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Expédition des dix mille

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LIVRE VI

CHAPITRE PREMIER

Alliance avec les Paphlagoniens. — Danses curieuses. — Départ de Cotyore. — Arrivée à Harmène. — On offre à Xénophon le commandement en chef. — Il refuse et le fait donner à Chirisophe.

Pendant le séjour qu’on fit en cet endroit, on vécut, soit des provisions du marché, soit de la maraude faite en Paphlagonie. De leur côté, les Paphlagoniens dépouillaient parfaitement tous ceux qui s’écartaient, et la nuit, ils incommodaient fort ceux qui bivouaquaient à distance. De là, de part et d’autre, une vive animosité. Corylas, qui se trouvait alors gouverneur de Paphlagonie, envoya aux Grecs des députés, avec des chevaux et des vêtements magnifiques. Ils disent que Corylas est tout prêt à ne plus inquiéter les Grecs, si l’on ne l’inquiète plus. Les stratéges répondent qu’ils en délibéreront avec l’armée, donnent aux envoyés l’hospitalité, et invitent avec eux tous ceux qu’il paraît le plus juste d’appeler ; puis, après avoir immolé des bœufs et d’autres bestiaux de capture, on sert un repas convenable ; on soupe couchés sur des lits de feuillage, et l’on boit dans des coupes de corne, qu’on trouvait dans le pays.

Les libations faites et le péan chanté, des Thraces se lèvent d’abord, dansent tout armés au son de la flûte, puis sautent très-haut et avec agilité en s’escrimant de leurs sabres. Enfin l’un d’eux frappe l’autre, si bien qu’il semble à tous qu’il a blessé son homme, qui ne tombe que pour la forme. Les Paphlagoniens jettent un grand cri. Le vainqueur dépouille l’autre de ses armes, et sort en chantant Sitalcé[39], tandis que les Thraces emportent le prétendu mort, qui se porte bien.

[39] Chant en l’honneur de Sitalcé, reine de Thrace, fameuse par sa valeur et sa prudence. Voy. Diodore de Sicile, XII, L.

Ensuite les Énians et le Magnésiens se lèvent et commencent en armes la danse nommée carpéa[40]. Voici en quoi consiste cette danse. Un des acteurs met ses armes à terre à côté de lui, sème son champ et conduit une charrue, en se retournant fréquemment comme un homme qui a peur. Un brigand survient. Dès que l’autre le voit, il saute sur ses armes, va au-devant de lui et se bat pour son attelage. Tous ces mouvements s’exécutent en cadence, au son de la flûte. Enfin le brigand a le dessus, garrotte le laboureur et emmène son attelage. D’autres fois le laboureur bat le brigand ; il l’attache auprès de ses bœufs et le chasse devant lui, les deux mains liées au dos.

[40] C’est-à-dire La semeuse. Lucien, dans son traité curieux De la danse, n’a pas songé à parler de celle-ci. Elle méritait cependant une mention.

Après, Mysus entre, un bouclier léger dans chaque main. Tantôt il a l’air, dans sa danse, de se défendre contre deux ennemis, tantôt il se sert de ses deux boucliers contre un seul ; quelquefois il tourne et fait la culbute, sans lâcher ses boucliers ; si bien qu’il offre toujours un spectacle agréable. Il finit par la danse des Perses, en frappant d’un bouclier sur l’autre : il se met à genoux, il se relève, tout cela en mesure et au son de la flûte.

Viennent ensuite des Mantinéens et quelques autres Arcadiens, qui se lèvent, couverts de leurs plus belles armes, s’avancent en cadence, les flûtes jouant une marche guerrière, chantent un péan, et dansent comme il est d’usage dans les cérémonies religieuses. Les Paphlagoniens sont tout étonnés de voir toutes ces danses exécutées en armes. Mysus, s’apercevant de leur surprise, engage un Arcadien, qui avait une danseuse pour maîtresse, à l’introduire, revêtue de ses habits les plus beaux, et un bouclier léger à la main. Celle-ci danse la pyrrhique avec une grande légèreté. Aussitôt de grands applaudissements. Les Paphlagoniens demandent aux Grecs si les femmes combattent avec eux. On leur dit que ce sont elles qui ont mis le roi en fuite et l’ont chassé de son camp. Telle fut la fin de cette soirée.

Le lendemain, les Paphlagoniens sont amenés à la délibération des soldats, qui décident que l’on ne se fera plus de mal des deux côtés ; après quoi les députés repartent. Les Grecs, jugeant qu’ils ont assez de bâtiments, s’embarquent et naviguent avec le vent favorable pendant un jour et une nuit, ayant à gauche la Paphlagonie. Le lendemain on arrive à Sinope et on mouille à Harmène[41], port de cette ville. Sinope est en Paphlagonie ; c’est une colonie des Milésiens. Les habitants envoient aux Grecs des présents hospitaliers, trois mille médimnes de farine d’orge et quinze cents cérames[42] de vin. Chirisophe y arrive avec des trirèmes. Les soldats espéraient qu’il leur amenait autre chose ; mais il n’amenait rien. Il annonce seulement qu’Anaxibius, chef de la flotte, ainsi que tous les autres, fait l’éloge de l’armée, et qu’Anaxibius leur promet une solde au sortir de l’Euxin.

[41] Port de mer à 40 stades de Sinope.

[42] Vase d’une capacité correspondant à un peu plus de 28 litres.

Les soldats restent toujours à Harmène. Comme ils se sentent près de la Grèce, ils songent plus que jamais aux moyens de ne pas rentrer chez eux les mains vides. Ils jugent donc qu’en choisissant un seul chef, un seul pourra mieux que plusieurs imposer sa volonté à l’armée, la nuit ainsi que le jour ; s’il faut garder quelque secret, il pourra mieux l’empêcher de se répandre ; s’il est nécessaire de prévenir l’ennemi, il perdra moins de temps ; il ne faudra plus de confidence ; mais un seul fera exécuter ce qu’il aura décidé, tandis qu’auparavant les stratéges faisaient tout à la pluralité des voix.

Occupés de ces pensées, ils songent à Xénophon. Les lochages viennent le trouver et lui disent que c’est le vœu de l’armée. Chacun, lui témoignant son affection, l’engageait à se charger du commandement. Xénophon y inclinait, croyant que ce serait pour lui la source d’une plus grande gloire, le moyen de se faire un nom plus illustre parmi ses amis et dans sa ville natale : peut-être même l’armée lui devrait-elle de nouveaux services.

Ces réflexions l’entraînaient à désirer devenir commandant en chef ; mais quand il songeait que personne ne peut lire dans l’avenir et qu’il risquait de perdre dans ce rang la gloire qu’il avait acquise, il hésitait. Dans cette perplexité, il croit que le meilleur parti à prendre est de consulter les dieux. Il conduit deux victimes devant les autels, et sacrifie à Jupiter Roi, qui lui avait été désigné par l’oracle de Delphes. C’était d’ailleurs à ce dieu qu’il attribuait l’envoi du songe qu’il avait eu quand il commença à prendre sa part des soins dus à l’armée. Il se ressouvenait aussi qu’à son départ d’Éphèse, pour être présenté à Cyrus, il avait entendu à droite le cri d’un aigle posé à terre ; le devin qui l’accompagnait alors lui avait dit que c’était l’augure d’une gloire élevée, glorieuse, mais pénible, vu que les oiseaux attaquent l’aigle surtout quand il est posé. Le devin ajoutait que ce n’était pas un augure de richesse, car c’est au vol que l’aigle s’empare de sa proie.

Pendant qu’il sacrifie, le dieu lui montre clairement qu’il ne doit ni briguer le commandement en chef, ni l’accepter, s’il est élu. C’est ce qui eut lieu. L’armée s’étant réunie, tout le monde dit qu’il faut élire un chef, et, cet avis adopté, on propose Xénophon. Comme il était évident que, quand on irait aux voix, ce serait lui qu’on choisirait, il se lève et dit :

« Soldats, je suis sensible à l’honneur que vous me faites, attendu que je suis homme ; je vous en remercie et je prie les dieux de me donner l’occasion de vous rendre service ; mais je ne crois pas, quand il y a là un Lacédémonien, que ce soit votre intérêt et le mien de me choisir : les Lacédémoniens seraient moins empressés à cause de cela de vous accorder ce qui vous ferait faute, et je ne sais pas s’il y aurait sûreté pour moi. Car je vois qu’ils n’ont cessé d’être en guerre avec ma patrie que quand ils ont eu fait reconnaître par toute la ville la suprématie des Lacédémoniens : cet aveu fait, ils ont cessé la guerre et n’ont pas continué le siége de la ville. Témoin de ces événements, si je paraissais attenter, autant qu’il est en moi, à leur autorité, je craindrais qu’on ne me rappelât brusquement à la raison. Quant à ce que vous pensez, qu’il y aura moins de séditions avec un seul chef qu’avec plusieurs, sachez bien que, si vous en choisissez un autre, vous ne me trouverez à la tête d’aucun parti. Je pense qu’à la guerre quiconque conspire contre son chef conspire contre son propre salut ; tandis que, si vous me choisissiez, je ne serais pas surpris qu’il se trouvât quelqu’un d’irrité contre vous et contre moi. »

A ces mots, un plus grand nombre encore se lèvent et disent qu’il faut qu’il commande. Agasias de Stymphale dit qu’il trouve ridicule que la chose se passe de la sorte ; que, si les Lacédémoniens se fâchent, ils devront aussi se fâcher si, dans un festin, on ne choisit pas un Lacédémonien pour président. « A ce compte, ajoute-t-il, il ne nous est pas permis sans doute d’être lochages, puisque nous sommes Arcadiens. » Ces paroles d’Agasias sont couvertes d’applaudissements.

Alors Xénophon, voyant qu’il faut insister davantage, s’avance et dit : « Eh bien ! camarades, pour ne vous rien cacher, je vous en atteste tous les dieux et toutes les déesses, que, pressentant votre décision, j’offris un sacrifice pour savoir s’il serait avantageux à vous de me confier ce pouvoir, à moi de l’accepter. Les dieux m’ont fait voir dans les victimes, si clairement qu’un enfant n’aurait pu s’y méprendre, que je dois m’abstenir de ce pouvoir absolu. »

On élit Chirisophe. Chirisophe, une fois élu, s’avance et dit : « Sachez, soldats, que je me serais soumis, si vous aviez élu un autre chef, mais vous avez rendu service à Xénophon en ne l’élisant pas. Dexippe l’a depuis peu calomnié auprès d’Anaxibius, autant qu’il l’a pu, quoique j’aie fait tous mes efforts pour lui fermer la bouche. Il a dit qu’il croyait que Xénophon aimerait mieux avoir pour collègue Timasion de Dardanie, de la division de Cléarque, que lui-même qui est Lacédémonien. Mais puisque vous m’avez élu, continue Chirisophe, je m’efforcerai aussi de vous faire tout le bien que je pourrai. Préparez-vous à lever l’ancre, demain, si le temps est beau. On fera voile vers Héraclée ; il faut que tout le monde tâche d’y arriver ; une fois là, nous aviserons au reste. »

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