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Expédition des dix mille

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CHAPITRE II

Discussion sur la route à suivre. — Vente de quatre cents soldats restés à Byzance. — Xénophon se concerte avec Seuthès pour faire passer les Grecs à son service.

Néon d’Asinée, Phryniscus d’Achaïe, Philésius d’Achaïe, Xanticlès d’Achaïe et Timasion de Dardanie étaient restés avec l’armée : ils la conduisent aux villages des Thraces voisins de Byzance et l’y font camper. Les stratéges n’étaient point d’accord : Cléanor et Phryniscus voulaient conduire les troupes à Seuthès, qui les avait gagnés en donnant à l’un un cheval et à l’autre une femme, et Néon en Chersonèse, persuadé que, si l’on se trouvait sous la puissance des Lacédémoniens, il aurait le commandement de toute l’armée.

Pour Timasion, il désirait repasser en Asie, espérant retourner ensuite dans son pays. C’était aussi ce que voulaient les soldats. Cependant le temps s’écoule : beaucoup de soldats vendent leurs armes dans la campagne et s’embarquent comme ils peuvent ; d’autres distribuent leurs armes dans le pays et se mêlent à la population des villes. Anaxibius est ravi d’apprendre la dissolution de l’armée : il pensait que ce fait causerait la plus grande joie à Pharnabaze.

Parti de Byzance sur un vaisseau, Anaxibius rencontre à Cyzique Aristarque, successeur de Cléandre comme harmoste de Byzance. Celui-ci lui annonce que Polus, désigné comme successeur au commandement de la flotte, est sur le point d’arriver dans l’Hellespont. Anaxibius donne mission à Aristarque de vendre tous les soldats de Cyrus qu’il pourra trouver à Byzance. Cléandre n’en avait vendu aucun : il avait, par un sentiment de pitié, fait prendre soin des malades et forcé de les loger en ville. Aristarque n’est pas plus tôt arrivé, qu’il en fait vendre plus de quatre cents. Anaxibius met à la voile pour Parium, d’où il députe à Pharnabaze pour lui rappeler ses engagements. Mais celui-ci, apprenant l’arrivée d’Aristarque, nouvel harmoste de Byzance, et la fin du commandement naval d’Anaxibius, ne s’inquiète plus d’Anaxibius, mais renouvelle avec Aristarque, au sujet de l’armée de Cyrus, les mêmes conventions qu’avec Anaxibius.

Alors Anaxibius mande Xénophon, et le presse de mettre en œuvre tous les moyens, tous les ressorts pour s’embarquer et joindre l’armée dans le plus bref délai, de la tenir réunie, de rassembler le plus possible de soldats dispersés, et de les conduire à Périnthe pour passer le plus vite possible en Asie. Il lui donne un triacontore ainsi qu’une lettre, et envoie avec lui un homme chargé d’ordonner aux habitants de Périnthe de fournir immédiatement des chevaux à Xénophon pour se rendre à l’armée. Xénophon part et arrive à l’armée : les soldats le reçoivent avec joie et s’empressent de le suivre, dans l’espoir de repasser de Thrace en Asie.

De son côté, Seuthès, apprenant le retour de Xénophon, lui envoie par mer Médosade pour le prier de lui amener l’armée et lui faire des promesses qu’il croit capables de le séduire. Xénophon répond qu’on lui demande une chose qu’il leur est impossible d’exécuter. Médosade repart avec cette réponse. Dès que les Grecs sont arrivés à Périnthe, Néon se détache et campe séparément à la tête d’environ huit cents hommes. Tout le reste de l’armée demeure réuni et campe sous les murs de Périnthe.

Cependant Xénophon cherche à se procurer des bâtiments pour passer au plus vite en Asie. Au même moment l’harmoste Aristarque arrive à Byzance avec des trirèmes, et, gagné par Pharnabaze, il défend aux maîtres des navires de passer l’armée, se rend au camp, et défend également aux soldats de passer en Asie. Xénophon répond qu’il en a reçu l’ordre d’Anaxibius : « C’est pour cela, dit-il, qu’il m’a envoyé ici. » Aristarque répond : « Anaxibius n’est plus chef de la flotte ; et moi, je suis l’harmoste de ce pays. Si j’en prends un seul de vous sur la mer, je le coule. » Cela dit, il rentre dans les murs.

Le lendemain, il mande les stratéges et les lochages. Ils étaient déjà près du mur, lorsqu’on avertit Xénophon que, s’il entre, on va l’arrêter et lui faire subir quelque mauvais traitement ou le livrer à Pharnabaze. Sur cet avis, Xénophon laisse les autres aller en avant, et dit qu’il a personnellement un sacrifice à faire. Il revient donc et fait un sacrifice pour savoir si les dieux lui permettent de conduire l’armée à Seuthès. En effet, il ne croyait pas qu’il fût sûr pour elle de traverser la Propontide, Aristarque ayant des trirèmes pour l’en empêcher ; et il ne voulait pas non plus aller s’enfermer dans la Chersonèse, où l’armée aurait manqué de tout. D’ailleurs, il aurait fallu obéir à l’harmoste, et l’on n’aurait pas pu s’y procurer de vivres.

Telles étaient les pensées qui le préoccupaient. Les stratéges et les lochages reviennent de chez Aristarque. Ils rapportent que, pour l’instant, ils les a congédiés avec ordre de revenir dans l’après-dînée : ce qui rendait plus évidente la trahison. Xénophon, croyant d’après les victimes que le plus sûr pour lui et pour l’armée est de se rendre auprès de Seuthès, prend Polycrate d’Athènes, un des lochages, prie chacun des stratéges, excepté Néon, de lui donner l’homme en qui il a le plus de confiance, et part la nuit pour le camp de Seuthès, qui était à soixante stades.

Quand on en est près, on rencontre des feux, mais point de gardes. D’abord Xénophon croit que Seuthès a décampé ; mais entendant du bruit et les avertissements réciproques des soldats de Seuthès, il se doute que celui-ci fait allumer ainsi des feux en avant des postes, afin qu’on ne puisse voir les gardes dans l’obscurité, ni savoir où elles sont, tandis que tout ce qui s’en approche ne peut se cacher et se trouve éclairé à plein par la lueur. Ce fait reconnu, il envoie en avant l’interprète qu’il avait pris avec lui, et le prie de dire à Seuthès que Xénophon est là, qui veut conférer avec lui. La garde demande si c’est l’Athénien, celui de l’armée. Il répond que c’est lui-même. Les soldats ne font qu’un saut auprès de Seuthès ; et, quelques instants après, arrivent environ deux cents peltastes qui conduisent Xénophon et sa suite auprès de leur chef. Celui-ci se tenait dans une tour bien gardée, et entourée de chevaux tout bridés ; dans la crainte d’une surprise, il les faisait paître le jour et les tenait prêts pour la nuit. On disait que jadis Térès, son aïeul, dans le même pays et suivi d’une nombreuse armée, avait eu beaucoup de monde de tué par les habitants, qui l’avaient dépouillé de ses équipages. Ces peuples sont les Thyniens, réputés pour les gens les plus redoutables dans les entreprises nocturnes.

Quand on est près de Seuthès, il ordonne qu’on fasse entrer Xénophon avec deux hommes de son choix. Entrés, on commence par se saluer, et, suivant la mode des Thraces, on se donne à boire dans des cornes pleines de vin. Près de Seuthès était Médosade, qu’il envoyait partout en députation. Xénophon prend ensuite la parole : « Seuthès, dit-il, tu m’as d’abord envoyé en Chalcédoine Médosade ici présent, pour me prier de négocier le passage de l’armée hors de l’Asie, me promettant, si je vous rendais ce service, de me payer de retour : c’est ce que m’a dit Médosade que voici. » En disant ces mots, il demande à Médosade s’il dit vrai. Celui-ci en convient. « Le même Médosade, quand j’eus repassé de Parium au camp, revint et me promit que, si je t’amenais l’armée, tu me traiterais en ami et en frère, et que, de plus, tu me donnerais les pays maritimes qui sont en ton pouvoir. » II prie de nouveau Médosade d’attester qu’il a dit cela. Médosade en convient encore. « Eh bien, continue-t-il, rapporte donc à Seuthès ce que je t’ai répondu en Chalcédoine. — D’abord tu m’as répondu que l’armée allait passer à Byzance, qu’il était inutile pour cela de te gagner, non plus qu’un autre ; que, si tu traversais, tu t’en irais ; et tu as fait comme tu l’avais dit. — Et que t’ai-je dit, quand tu es venu à Sélybrie ? — Tu m’as dit que c’était impossible, mais que vous alliez à Périnthe pour retourner en Asie. — Aujourd’hui, reprend Xénophon, me voici avec Phryniscus, un des stratéges, et Polycrate, un des lochages ; et, à l’extérieur, se trouvent ceux de leurs hommes en qui chaque stratége, sauf Néon de Laconie, a le plus de confiance. Si donc tu veux rendre notre traité plus authentique, fais-les aussi venir. Toi, Polycrate, va les trouver, dis-leur que je leur ordonne de quitter leurs armes, et toi-même rentre sans épée. »

A ces mots, Seuthès dit qu’il ne se défie d’aucun Athénien : il sait qu’ils lui sont attachés par les liens du sang, et qu’il compte trouver en eux des amis dévoués. On introduit donc ceux dont la présence était nécessaire, et Xénophon commence par demander à Seuthès à quoi il compte employer l’armée. Seuthès répond : « Médosade était mon père : il avait pour sujets les Mélandeptes, les Thyniens et les Tranipses. Forcé de quitter le pays par suite d’une révolte des Odryses, mon père mourut de maladie ; je restai donc orphelin et fus élevé par Médocus, le roi actuel. Devenu jeune homme, je ne pus vivre d’une table étrangère ; assis sur le même banc que lui, je le suppliai de me donner toutes les troupes qu’il pourrait pour faire tout le mal possible à ceux qui nous avaient chassés et ne plus vivre l’œil fixé sur sa table, comme un chien. Il me donna les hommes et les chevaux que vous verrez au jour. Et maintenant je vis à leur tête, pillant les États de mes pères. Si vous vous joignez à moi, j’espère, avec l’aide des dieux, reconquérir aisément mon royaume. Voilà ce que j’ai à vous demander. — Eh bien, reprend Xénophon, si nous venons, que peux-tu donner à l’armée, aux lochages et aux stratéges ? Dis-le, afin que ceux-ci aillent l’annoncer. » Il promet à chaque soldat un statère de Cyzique, le double au lochage, le quadruple au stratége, de la terre autant qu’ils voudraient, des attelages et une ville maritime fortifiée. « Mais, dit Xénophon, si nous essayons d’exécuter l’entreprise, mais que la crainte des Lacédémoniens nous arrête, recevras-tu chez toi ceux qui voudront s’y réfugier ? » Seuthès répond : « Je les traiterai comme des frères, des commensaux, des amis, avec lesquels nous partagerons tout ce que nous pourrons conquérir. Pour toi, Xénophon, je te donnerai ma fille ; si tu as une fille, je l’achèterai, suivant la coutume des Thraces, et je vous donnerai pour habitation la ville de Bisanthe[45], la plus belle de mes places maritimes. »

[45] Sur la Propontide, nommée Rhædeste, aujourd’hui Rodosto.

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