Expédition des dix mille
CHAPITRE VII
Xénophon, calomnié par Néon d’Asinée, se défend auprès des soldats. — Conduite honteuse du lochage Cléarète. — Enquête sur quelques faits passés.
Les soldats apprennent ce qui s’est passé. Néon leur dit que Xénophon, après avoir séduit les stratéges, a l’intention de tromper les soldats et de les ramener vers le Phase. A cette nouvelle, les soldats sont indignés : ils se forment en groupes ; ils se rassemblent en cercles. Déjà l’on craint de les voir faire ce qu’ils ont fait aux envoyés de Colques et aux agoranomes : tous ceux qui ne s’étaient pas sauvés sur mer, avaient été lapidés. Xénophon, instruit de ce qui se passe, croit qu’il faut au plus vite convoquer l’armée et ne pas lui laisser le temps de le faire d’elle-même. Il ordonne au héraut de la convoquer. Aussitôt qu’on entend le héraut, on accourt avec empressement. Alors Xénophon, sans accuser les stratéges de s’être rendus auprès de lui : « Soldats, dit-il, j’apprends qu’on m’impute faussement le dessein de vous tromper et de vous conduire au Phase. Écoutez-moi donc, au nom des dieux ! Si je vous parais coupable, il ne faut pas que je sorte d’ici sans en porter la peine ; mais si les vrais coupables sont mes calomniateurs, traitez-les comme ils le méritent. Vous savez où le soleil se lève et où il se couche ; que, si l’on veut aller en Grèce, c’est vers le couchant qu’il faut se diriger, et que, si l’on veut aller chez les Barbares, c’est au contraire vers l’orient. Est-il possible qu’on puisse vous abuser au point de vous faire croire que le soleil se lève où il se couche, et se couche où il se lève ? Nous savons également que le Borée porte en Grèce ceux qui partent du Pont, et que le Notus conduit vers le Phase : et quand le Borée souffle, vous dites qu’il fait un beau temps pour aller en Grèce. Y a-t-il moyen de vous tromper et de vous faire embarquer quand souffle le Notus ?
« Mais supposons que je vous embarque par un temps calme : est-ce que je ne naviguerai pas sur un seul vaisseau, tandis que vous en aurez au moins cent ? Alors comment vous forcerai-je à faire le même trajet que moi, si vous ne voulez pas ? comment vous entraînerai-je en vous trompant ? Mais je suppose encore que je vous ai trompés, que mes enchantements vous ont entraînés vers le Phase. Nous descendons à terre. Vous reconnaîtrez bien que vous n’êtes pas en Grèce ; je serai tout seul, moi, le trompeur, et vous, trompés, vous serez près de dix mille, ayant des armes. Le moyen qu’un seul homme ne soit pas puni, quand il médite de pareils desseins contre lui-même et contre vous ?
« Mais ce sont là les propos d’hommes insensés, jaloux de moi et des égards que vous avez pour moi. Et cependant je n’ai pas mérité cette jalousie. Quel est celui d’entre eux que j’empêche de parler s’il a quelque chose de bon à dire, de combattre s’il veut, et pour vous et pour lui-même, de veiller avec dévouement à votre sûreté ? Eh quoi ! Vous choisissez des chefs ; est-ce que je suis un obstacle ? Je résigne le commandement : qu’un autre le prenne ; seulement, qu’il fasse le bien de l’armée.
« Mais j’en ai dit assez : s’il est quelqu’un de vous qui se croie trompé ou qui pense que d’autres l’ont été, qu’il le dise et le prouve ! Maintenant qu’en voilà assez sur ce propos, ne vous séparez pas avant que je vous aie parlé d’un fait que je commence à voir se produire dans l’armée. Si ce mal se développe, s’il arrive au point qu’il a l’air de vouloir atteindre, il est temps de prendre des mesures relatives à nous-mêmes, afin de ne pas paraître les plus méchants et les plus lâches des hommes à la face du ciel et de la terre, de nos amis et de nos ennemis, et de ne pas nous couvrir de honte. » En entendant ces mots, les soldats étonnés le pressent de dire ce que c’est. Il commence ainsi : « Vous savez qu’il y avait sur les montagnes barbares des bourgades alliées aux Cérasontins, d’où quelques habitants descendaient et venaient nous vendre du bétail et les autres denrées qu’ils possédaient. Plusieurs de vous, ce me semble, ont été dans la plus voisine de ces bourgades, ont fait leur marché, et sont revenus. Le lochage Cléarète, informé qu’elle est petite et mal gardée, et parce qu’elle se fiait à notre amitié, sort la nuit pour aller la piller, sans rien dire à personne. Il avait le dessein, s’il s’en rendait maître, de ne plus revenir à l’armée, de s’embarquer à bord d’un bâtiment sur lequel ses camarades de chambrée longeaient la côte, d’y charger la prise, de mettre à la voile et de sortir de l’Euxin. Ces camarades s’étaient faits ses complices, comme je viens de le savoir. Cléarète appelle à lui tous ceux qu’il peut séduire et les mène à la bourgade. Mais le jour l’ayant surpris en route, les gens du lieu se rassemblent, et du haut de leurs montagnes se défendent si bien de leurs traits et de leurs coups, qu’ils tuent Cléarète et bon nombre des siens. Quelques-uns s’enfuient à Cérasonte.
« Cela se passait le jour même où nous partions à pied pour venir ici. Plusieurs de ceux qui devaient suivre par mer étaient encore à Cérasonte et n’avaient pas levé l’ancre. Alors, suivant le rapport des Cérasontins, arrivent trois vieillards du lieu attaqué, qui demandent à être introduits dans notre assemblée. Ne nous trouvant pas, ils disent aux Cérasontins qu’ils sont surpris de ce que nous avons eu l’idée de les attaquer. Ceux-ci leur ayant répondu que l’affaire n’avait point été concertée, les barbares en sont contents, et veulent s’embarquer pour venir ici nous raconter ce qui s’est passé et inviter ceux qui le voudraient à reprendre et à ensevelir les morts.
« Quelques-uns des Grecs qui avaient fui se trouvaient encore à Cérasonte. Sachant où allaient ces barbares, ils osent leur jeter des pierres et en appeler d’autres à leur aide. Les trois députés périssent lapidés. Aussitôt des Cérasontins arrivent nous trouver, et nous, stratéges, consternés de ce que nous apprenons, nous nous concertons avec les Cérasontins sur les moyens de donner la sépulture aux cadavres des Grecs. Nous étions assis en avant des autres, quand tout à coup nous entendons un grand tumulte : « Frappe ! frappe ! jette ! jette ! » Nous voyons bientôt un grand nombre d’hommes accourir, les uns tenant des pierres dans leurs mains, les autres en ramassant. Les Cérasontins, témoins de ce qui s’était passé dans leur ville, s’enfuient épouvantés vers leurs vaisseaux ; et même, par Jupiter ! quelques-uns de nous n’étaient pas sans crainte. Pour moi, je m’avance, je demande quel est ce désordre. Il y en avait qui n’en savaient rien, tout en ayant des pierres entre les mains. Je trouve enfin un homme au courant de l’affaire : il me dit que les agoranomes se sont fort mal conduits avec l’armée. Au même instant, un soldat aperçoit l’agoranome Zélarque qui se retire vers le rivage : il jette un cri ; les autres l’entendent, et les voilà courant sus, comme s’ils avaient vu paraître un sanglier ou un cerf.
« Les Gérasontins, voyant qu’on se précipite de leur côté, croient qu’on leur en veut, fuient en courant et se jettent dans la mer. Quelques-uns des nôtres y tombent aussi, et tous ceux qui ne savent pas nager se noient. Que vous semble des Cérasontins ? Ils ne nous avaient fait aucun tort, ils craignaient que nous ne fussions tout à coup enragés comme des chiens.
« Si un pareil ordre de choses subsiste, voyez en quel désarroi tombera notre armée. Vous tous réunis en corps, vous ne serez plus maîtres de faire la guerre, ou, si vous le voulez, d’y mettre un terme. Le premier venu conduira l’armée à son gré et où il voudra. S’il vous vient quelques envoyés pour vous demander la paix ou toute autre chose, qui voudra les fera mettre à mort et vous empêchera de rien entendre des paroles de ceux qui nous sont députés. Ensuite, tous ceux que vous aurez choisis pour chefs n’auront plus d’autorité. Quiconque s’élira lui-même stratége et voudra crier : « Jette ! jette ! » pourra tuer tout chef ou tout simple soldat qu’il lui plaira, sans forme de procès, s’il trouve des complaisants comme cela est arrivé naguère. Quels exploits vous ont produits ces stratéges qui se sont créés eux-mêmes, voyez-les. Zélarque, cet agoranome, est-il coupable envers vous ? il s’est enfui par mer, et il a échappé au châtiment : est-il innocent ? il fuit loin de l’armée de crainte d’être mis à mort injustement et sans forme de procès.
« Ceux qui ont lapidé les envoyés ont fait que, seuls de tous les Grecs, vous ne pouvez être en sûreté à Cérasonte, si vous n’y venez en force. Ces morts, que naguère ceux mêmes qu’ils avaient tués vous invitaient à venir ensevelir, ils ont fait qu’il n’est pas sûr pour vous d’aller les enlever même avec un héraut. Qui voudra être héraut, après avoir tué ceux des autres ? Aussi avons-nous prié les Cérasontins d’ensevelir nos morts.
« Si vous approuvez tous ces faits, rendez un décret qui les confirme, afin que, s’ils se renouvellent, chacun se tienne sur ses gardes et essaye de se retrancher dans quelque lieu fort. Mais si vous croyez que ce sont là des actes de bêtes sauvages et non pas d’hommes, songez à y mettre un terme. Autrement, par Jupiter ! comment ferons-nous aux dieux des sacrifices qui leur plaisent, après des actes impies ? comment irons-nous combattre les ennemis, si nous nous égorgeons les uns les autres ? Quelle ville nous recevra comme amis, si l’on voit chez nous pareil désordre ? Qui osera nous apporter des vivres, quand il sera notoire que nous ne reculons pas devant les plus grands crimes ? Si nous croyons avoir mérité quelque gloire, qui donc osera louer des hommes tels que nous ? Je sais que nous paraîtrions des scélérats après une pareille conduite. »
Aussitôt tous les Grecs se lèvent et disent qu’il faut commencer par sévir contre les coupables, ne plus tolérer à l’avenir de semblables désordres, et mettre à mort le premier qui les renouvellera ; les stratéges vont instruire le procès, on va rechercher toutes les autres fautes commises depuis la mort de Cyrus, et les lochages en seront juges. Sur la proposition de Xénophon, appuyée du conseil des devins, on décide de purifier l’armée, et l’expiation a lieu.