Expédition des dix mille
CHAPITRE VIII
Accusé d’avoir frappé plusieurs soldats, Xénophon se justifie.
Il est décidé que les stratéges auront à rendre compte de leur conduite passée. Le compte rendu, Philésias et Xanthiclès sont condamnés à payer vingt mines de déficit dans la caisse de la marine. Sophénète est condamné à dix mines pour négligence dans ses fonctions de général. Xénophon est accusé par quelques hommes, prétendant qu’il les a frappés et le décrétant de violence. Xénophon se lève et somme le premier qui avait porté plainte de dire d’abord où il a été battu. Celui-ci répond : « Dans un lieu où nous mourions de froid, où nous étions couverts de neige. » Xénophon reprend : « S’il faisait le temps que tu dis, quand les vivres manquaient, quand on ne sentait pas une goutte de vin, que nous étions rendus de fatigues, ou harcelés par l’ennemi, si c’est alors que je t’ai insulté, je suis plus insolent que les ânes, dont la fatigue n’arrête pas, dit-on, l’insolence. Mais explique pourquoi je t’ai frappé. Te demandais-je quelque chose, et est-ce pour ton refus que je t’ai battu ? Est-ce que j’exigeais une restitution ? T’ai-je querellé pour un mignon, ou bien étais-je en état d’ivresse ? » L’autre convenant que ce n’est rien de tout cela, Xénophon lui demande s’il était alors parmi les hoplites. « Non. — Avec les peltastes ? — Non plus ; mais moi, homme libre, je conduisais un mulet ; les camarades de chambrée m’en avaient chargé. » Xénophon reconnaissant alors son homme : « N’es-tu pas, lui demande-t-il, celui qui transportait un malade ? — Oui, par Jupiter ! tu m’y avais forcé, après avoir culbuté le bagage de mes compagnons. — Mais cette culbute, dit Xénophon, voici comment elle s’est faite. Je répartis les effets entre d’autres soldats, pour les porter et me les remettre. Le tout m’ayant été rendu en bon état, je te l’ai remis en échange de mon homme. Mais écoutez comment cela s’est fait : la chose en vaut la peine.
« On laissait en arrière un homme qui ne pouvait plus marcher : je ne le connaissais que parce qu’il était un des nôtres. Je te force à le porter, sans quoi il est perdu ; car, si je ne me trompe, nous avions les ennemis en queue. » L’homme en convient. « Après t’avoir fait prendre les devants, poursuit Xénophon, je retourne à l’arrière-garde, et je te retrouve ensuite creusant une fosse pour enterrer ton homme. Je m’arrête et je t’approuve. Mais pendant que nous sommes là, le malade plie la jambe : tous les assistants s’écrient qu’il est en vie. Alors toi : Tout ce qu’on voudra, dis-tu ; pour moi, je ne le porte plus. C’est alors que je t’ai frappé. — Tu dis vrai. — Tu me faisais l’effet de savoir qu’il n’était pas mort. — Eh bien, répéta le plaignant, en est-il moins mort depuis que je te l’ai rendu ? — Et nous aussi, dit Xénophon, nous mourrons tous ; mais est-ce une raison pour nous enterrer tout vifs ? » Tout le monde alors s’écrie qu’il n’a pas assez frappé. Xénophon invite ensuite les autres à dire pourquoi chacun d’eux l’a été. Personne ne se levant, il dit :
« Oui, soldats, j’en conviens, j’ai frappé pour indiscipline beaucoup d’hommes, auxquels il aurait dû suffire d’être sauvés par vous : nous marchions en ordre et nous combattions quand il le fallait, tandis que ces hommes-là, quittant leurs rangs, et courant en avant, voulaient piller et gagner plus que vous. Si nous avions tous fait cela, nous étions tous perdus. Il y a plus ; quelque soldat mou, refusant de se relever et se livrant lui-même à l’ennemi, je l’ai frappé, je l’ai contraint de rallier. En effet, dans le grand froid, ayant moi-même attendu longtemps après qu’on eut plié bagage, je me suis aperçu que j’avais peine à me relever et à étendre les jambes. D’après cette expérience personnelle, dès que je voyais quelqu’un s’asseoir en paresseux, je l’activais : car le mouvement et l’action donnent de la chaleur et de la souplesse, tandis que la station et le repos, ainsi que je l’ai vu, aident le sang à se glacer et les doigts des pieds à se geler ; accident que vous savez être arrivé à plusieurs d’entre vous.
« Quelque autre soldat, arriéré par nonchalance, et qui empêchait, vous l’avant-garde, et nous l’arrière-garde, d’avancer, je l’ai peut-être frappé du poing, afin qu’il ne fût pas frappé de la lance des ennemis. Il est donc permis à ceux que j’ai sauvés ainsi de me demander compte du traitement que je leur ai infligé contrairement à la justice. Mais s’ils étaient tombés au pouvoir des ennemis, quel traitement plus terrible n’auraient-ils pas eu à subir, et dont ils croiraient avoir à demander raison ? Je vous parle à cœur ouvert. Si j’ai puni quelqu’un pour son bien, je dois être puni comme un père qui châtie ses enfants ou un maître ses disciples. C’est aussi pour le bien que les médecins coupent et brûlent. Mais si vous croyez que j’ai agi par violence, réfléchissez que, grâce aux dieux, j’ai bien plus de confiance aujourd’hui qu’alors, que je me sens aujourd’hui plus d’audace que jadis, que je bois plus de vin, et cependant je ne frappe personne : c’est que je vous vois au port. Mais durant la tempête, quand la mer est soulevée, ne voyez-vous pas que, pour le moindre signe de tête, le pilote s’emporte contre les matelots de la proue, le timonier s’emporte contre ceux de la poupe ? c’est qu’en pareil cas la faute la plus légère peut tout perdre. Du reste, vous avez prononcé vous-mêmes que j’ai eu raison de frapper ces gens, car vous étiez autour de moi tenant en main, non pas des cailloux de suffrages, mais des armes, et vous pouviez leur venir en aide, si vous le vouliez. Mais, par Jupiter, vous ne leur êtes point venus en aide, et vous n’avez pas frappé avec moi celui qui abandonnait son rang. Vous avez autorisé la conduite de ces lâches en donnant les mains à leur insolence : car je le crois, si vous vouliez y faire attention, vous verriez qu’ils sont devenus les plus lâches et les plus insolents des hommes.
« Boïscus, un lutteur thessalien, bataillait récemment pour porter son bouclier : il se disait malade ; et maintenant, à ce que j’entends dire, il a dépouillé je ne sais combien de Cotyorites. Si vous êtes sages, vous ferez avec lui le contraire de ce qu’on fait avec les chiens. Les chiens méchants, on les met à l’attache le jour, et on les lâche la nuit : lui, si vous êtes prudents, vous l’attacherez la nuit, et le lâcherez le jour.
« Mais en vérité, dit-il en terminant, je m’étonne que vous vous rappeliez ce que j’ai pu vous faire de désagréable, et que vous ne puissiez vous en taire ; tandis que s’il en est à qui j’ai porté secours durant le froid, que j’ai défendus contre l’ennemi, à qui j’ai rendu service dans la maladie ou dans la détresse, personne ne s’en souvient. Si j’ai loué ceux qui faisaient une belle action, si j’ai honoré quelque brave, autant qu’il était en moi, on ne se le rappelle pas davantage. Et cependant il est beau, il est juste, c’est un devoir agréable et sacré de se souvenir du bien plutôt que du mal. »
A ces mots, chacun se lève, l’esprit tout entier aux souvenirs, et l’affaire s’arrange au mieux.