Expédition des dix mille
CHAPITRE V
Seuthès ne paye point aux Grecs la solde complète. — Ils le suivent cependant dans une nouvelle expédition. — La solde n’étant pas payée davantage, les soldats s’emportent contre Xénophon.
On passe ensuite aux Thraces qui habitent au-dessus de Byzance, dans le pays nommé Delta. Cette contrée n’était plus à Mésade ; c’était le domaine de Térès, un ancien roi des Odryses. Là se trouve Héraclide avec l’argent provenant de la vente du butin. Seuthès fait amener trois attelages de mulets, les seuls qu’il eût, et plusieurs attelages de bœufs ; puis il mande Xénophon et lui dit de prendre pour lui ce qu’il veut, et de distribuer le reste entre les stratéges et les lochages. Xénophon lui répond : « Je me contenterai de recevoir une autre fois ; offre donc aux stratéges qui t’ont suivi avec moi, et aux lochages. » Timarion de Dardanie, Cléanor d’Orchomène et Phryniscus d’Achaïe ont chacun un attelage de mulets : les lochages se partagent les attelages de bœufs. Quant à la solde, quoiqu’il y eût un mois d’échu, Seuthès n’en paye que vingt jours. Héraclide prétend n’avoir pas pu tirer plus de la vente. Xénophon irrité lui dit : « Tu m’as l’air, Héraclide, de n’avoir pas pris comme il faut les intérêts de Seuthès ; si tu les avais pris, tu aurais apporté de quoi payer la solde entière ; il fallait emprunter, si tu ne pouvais faire autrement, et vendre jusqu’à tes habits. » Héraclide, piqué de ce discours, et craignant de perdre les bonnes grâces de Seuthès, calomnie, dès ce jour, autant qu’il peut, Xénophon auprès de Seuthès. Les soldats s’en prennent à Xénophon de ce qu’ils n’ont pas leur paye, et Seuthès lui en veut de ce qu’il demande avec fermeté qu’on paye les soldats. Jusque-là, il ne cessait de lui répéter que, dès qu’on arriverait près de la mer, il lui donnerait Bisanthe, Ganos et Néon-Tichos[47] ; mais à partir de ce moment, il n’en parle plus. C’était le résultat d’une nouvelle calomnie d’Héraclide, disant qu’il n’était pas sûr de confier des places à un homme qui avait une armée.
[47] Places maritimes de la Thrace.
Cependant Xénophon réfléchissait aux moyens de porter plus loin la guerre dans le haut pays ; mais Héraclide présente les autres stratéges à Seuthès, et les presse d’assurer qu’ils conduiront tout aussi bien l’armée que Xénophon ; il leur promet sous peu de jours la solde entière de deux mois et les engage à marcher en avant. Timasion répond : « Pour moi, quand même la solde devrait être de cinq mines, je ne marcherai pas sans Xénophon. » Phryniscus et Cléandre font la même réponse que Timasion.
Alors Seuthès reproche à Héraclide de n’avoir pas appelé Xénophon : ils le font venir seul. Xénophon, devinant la fourberie d’Héraclide, qui voulait le calomnier auprès des autres stratéges, amène avec lui tous les stratéges et les lochages. Seuthès les convainc tous : on part et on marche, ayant à droite le Pont, à travers le pays des Thraces mélinophages[48], et l’on arrive à Salmydesse. Beaucoup de bâtiments qui entrent dans l’Euxin touchent et s’engravent en cet endroit : la mer y est pleine de bas-fonds. Les Thraces habitants de ces parages ont établi des colonnes de démarcation entre lesquelles chacun pille ce qui échoue sur sa côte. On prétend qu’avant l’établissement de ces limites, bon nombre de ces pillards s’entre-tuaient. Là on trouve beaucoup de lits, beaucoup de coffres, beaucoup de livres et beaucoup de tous ces objets que les matelots transportent dans des caisses de bois. La contrée soumise, on revient sur ses pas. Seuthès avait alors une armée plus nombreuse que celle des Grecs. Il lui était venu des montagnes une plus grande quantité d’Odryses qu’auparavant, et tous ceux qu’il soumettait se joignaient successivement à lui. On campe dans une plaine au-dessus de Sélymbrie, à trente stades environ de la mer. De solde, nulle apparence. Les soldats sont tous furieux contre Xénophon, et Seuthès, de son côté, ne le traite plus avec la même intimité. Toutes les fois que Xénophon veut aller le voir, celui-ci prétexte de grandes occupations.
[48] Mangeurs de millet.