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Expédition des dix mille

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CHAPITRE III

Arrivée près du Centrite. — Nouvelles difficultés. — Songe de Xénophon. — Passage du fleuve.

Ce même jour, on cantonne dans les villages situés au-dessus de la plaine arrosée par le Centrite[31]. C’est un fleuve large de deux plèthres, qui sépare l’Arménie du pays des Carduques. Les Grecs y font une halte. Le fleuve est à six ou sept stades des montagnes des Carduques. Ce cantonnement fut des plus agréables, grâce aux vivres et aux souvenirs des maux passés. En effet, durant les sept jours qu’on avait mis à traverser le pays des Carduques, il avait fallu constamment combattre, et souffrir plus de maux qu’on n’en avait souffert et du roi et de Tissapherne : aussi la pensée d’en être délivré procura-t-elle aux soldats un doux sommeil.

[31] Suivant l’opinion du savant d’Anville, le Centrite est le Khabour, qu’il ne faut pas confondre avec l’ancien Chaboras, également appelé aujourd’hui Kabour.

Au point du jour, on aperçoit de l’autre côté du fleuve des cavaliers en armes, faisant mine de barrer le passage ; puis, au-dessus de ces cavaliers, des fantassins rangés en bataille sur les berges, pour empêcher les Grecs d’entrer en Arménie. C’étaient des hommes à la solde d’Orontas et d’Artuque, Arméniens, Mygdoniens et Chaldéens mercenaires. Les Chaldéens étaient, disait-on, libres et belliqueux : ils avaient pour armes de grands boucliers d’osier et des lances. Les hauteurs sur lesquelles ils étaient formés étaient éloignées du fleuve de trois ou quatre plèthres. On ne voyait qu’un chemin qui y montât, et on l’eût dit fait de main d’homme. Ce fut par là que les Grecs tentent le passage. Mais ils reconnaissent qu’ils auront de l’eau jusqu’au-dessus de l’aisselle ; que le courant est rapide, coupé de gros cailloux glissants ; qu’on ne peut porter les armes dans l’eau ; que, s’ils l’essayent, le fleuve les entraîne eux-mêmes, que mettre leurs armes sur leurs têtes, c’est s’exposer sans défense aux flèches et aux autres traits ; ils se retirent et campent sur les bords du fleuve.

Alors, sur la montagne où ils avaient campé la nuit précédente, ils aperçoivent un grand nombre de Carduques rassemblés en armes. Le découragement des Grecs est à son comble, en considérant la difficulté de traverser le fleuve, en voyant sur l’autre rive des troupes qui s’y opposeront, et derrière eux les Carduques qui les prendront à dos au moment du passage. Ce jour-là donc et la nuit suivante, ils demeurèrent dans le plus grand embarras. Mais Xénophon eut un songe. Il rêva qu’il avait aux pieds des entraves qui, s’étant rompues d’elles-mêmes, le laissèrent libre de marcher tant qu’il voulait. Au point du jour, il va trouver Chirisophe, lui dit qu’il a bon espoir et lui raconte son rêve.

Chirisophe s’en réjouit, et tous les généraux présents se hâtent de faire des sacrifices avant que le jour paraisse. Dès la première victime les signes sont favorables. A l’issue des sacrifices, les stratéges et les lochages ordonnent aux soldats de prendre leur repas. Pendant celui de Xénophon, deux jeunes gens accourent à lui ; car tout le monde savait qu’il était permis de l’aborder, déjeunant ou dînant, et, s’il dormait, de l’éveiller pour lui dire tout ce qui pouvait avoir trait à la guerre. Ces jeunes gens lui racontent qu’ils se trouvaient à ramasser des feuilles sèches pour leur feu, lorsqu’ils aperçoivent sur l’autre bord, entre des rochers descendant jusqu’au lit du Centrite, un vieillard, une femme et des jeunes filles qui déposent des sacs de vêtements noirs dans une anfractuosité de rochers ; en les voyant, ils croient pouvoir y passer en sûreté, parce que le terrain ne permettait pas à la cavalerie ennemie d’approcher. Ils se déshabillent, disent-ils, et, un poignard à la main, ils se proposent de traverser nus à la nage ; mais sans avoir besoin de nager, ils passent, sans se mouiller les parties, enlèvent les habits et reviennent par le même chemin.

Aussitôt Xénophon fait lui-même des libations et ordonne de verser du vin aux jeunes gens pour prier les dieux, qui ont fait voir le danger et le passage, de mener à bien tout le reste. Les libations faites, il mène aussitôt les jeunes gens à Chirisophe et lui raconte le fait. Après les avoir entendus, Chirisophe fait à son tour des libations ; puis, donnant le signal de plier bagage, ils convoquent les stratéges et délibèrent sur les moyens de passer le plus sûrement possible, de vaincre les ennemis qu’on a en face et de n’être pas entamé par ceux qui sont à dos. On décide que Chirisophe marchera en tête et passera avec la moitié de l’armée, tandis que Xénophon attendra avec l’autre moitié, et que les équipages et la masse traverseront dans l’intervalle.

Le tout bien concerté, on se met en marche : les jeunes gens servent de guides, longeant le fleuve sur la gauche ; la route jusqu’au gué était d’environ quatre stades.

Pendant la marche, les groupes de cavalerie ennemie se tiennent sur la hauteur de l’autre rive.

Arrivés au gué, sur la berge du fleuve, on pose les armes ; Chirisophe le premier, la tête couronnée, quitte ses habits, reprend ses armes et donne ordre à tous les autres d’en faire autant. Il commande aux lochages de diviser les loches par colonnes et de les faire passer les uns à droite, les autres à gauche. En même temps, les devins immolent des victimes près du fleuve, tandis que les ennemis lancent des flèches et des pierres qui ne portent point. Les signes sacrés étant favorables, les soldats entonnent tous le péan, et poussent le cri de guerre, auquel répondent les clameurs des femmes ; car beaucoup de soldats avaient leurs maîtresses.

Chirisophe entre dans le fleuve, suivi de sa division. Xénophon, prenant avec lui les soldats les plus lestes de l’arrière-garde, court de toute sa force au passage qui était vis-à-vis de l’entrée des montagnes d’Arménie, faisant mine de vouloir traverser le fleuve et d’envelopper la cavalerie qui en longeait le bord. Les ennemis, voyant le corps de Chirisophe passer le gué avec facilité, et le détachement de Xénophon courir sur leurs derrières, craignent d’être coupés et s’enfuient à toute vitesse vers le point qui, de la berge, conduisait dans le haut pays. Arrivés en cet endroit, ils remontent vers la montagne. Lycius, qui commandait l’escadron de cavalerie, et Eschine, qui avait sous ses ordres les peltastes de la division de Chirisophe, voyant la déroute de l’ennemi, se mettent à sa poursuite : les soldats leur crient qu’ils ne les laisseront point dans l’embarras, et qu’ils vont courir avec eux vers la montagne. Cependant Chirisophe, après avoir passé le fleuve, ne s’amuse pas à courir après la cavalerie, mais il commence par marcher droit aux ennemis postés sur la hauteur qui descendait au fleuve. Ce corps, voyant la cavalerie en fuite et les hoplites grecs s’avancer pour les charger, abandonne les hauteurs qui dominent le fleuve.

De son côté Xénophon, voyant que tout va bien sur l’autre rive, revient au plus vite au gué que passait l’armée : car on apercevait déjà les Carduques descendant vers la plaine pour tomber sur les derniers qui passaient. Chirisophe était maître des hauteurs. Lycius et quelques soldats, s’étant mis à la poursuite de l’ennemi, prennent ce qui était resté en arrière de ses bagages, quelques belles étoffes et des vases à boire. Les équipages des Grecs et leur suite étaient sur le point de passer, lorsque Xénophon, faisant tête du côté des Carduques, tourne contre eux les armes. Il ordonne aux lochages de former leurs loches par énomoties, en déployant chaque énomotie sur un front de phalange du côté du bouclier[32], de telle sorte que les lochages et les énomotarques fussent du côté des Carduques, et les serre-files du côté du fleuve.

[32] C’est-à-dire du côté gauche.

Les Carduques, voyant l’arrière-garde séparée du gros de l’armée et peu nombreuse, s’avancent contre elle en toute hâte, en chantant je ne sais quels chants. Chirisophe, de son côté, se trouvant en lieu sûr, renvoie à Xénophon les peltastes, les frondeurs, les archers, et leur prescrit de faire ce qui leur sera ordonné. Or Xénophon, qui les voit descendre, leur envoie dire par un officier de se tenir sur le bord de la rivière sans la passer, puis, lorsqu’il commencera à entrer dans l’eau, de s’y jeter eux-mêmes en dehors de la ligne et sur les deux flancs, comme s’ils voulaient repasser le fleuve et charger les Carduques, la main sur la courroie de leurs javelots et la flèche sur l’arc, mais en ne s’engageant pas loin dans le fleuve. En même temps, il ordonne à sa division, au moment où les pierres l’atteindront et feront résonner les boucliers, de chanter le péan et de courir d’un trait à l’ennemi ; puis, dès qu’il sera en fuite, et que du haut de la berge la trompette sonnera la charge, de faire demi-tour du côté de la lance en suivant les serre-files, de courir à toutes jambes et de traverser en ligne droite, sans rompre les rangs, de manière à ne point se gêner mutuellement. Le meilleur soldat sera celui qui arrivera le premier sur l’autre rive.

Les Carduques, voyant qu’il reste peu de troupes, beaucoup des soldats qui devaient faire partie de l’arrière-garde l’ayant quittée, les uns pour les attelages, les autres pour les bagages, d’autres pour leurs maîtresses, font une décharge de pierres et de flèches. Les Grecs, entonnant le péan, s’élancent sur eux au pas de course. Les ennemis ne tiennent pas, parce qu’ils étaient armés pour la guerre de montagnes, de manière à charger et à fuir promptement, mais non pas d’une manière suffisante pour résister. Au même instant, la trompette sonne, ce qui les fait fuir encore plus vite. Les Grecs font demi-tour à droite, et s’élancent rapidement à travers le fleuve. Quelques-uns des ennemis s’en aperçoivent, reviennent en courant et tirent des flèches sur les Grecs, dont ils blessent un petit nombre. En même temps, on voyait encore fuir la plupart d’entre eux quand les Grecs étaient déjà sur l’autre bord. Ceux qui étaient venus à leur rencontre, s’étant comportés en hommes de cœur et avancés plus qu’il ne fallait, traversent le fleuve après les troupes de Xénophon, et quelques-uns d’entre eux sont blessés.

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