux qui sont en état de courir. Dès qu’ils ont pris un peu de nourriture, ils se lèvent et continuent leur marche.
[33] Faim maladive, accompagnée de défaillances.
Chirisophe, à la nuit tombante, arrive à un village et rencontre des femmes et des filles du pays, qui portaient de l’eau près de la fontaine située devant le fort. Elles demandent aux Grecs qui ils sont. L’interprète leur répond en perse que ce sont des troupes envoyées au satrape par le roi. Elles répondent que le satrape n’est pas là, mais à la distance d’une parasange environ. Comme il était tard, on entre dans le fort avec les porteuses d’eau, et l’on se rend auprès du comarque[34]. De cette manière Chirisophe, et tout ce qui a pu suivre l’avant-garde, se loge en cet endroit. Quant aux autres soldats, ceux qui ne peuvent arriver passent la nuit en route, sans nourriture et sans feu : il y en eut qui périrent.
[34] Le chef du village.
Quelques ennemis, qui s’étaient réunis à la poursuite des Grecs, prennent ceux des équipages qui n’ont pu suivre, et se battent entre eux pour le partage. On laisse aussi en arrière des soldats que la neige avait aveuglés, ou à qui le froid avait gelé les doigts des pieds. On se garantissait les yeux contre la neige en les couvrant de quelque étoffe noire, pendant la marche, et les pieds en les remuant, en ne prenant pas de repos, en se déchaussant pour la nuit. A tous ceux qui s’endormaient chaussés, les courroies pénétraient dans les chairs, et les sandales se durcissaient par la gelée : car les premières chaussures se trouvant usées, on en avait fabriqué de cuir de bœuf nouvellement écorché. Ces nécessités avaient fait laisser quelques traînards. Ceux-ci voyant un endroit noir, parce que la neige l’avait quitté, avaient jugé qu’elle s’y était fondue ; et, de fait, elle s’était fondue par la vapeur d’une source qui coulait tout auprès dans un vallon. Ils s’étaient donc dirigés de ce côté et refusaient d’avancer.
Xénophon, à l’arrière-garde, n’en est pas plutôt instruit, qu’il emploie tous les moyens imaginables pour les supplier de ne pas demeurer en arrière, disant qu’il est suivi d’un gros détachement d’ennemis. Il finit par se fâcher. Ceux-ci demandent qu’on les égorge ; il leur est impossible de faire un pas. On juge que le meilleur parti à prendre est de faire, si l’on peut, une telle frayeur aux ennemis, qu’ils ne tombent pas sur ces malheureux. Il était nuit noire. Les ennemis s’avancent, menant grand bruit et se disputant ce qu’ils avaient pris. L’arrière-garde se lève, toute composée de soldats bien disposés, et court sur eux, tandis que les traînards, jetant les plus hauts cris possibles, frappent leurs boucliers de leurs piques. Les ennemis effrayés se jettent dans le vallon à travers la neige, et l’on n’entend plus personne souffler.
Xénophon et les siens promettent aux malades de revenir à eux le lendemain, et continuent leur marche. Ils n’avaient pas fait quatre stades qu’ils trouvent deux soldats étendus dans la neige et couverts de leurs manteaux. Aucune garde ne les veillait. On les fait lever : ils disent que ceux qui les précèdent font halte. Xénophon, s’avançant lui-même, envoie devant lui les plus vigoureux peltastes, pour savoir ce qui fait obstacle. Ils lui rapportent que l’armée tout entière fait halte également. Le corps de Xénophon reste donc au bivouac en cet endroit, sans feu et sans souper, et pose de son mieux des sentinelles. Au point du jour, Xénophon envoie les plus jeunes soldats aux malades pour les forcer à se lever et à partir. Au même moment, Chirisophe dépêche du village quelques-uns des siens pour savoir où en sont les derniers. On voit arriver avec joie ces messagers, auxquels on remet les malades pour les porter au camp, et l’on part. On n’avait pas fait vingt stades, qu’on était au village où cantonnait Chirisophe.
Là, Polycrate d’Athènes, lochage, demande qu’il lui soit permis de se porter en avant. Prenant avec lui des soldats agiles, il court au village échu à Xénophon, y surprend chez eux tous les habitants avec leur comarque, prend dix-sept poulains élevés pour la résidence royale, et la fille du comarque, mariée depuis neuf jours : son mari était sorti pour courre le lièvre, et ne fut pas pris dans les villages. Les habitations étaient sous terre : l’ouverture est comme celle d’un puits, mais l’intérieur est vaste ; il y a des issues creusées pour les bestiaux, mais les hommes descendent par des échelles. Dans ces habitations étaient des chèvres, des brebis, des bœufs, de la volaille et des petits de toutes ces espèces : tout le bétail est nourri de foin. On y trouva aussi du blé, de l’orge, des légumes, et du vin d’orge dans des vases à boire. On y voyait flotter l’orge même jusqu’aux bords, ainsi que des chalumeaux, les uns plus grands, les autres plus petits, et sans nœuds. Il fallait, quand on avait soif, en prendre un dans la bouche et sucer. Cette boisson est très-forte, si l’on n’y mêle de l’eau ; mais on la trouve très-agréable quand on y est accoutumé.
Xénophon fait souper avec lui le comarque, et le prie de se rassurer, en lui disant qu’on ne le privera pas de ses enfants et qu’on aura soin, au départ, à titre d’indemnité, de remplir sa maison de vivres, s’il veut, comme guide, mettre l’armée en bonne voie, jusqu’à ce qu’on soit arrivé chez une autre peuplade. Celui-ci promet, et, pour preuve de son bon vouloir, il découvre où l’on a enfoui les tonneaux de vin. Cantonnés ainsi pour cette nuit, les soldats se reposent dans l’abondance de tous les biens, sans toutefois cesser de garder à vue le comarque et ses enfants.
Le lendemain, Xénophon prend avec lui le comarque et va trouver Chirisophe. Dans chaque village où il passe, il rend visite à ceux qui s’y sont cantonnés, et partout il les trouve en festins et en liesse : nulle part on ne le laisse aller qu’il ne se soit assis au repas. Or, il n’y avait pas d’endroit où il ne se trouvât sur la même table de l’agneau, du chevreau, du porc, du veau, de la volaille, avec une grande quantité de pains de froment et de pains d’orge. Quand, par affection, on voulait boire à la santé d’un ami, on le menait au vase, puis il fallait boire, la tête baissée, en humant, comme fait un bœuf. On permit au comarque de prendre tout ce qu’il voudrait. Il ne voulut rien accepter ; mais, au fur et à mesure qu’il rencontrait un parent, il l’emmenait avec lui.
Arrivés auprès de Chirisophe, on trouve aussi ceux de ce cantonnement, couronnés de couronnes de foin sec, et se faisant servir par des enfants arméniens, revêtus de leurs robes barbares. On leur montrait par signes, comme à des sourds, ce qu’ils avaient à faire. Chirisophe et Xénophon, après les compliments d’amitié, demandent ensemble au comarque, par un interprète qui savait le perse, dans quel pays on est. Celui-ci répond en Arménie. Ils lui demandent encore pour qui l’on élève des chevaux ; il dit que c’est une redevance royale. Il ajoute que la province voisine est habitée par les Chalybes, et il indique la route qui y conduit. Xénophon repart alors, ramène le comarque et sa famille, et lui donne un cheval qu’il avait pris, en lui recommandant de le nourrir pour l’immoler : il avait entendu dire que l’animal était consacré au soleil, et il craignait qu’il ne mourût, épuisé par la route. Il prend ensuite un poulain pour lui-même et en donne un à chacun des stratéges et des lochages. Les chevaux de ce pays sont moins grands que ceux de Perse, mais ils ont plus de cœur. Le comarque apprend aux Grecs à attacher des sacs aux pieds de leurs chevaux et de leurs bêtes de somme, quand ils les conduiront à travers la neige : sans cette précaution, les bêtes y enfoncent jusqu’au ventre.