Expédition des dix mille
CHAPITRE II
On envoie deux mille hommes d’élite s’emparer des hauteurs. — Ils y réussissent. — Passage difficile à travers les montagnes.
Le jour tombait ; on commande aux volontaires de partir aussitôt après leur repas : on garrotte le guide et on le leur livre. On convient avec eux que, s’ils s’emparent de la hauteur, ils s’y maintiendront toute la nuit : au point du jour ils sonneront de la trompette ; après quoi, ils descendront de la hauteur sur les ennemis qui surveillent le chemin, et l’armée se portera à leur aide, le plus vite possible. Cet arrangement pris, les volontaires se mettent en marche, au nombre de deux mille environ. Il tombait une grande pluie. Xénophon, suivi de l’arrière-garde, conduit ses gens vers le chemin désigné, afin d’attirer toute l’attention des ennemis et de couvrir le mouvement de la troupe en marche. A peine l’arrière-garde est-elle arrivée à un ravin qu’il fallait traverser pour gravir la montagne, que les Barbares roulent d’en haut des pierres rondes, grosses à remplir un chariot, les unes d’un plus grand, les autres d’un plus petit volume, mais qui toutes, en bondissant sur les rochers, font l’effet de pierres à fronde ; en sorte qu’il est absolument impossible d’approcher du chemin. Quelques lochages, ne pouvant prendre cette route, en cherchent une autre, et continuent cette recherche jusqu’à la nuit. Quand on croit pouvoir se retirer sans être vu, on revient souper, l’arrière-garde n’ayant pas même trouvé le temps de dîner.
Cependant les ennemis ne cessent pas, durant toute la nuit, de rouler des quartiers de roche : on peut en juger par le bruit. Les volontaires qui avaient le guide avec eux, ayant tourné ce mauvais pas, surprennent la garde ennemie assise auprès du feu : ils en tuent une partie, chassent les autres et restent à ce poste, se croyant maîtres de la hauteur.
Ils se trompaient : au-dessus d’eux était un mamelon près duquel se trouvait l’étroit chemin où se tenait la garde ; toutefois, ce poste conduisait à l’endroit occupé par les ennemis, sur le chemin signalé.
On y passe la nuit. Dès que le jour paraît, on marche en ordre et en silence contre l’ennemi, et, comme il faisait du brouillard, on passe sans être vu. La reconnaissance faite, la trompette sonne ; les Grecs se jettent sur les Barbares en faisant retentir le cri militaire ; ceux-ci ne les attendent pas, mais ils s’enfuient et abandonnent la défense du chemin. Ils perdent peu de monde, étant légèrement armés. Chirisophe et ses gens, entendant la trompette, montent aussitôt par le chemin signalé ; les autres stratéges s’avancent par les sentiers non frayés qui s’offrent à chacun d’eux, et grimpent comme ils peuvent en s’aidant les uns les autres avec leurs piques. Ils sont les premiers à joindre ceux qui s’étaient emparés du poste. Xénophon, avec la moitié de l’arrière-garde, s’avance par la route que suivaient ceux qui avaient avec eux le guide : c’était le chemin le plus commode pour les bêtes de somme ; l’autre moitié avait été placée par lui à la suite du bagage. Dans la marche se trouvait une colline, dominant le passage et occupée par des ennemis qu’il fallait tailler en pièces, sous peine d’être séparés des autres Grecs. On aurait bien pris le même chemin que les autres ; mais c’était le seul par où les attelages pouvaient passer.
On s’exhorte mutuellement, et l’on s’élance vers les hauteurs en colonne, sans chercher à cerner l’ennemi, de manière à lui ménager une retraite s’il veut fuir. Les Barbares, voyant les Grecs monter comme ils peuvent, ne lancent ni flèches ni pierres sur ceux qui approchent, mais ils fuient et abandonnent leur poste. Les Grecs avaient dépassé la colline ; ils en aperçoivent une autre occupée par l’ennemi ; ils jugent à propos d’y marcher. Mais Xénophon, craignant que, s’il abandonne sans défense la hauteur qui vient d’être enlevée, les Barbares ne la reprennent et ne tombent sur les attelages qui sont en train de défiler lentement par la route étroite, y laisse les lochages Céphisodore d’Athènes, fils de Céphisophon, Amphicrate d’Athènes, fils d’Amphidème, et Archagoras, banni d’Argos. Lui-même, avec le reste des troupes, marche à la seconde colline, qu’il occupe de la même manière. Restait un troisième mamelon, beaucoup plus escarpé : il dominait le poste où les volontaires avaient surpris, la nuit, l’ennemi laissé auprès du feu. A l’approche des Grecs, les Barbares abandonnent ce mamelon sans combat : ce qui étonne tout le monde. On se figure que c’est la crainte d’y être enveloppés et pris qui les a fait fuir ; mais le fait est que les Carduques, voyant d’en haut ce qui se passait à la queue de la colonne, s’étaient retirés tous pour charger l’arrière-garde.
Xénophon, avec les plus jeunes soldats, monte au haut du mamelon, et ordonne au reste de marcher lentement, pour que les autres lochages puissent le rejoindre : il leur dit également de se tenir en ordre de bataille, dès qu’ils seront le long de la route sur un terrain uni. Au même instant, arrive précipitamment Archagoras d’Argos. Il raconte qu’on a été débusqué de la colline, que Céphisodore et Amphicrate ont été tués, ainsi que tous ceux qui n’ont pas sauté du haut du rocher et rejoint l’arrière-garde. Cet avantage remporté, les Barbares viennent occuper une autre colline vis-à-vis du dernier mamelon. Xénophon leur propose un armistice par la voie d’un interprète, et réclame les morts. Ils promettent de les rendre, si l’on s’engage à ne point brûler les villages. Xénophon y consent. En ce moment, tandis que l’armée défile et que les pourparlers ont lieu, tous les ennemis accourent ensemble de dessus la colline ; ils se concentrent sur un même point. Les Grecs, de leur côté, commençaient à descendre, pour rejoindre les autres à l’endroit où étaient posées les armes, lorsque les Barbares s’avancent en grand nombre et en tumulte. Arrivés au sommet du mamelon d’où Xénophon descendait encore, ils roulent des pierres qui cassent la cuisse d’un Grec. L’homme de service de Xénophon, son porte-bouclier, l’avait abandonné. Euryloque de Lousie, Arcadien, l’un des hoplites, court à lui, le couvre de son bouclier, et tous deux se retirent ainsi, pendant que les autres rejoignent les troupes formées en bataille.
Toute l’armée grecque, se trouvant alors réunie, cantonne dans de nombreuses et belles maisons, où abondent les vivres. Il y avait tant de vin qu’on le gardait dans des citernes cimentées. Xénophon et Chirisophe, par voie de négociation, obtiennent les morts en échange de leur guide, et ils font tout pour rendre de leur mieux à ces dépouilles mortelles les honneurs dus à des hommes courageux.
Le lendemain on marche sans guide : les ennemis, combattant et gagnant les devants partout où la route devenait étroite, ne cessent de barrer le passage. Quand ils arrêtaient la tête, Xénophon, avec l’arrière-garde, gravissait les montagnes et dissipait l’obstacle posté en travers de la route, en essayant de se placer au-dessus des ennemis. Quand l’arrière-garde était attaquée, Chirisophe, se mettant en marche et s’efforçant de gravir au-dessus des ennemis, dissipait l’obstacle qui traversait la route, et la frayait à l’arrière-garde. Par là, ils se prêtaient continuellement un mutuel secours, et veillaient attentivement les uns sur les autres. Il y avait des moments où les Barbares inquiétaient beaucoup la descente des troupes qui avaient monté : ils étaient si agiles qu’on ne pouvait les joindre, quoiqu’ils partissent de près : et, de fait, ils ne portaient qu’un arc et une fronde.
C’étaient d’excellents archers : leurs arcs mesuraient près de trois coudées, et leurs flèches plus de deux : pour les décocher, ils tiraient la corde de haut en bas, en y appuyant le pied gauche. Leurs flèches perçaient les boucliers et les cuirasses. Les Grecs, qui les ramassaient, s’en servaient en guise de dards, après y avoir mis des courroies. Sur tout ce terrain les Crétois rendirent de très-grands services : ils étaient commandés par Stratoclès de Crète.