Expédition des dix mille
CHAPITRE II
Départ des Grecs. — Arrivée à Héraclée. — Fin du commandement en chef de Chirisophe. — Nouvelle autorité de Xénophon. — Division de l’armée en trois corps.
Le lendemain, on met à la voile par un bon vent, et pendant deux jours on navigue, à l’aide du câble, le long des côtes. En longeant la terre on aperçoit le cap Jason, où aborda, dit-on, le navire Argo, et les bouches de plusieurs fleuves, d’abord du Thermodon, ensuite de l’Iris, puis de l’Halys[43], enfin du Parthénius. Cette embouchure passée, on arrive à Héraclée, ville grecque, colonie de Mégare, située dans le pays des Mariandyns. On mouille près de la Chersonèse Achérusiade. C’est là, dit-on, qu’Hercule descendit aux enfers pour enchaîner Cerbère : on montre encore à présent, comme monument de sa descente, un gouffre qui a plus de deux stades de profondeur. Les Héracléotes envoient aux Grecs, en présents hospitaliers, trois mille médimnes de farine d’orge, deux mille cérames de vin, vingt bœufs et cent brebis. La plaine est traversée par un fleuve nommé Lycus, large d’environ deux plèthres.
[43] Le Thermodon est le Thermeh actuel. L’Iris se nomme aujourd’hui Iekil-Irmak, et l’Halys Kisyl-Ermak.
Les soldats, s’étant assemblés, délibèrent s’il vaut mieux sortir de l’Euxin par terre ou par mer. Lycon d’Achaïe se lève et dit : « Je suis étonné, soldats, que nos stratéges n’essayent pas de nous procurer des vivres. Les présents hospitaliers assurent à l’armée des vivres pour trois jours ; mais où nous fournirons-nous de vivres pour le reste de la route ? je n’en sais rien. Je suis donc d’avis de demander à la ville d’Héraclée au moins trois mille cyzicènes. » Un autre dit qu’il faut exiger une solde de dix mille cyzicènes au moins. « Choisissons des députés tout de suite, sans désemparer ; envoyons-les à la ville, et sachons leur réponse pour en délibérer. » On propose pour députés d’abord Chirisophe, en sa qualité de général en chef. Quelques-uns nomment aussi Xénophon. Ils refusent tous deux avec force.
Ils pensaient qu’on ne devait exiger d’une ville grecque et amie que ce que les citoyens voudraient eux-mêmes donner. Comme ils avaient de l’éloignement pour une telle mission, on envoie Lycon d’Achaïe, Callimaque de Parrhasie et Agasias de Stymphale. Arrivés à Héraclée, ceux-ci disent ce qui a été décidé : on dit que Lycon ajouta des menaces, si l’on n’obéissait pas sans réserve. Après l’avoir entendu, les Héracléotes répondent qu’ils vont délibérer. Ils font rentrer aussitôt tout ce qu’ils ont de biens dans les champs, approvisionnent leur ville, en ferment les portes et paraissent en armes sur les remparts.
Les auteurs de ce désarroi accusent les stratéges d’avoir fait manquer l’affaire. Les Arcadiens et les Achéens se réunissent à part. A leur tête sont Callimaque de Parrhasie et Lycon d’Achaïe. Ils disent qu’il est honteux qu’un Athénien qui n’a pas amené de troupes à l’armée commande à des Péloponésiens et à des Lacédémoniens ; qu’ils ont toute la peine et d’autres le profit, et cela quand ce sont eux qui ont sauvé l’armée ; que les Arcadiens et les Achéens ont tout fait : que le reste n’est rien ; et, de fait, les Arcadiens et les Achéens composaient la moitié de l’armée ; que, s’ils avaient un peu de bon sens, ils se réuniraient, se choisiraient eux-mêmes des stratéges, feraient route à part, et tâcheraient de faire quelque bonne prise. L’avis est adopté. Tout ce qu’il y a d’Arcadiens et d’Achéens abandonnent Chirisophe et Xénophon et font corps à part. Ils en élisent dix d’entre eux pour stratéges, et arrêtent que ceux-ci feront exécuter tout ce qui sera décidé à la pluralité des voix. Ainsi tombe le pouvoir suprême de Chirisophe, six ou sept jours après qu’il a été élu.
Xénophon cependant voulait continuer sa marche en compagnie de ces factieux, croyant qu’il y trouverait plus de sûreté qu’à conduire séparément chaque division. Mais Néon lui conseille de marcher à part, ayant su de Chirisophe que Cléandre, harmoste de Byzance, avait dit qu’il se rendrait avec des trirèmes au port de Calpé ; l’intention de Néon était que personne ne profitât de ces trirèmes : il voulait s’y embarquer avec les soldats de leurs divisions, et voilà pourquoi il donnait ce conseil. Chirisophe, découragé par tous ces événements, et même irrité contre l’armée, permet à Xénophon de faire ce qu’il veut. Celui-ci est d’abord tenté de laisser l’armée et de s’embarquer seul ; mais, ayant fait un sacrifice à Hercule Conducteur, afin de savoir s’il lui serait meilleur et plus avantageux de continuer l’expédition avec les soldats qui lui restaient ou de les quitter, le dieu lui fit connaître par les victimes qu’il fallait rester avec ses soldats.
Ainsi l’armée se sépare en trois corps : le premier, composé d’Arcadiens et d’Achéens, de plus de quatre mille cinq cents hommes, tous hoplites ; le second, sous les ordres de Chirisophe, est de quatorze cents hoplites et près de sept cents peltastes : c’étaient les Thraces de Cléarque ; le troisième, commandé par Xénophon, de dix-sept cents hoplites et d’environ trois cents peltastes : c’était le seul où il y eût de la cavalerie, environ quarante cavaliers.
Les Arcadiens, ayant obtenu des bâtiments des Héracléotes, s’embarquent les premiers, pour tomber à l’improviste sur les Bithyniens et leur enlever le plus possible. Ils descendent au port de Calpé, situé vers le milieu de la Thrace. Chirisophe, au sortir de la ville d’Héraclée, marche à travers l’intérieur du pays. Mais, une fois arrivé en Thrace, il continue sa route le long de la mer : il se sentait déjà malade. Pour Xénophon, ayant pris des bâtiments, il débarque aux confins de la Thrace et du territoire d’Héraclée, et s’avance dans le milieu des terres.