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Expédition des dix mille

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CHAPITRE VII

Départ pour des villages fournis de provisions. — Négociation avec Médosade. — Discours de Xénophon à Seuthès. — Celui-ci se décide à payer les Grecs.

De là, Seuthès va camper plus avant dans les terres, les Grecs cantonnent dans les villages, d’où ils devaient, après avoir fait de bonnes provisions, descendre vers la mer. Ces villages avaient été donnés par Seuthès à Médosade. Celui-ci, voyant avec peine les Grecs consommer tout ce qu’il y avait dans les villages, prend environ trente chevaux, et l’homme le plus considérable parmi les Odryses, qui étaient descendus de leurs montagnes et s’étaient joints à Seuthès. Il s’avance et appelle Xénophon hors du cantonnement des Grecs. Xénophon, prenant avec lui quelques lochages et d’autres personnes affidées, s’approche de Médosade. Alors celui-ci : « Vous nous faites tort, Xénophon, dit-il, en ravageant nos villages. Nous vous annonçons donc, moi, de la part de Seuthès, et cet homme de la part de Médocus, roi du haut pays, que vous ayez à évacuer notre contrée ; sinon, nous ne nous laisserons pas faire ; et, si vous ravagez nos terres, nous vous repousserons comme des ennemis. »

Xénophon après l’avoir entendu : « Tu viens de nous dire des choses auxquelles il est fâcheux de répondre ; je le ferai cependant pour que ce jeune homme sache qui vous êtes et qui nous sommes. Avant de devenir vos amis, nous traversions ce pays comme nous le voulions ; nous pillions où il nous plaisait, nous brûlions à notre gré. Et toi, quand tu es venu vers nous en envoyé, tu as campé au milieu de nous, sans rien avoir à craindre des ennemis. Vous ne pouviez entrer dans cette contrée, ou, si vous y entriez, vous y campiez comme en pays d’ennemis plus forts, vos chevaux toujours bridés. Maintenant que vous êtes nos amis, et que, grâce à nous, vous possédez cette contrée, vous nous chassez d’un pays dont vous n’êtes maîtres que par nous. Tu le sais bien toi-même, les ennemis n’étaient pas capables de nous en faire sortir. Et ce n’est pas en nous faisant des présents, en nous traitant bien, pour reconnaître nos services, que tu prétends nous chasser ; tu veux, autant qu’il est en toi, nous empêcher même de cantonner. En parlant ainsi, tu ne rougis pas devant les dieux, devant ce jeune homme qui te voit maintenant dans la richesse, toi qui, avant d’être notre ami, ne vivais que de maraude, comme tu nous l’as avoué. Mais pourquoi me dis-tu cela ? Je ne commande plus ici, mais vous vous êtes livrés aux Lacédémoniens pour conduire votre armée et vous ne m’avez pas appelé au conseil, hommes étonnants que vous êtes ; comme je les ai fâchés en vous amenant l’armée, vous craigniez que je ne leur fisse plaisir en la leur ramenant aujourd’hui. »

Lorsque l’Odryse eut entendu ces mots, il dit : « Pour moi, Médosade, je voudrais être enfoui sous terre, de la honte que j’ai en entendant cela. Si je l’avais su d’avance, je ne t’aurais pas accompagné : je m’en vais. Le roi Médocus ne m’approuverait pas de chasser nos bienfaiteurs. » Cela dit, il saute à cheval, et part au galop, suivi des autres cavaliers, à l’exception de quatre ou cinq. Médosade, affligé de voir ses terres dévastées, presse Xénophon d’appeler les deux Lacédémoniens. Xénophon, prenant avec lui les hommes les plus capables, va trouver Charminus et Polynice, leur dit que Médosade les envoie chercher, et leur propose, comme on le faisait pour lui, de se retirer du pays. « Je pense, dit-il, que vous obtiendrez pour l’armée la solde qui lui est due, si vous dites que l’armée vous prie de la faire payer, de gré ou de force, par Seuthès ; que ce point obtenu, elle consent à vous suivre de bon cœur ; que sa demande vous paraît légitime, et que vous vous êtes engagés à ne la faire partir que quand on aura rendu cette justice aux soldats. » Après avoir entendu ces raisons, les Lacédémoniens promettent de les faire valoir et d’y ajouter tout ce qu’ils trouveront de plus fort. Après quoi ils partent, suivis de tous ceux que réclamait la circonstance. Quand ils sont arrivés, Charminus prend la parole : « Si tu as quelque chose à nous dire, Médosade, dis-le ; sinon, c’est nous qui avons à te parler. » Médosade répond d’un ton fort soumis : « Seuthès et moi nous vous prions de ne faire aucun tort à ce pays devenu ami pour nous ; si vous faites quelque mal aux habitants, c’est à nous que vous le ferez, car ils sont nôtres. — Eh bien, disent les Lacédémoniens, nous nous en éloignerons, si la solde est payée à ceux qui vous ont aidés en cette affaire ; autrement, nous venons à leur secours, et nous punirons les hommes qui leur ont fait du tort, contre la foi du serment. Si vous êtes de ces hommes-là, nous commencerons par vous à faire justice. » Xénophon ajoute : « Voulez-vous, Médosade, puisque vous dites que les habitants du pays sont vos amis, leur faire décider la question de savoir si c’est vous ou nous qui devons sortir du pays ? » Médosade ne veut pas ; mais il propose avant tout aux deux Lacédémoniens ou d’aller trouver Seuthès au sujet de la paye, convaincu que Seuthès les écoutera, ou du moins d’envoyer avec lui Xénophon, dont il s’engageait à soutenir la proposition. En attendant, il supplie de ne pas brûler les villages. On envoie donc Xénophon, et avec lui ceux que l’on croit les plus propres à l’affaire. Aussitôt arrivé, Xénophon dit à Seuthès :

« Je n’ai rien à te demander, Seuthès, en venant auprès de toi, mais j’ai à te faire comprendre, si je le puis, que tu as eu tort de m’en vouloir, quand je réclamais au nom des soldats ce que tu leur as promis volontairement. Je croyais qu’il n’était pas moins de ton intérêt de le donner que du leur de le recevoir. Et d’abord, je remarque qu’après les dieux ce sont eux qui t’ont mis en évidence, en te faisant roi d’un grand pays et d’un peuple nombreux ; de telle sorte que rien ne peut demeurer caché de ce que tu fais de honteux ou d’honnête. Étant ce que tu es, je regarde pour toi comme un fait important de ne pas renvoyer sans récompense des hommes qui t’ont rendu service, comme un fait important d’obtenir les éloges de six mille hommes, et comme un fait plus important encore de ne jamais laisser douter de ta parole. Je vois, en effet, que la parole ambiguë des gens sans foi est vaine, sans force et sans valeur, tandis que la parole de ceux qui font évidemment profession de vérité ne les conduit pas moins sûrement que la violence des autres au but où ils aspirent. S’ils veulent ramener quelqu’un à la raison, j’observe que leurs menaces ne ramènent pas moins à la raison que les châtiments précipités des autres, et, quand de pareils hommes promettent une chose, ils tiennent aussi bien que d’autres qui donnent sur l’heure.

« Rappelle-toi ce que tu nous as avancé, en nous prenant pour alliés ; tu sais que ce n’est rien. La confiance dans la vérité de tes paroles a entraîné un grand nombre d’hommes à marcher sous tes ordres et à te soumettre un empire qui vaut, non pas cinquante talents, somme que ces soldats se croient due en ce moment, mais infiniment davantage. Eh bien, cette confiance qui t’a valu un royaume, tu vas la vendre pour cette somme. Allons, rappelle-toi quelle importance tu attachais à la conquête de cette contrée qui t’est maintenant soumise. Je suis convaincu qu’alors tu aimerais mieux la posséder qu’une somme beaucoup plus considérable. Il me semble que ce serait pour toi un plus grand dommage et une plus grande tâche de ne pas conserver cette conquête, que de ne point l’avoir faite, comme il serait beaucoup plus fâcheux de devenir pauvre après avoir été riche, que de n’avoir jamais eu de richesse, comme il serait beaucoup plus affligeant de redevenir simple particulier après avoir été roi, que de n’avoir jamais exercé la royauté.

« Tu sais que les peuples qui subissent aujourd’hui ta loi te sont soumis, non point par affection pour ton autorité, mais par contrainte, et ils essayeraient de reconquérir leur liberté, s’ils n’étaient dominés par la peur. Mais ne crois-tu pas qu’ils te redouteraient encore plus et qu’ils s’attacheraient plus à ta personne, s’ils voyaient les soldats en humeur de rester maintenant auprès de toi, dès que tu leur en donnerais l’ordre, ou tout prêts à revenir au besoin, puis les autres, sur le bruit de tes nombreux bienfaits, prompts à accourir pour se mettre à ta disposition, que s’ils présumaient et que les autres ne viendront pas à toi, à cause de la défiance qu’inspire ta conduite actuelle, et que les soldats sont déjà mieux disposés pour eux que pour toi ? D’ailleurs, ce n’est point parce qu’ils nous étaient inférieurs en nombre que ces peuples t’ont cédé, mais faute de chefs. Aussi est-il à craindre aujourd’hui qu’ils ne prennent pour chefs quelques-uns de ceux qui croient avoir des griefs contre toi, ou bien les Lacédémoniens qui sont plus puissants encore, surtout si les soldats promettent de servir avec plus d’empressement ceux qui les auront fait payer, et si les Lacédémoniens, vu le besoin qu’ils ont de l’armée, consentent à tout cela. Que les Thraces aujourd’hui soumis à ta loi soient beaucoup plus empressés à marcher contre toi qu’avec toi, cela ne fait pas de doute : car, si tu es vainqueur, c’est l’esclavage qui les attend ; vaincu, la liberté.

« S’il faut aussi songer un peu à ce pays devenu tien, ne crois-tu pas qu’il subira moins de dommages, si les soldats, après avoir reçu ce qu’ils demandent, se retirent paisiblement, que s’ils y demeurent comme en pays ennemi, et que tu essayes de lever contre eux une armée, qui aura besoin de subsistances ? Quant à l’argent, crois-tu qu’il t’en coûtera plus en nous payant sur-le-champ ce qui nous est dû qu’en continuant à nous le devoir, et en te voyant contraint d’en soudoyer d’autres plus nombreux ?

« Mais Héraclide, ainsi qu’il me l’a déclaré, trouve que c’est beaucoup d’argent. Oui ; mais il t’est bien plus facile aujourd’hui de lever cet argent et de le payer, que jadis, avant notre venue auprès de toi, d’en donner le dixième. Ce n’est pas la quotité d’une somme qui la rend considérable ou légère, ce sont les moyens de celui qui paye et de celui qui reçoit. Or, tes revenus annuels excèdent maintenant tout le fonds que tu possédais autrefois.

« Pour moi, Seuthès, je t’ai parlé avec les égards dus à un ami, afin que tu te montres digne des biens que les dieux viennent de te donner, et que je ne me perde point dans l’opinion du soldat. Car, sache-le bien, si je voulais en ce moment faire du mal à un ennemi, je ne le pourrais avec l’armée telle qu’elle est disposée, et, si je voulais te venir encore en aide, j’en serais également incapable. Cependant, je te prends à témoin, Seuthès, avec les dieux qui savent tout, que je n’ai rien reçu de toi pour les services que t’ont rendus les soldats, et que non-seulement je ne t’ai rien demandé de ce qui leur était dû personnellement, mais je ne t’ai pas même réclamé ce que tu m’avais promis. Je te jure encore que je n’aurais point accepté ce que tu m’aurais donné, si les soldats n’avaient reçu en même temps ce qui leur était dû. J’aurais regardé comme une honte de faire mes affaires et de négliger les leurs, mes besoins devant passer après l’estime où je suis auprès d’eux. Laissons Héraclide penser que le reste n’est que niaiserie et qu’il faut, par tout moyen, se procurer de l’argent. Quant à moi, Seuthès, je crois que pour un homme, et surtout pour un prince, il n’y a pas de richesses plus précieuses ni plus brillantes que la justice et la générosité : quiconque les possède est riche, a de nombreux amis ; il est riche d’hommes qui aspirent à son amitié. Prospère-t-il, il a des gens qui se réjouissent avec lui ; tombe-t-il dans l’infortune, il ne manque pas de secours. Si mes actes n’ont pu te convaincre que j’étais sincèrement ton ami, si mes paroles n’ont pu te le faire connaître, songe à ce qu’ont dit les soldats. Tu étais là, tu as entendu ce que disaient ceux qui voulaient me blâmer. Ils m’accusaient auprès des Lacédémoniens de t’être plus attaché qu’aux Lacédémoniens ; ils me reprochaient de préférer tes intérêts aux leurs, ils disaient que j’avais reçu de toi des présents. M’aurait-on accusé, le crois-tu, d’avoir reçu de toi ces présents, si l’on m’avait vu mal disposé à ton égard, et si l’on n’avait supposé que j’avais pour toi trop de zèle ? Je pense, en effet, que tous les hommes doivent montrer de la bienveillance à celui dont ils reçoivent des présents. Toi, au contraire, avant que je t’eusse rendu aucun service, tu me faisais un accueil gracieux ; tes regards, ta voix, tes dons étaient ceux d’un hôte ; tu ne te lassais pas de me faire des promesses ; maintenant que tu as accompli ce que tu voulais, et que, grâce à moi, tu es arrivé à une haute puissance, tu as le cœur de me voir déshonoré auprès des soldats ? Et cependant je ne doute pas que tu ne les payes ; le temps, j’en suis sûr, sera ton maître ; tu ne pourras souffrir de voir ceux qui t’ont rendu service devenir tes accusateurs. Je te demande donc qu’en les payant, tu t’efforces de me faire voir aux soldats tel que j’étais, quand tu m’as pris à ton service. »

En entendant ces paroles, Seuthès maudit celui qui était cause que la solde n’eût pas été payée depuis longtemps, et tout le monde pensa bien qu’il désignait Héraclide. « Pour moi, dit-il, je n’ai jamais eu la pensée de retenir ce qui est dû ; je payerai. » Alors Xénophon répond : « Puisque tu consens à payer, je te conjure de le faire par mes mains et de ne pas négliger de me remettre aujourd’hui avec l’armée au point où j’en étais, quand je suis venu vers toi. » Seuthès dit : « Ce n’est pas à cause de moi que tu perdras l’estime des soldats ; et, si tu restes auprès de moi avec mille hoplites seulement, je te donnerai toutes les places et tous les dons que je t’ai promis. » Xénophon répond : « Cela ne peut plus se faire : renvoie-nous sur-le-champ. — Cependant, dit Seuthès, je sais qu’il est plus sûr pour toi de rester auprès de moi que de partir. — Je te suis reconnaissant, répond Xénophon, de ta prévoyance, mais il m’est impossible de rester : partout où j’aurai de la considération, sois certain qu’elle tournera à ton avantage. » Seuthès répond : « Je n’ai point d’argent, ou plutôt j’en ai peu, je te le donne ; c’est un talent : j’ai en outre six cents bœufs, environ quatre mille moutons et cent vingt esclaves : prends-les, ainsi que les otages de ceux qui vous ont attaqués, et pars. » Xénophon se met à rire : « Et si tout cela ne suffit pas pour la paye, à qui, je te le demande, appartiendra le talent ? Puisqu’il y a du danger pour moi à m’en aller, ne faut-il pas que je me garantisse des pierres ? Tu as entendu les menaces. » Il demeure donc là le reste du jour.

Le lendemain, Seuthès livre aux députés ce qu’il avait promis, et envoie des gens le porter. Les soldats disaient déjà que Xénophon n’avait été trouver Seuthès que pour rester auprès de lui et recevoir ce qu’il lui avait promis. Quand ils le voient arriver, ils courent à lui tout joyeux. De son côté, Xénophon, apercevant Charminus et Polynice : « Voilà, leur dit-il, ce que vous avez sauvé pour l’armée ; je vous le remets, vendez-le et donnez-en le prix aux soldats. » Ceux-ci reçoivent les effets, y commettent des laphyropoles[50] et soulèvent de nombreuses récriminations. Xénophon se tient à l’écart, mais il fait ostensiblement ses préparatifs pour retourner dans son pays, le décret n’ayant pas encore paru, qui le bannissait d’Athènes. Ceux des soldats qui étaient le plus liés avec lui viennent le conjurer de ne pas partir avant d’avoir emmené l’armée et de l’avoir remise à Thimbron.

[50] Des gens chargés de vendre le butin.

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