Expédition des dix mille
CHAPITRE VIII
Marche à travers le pays des Macrons. — Arrivée aux montagnes des Colques. — Combat contre les barbares. — On descend à Trapézonte, où l’on célèbre des jeux. — Grande joie des Grecs.
Les Grecs font ensuite dix parasanges en trois étapes dans le pays des Macrons. Le premier jour, ils arrivent à un fleuve qui sépare ce pays de celui des Scythins. Ils avaient à droite une montagne très-escarpée et à gauche un autre fleuve, où se jetait celui qui faisait limite et qu’il fallait passer. La rive était bordée d’arbres minces, mais serrés. Les Grecs s’avancent, se mettent à couper le bois et se hâtent pour sortir le plus tôt possible de ce mauvais pas. Mais les Macrons, armés de boucliers d’osier, de lances, et revêtus de tuniques de crin, s’étaient rangés en bataille de l’autre côté du fleuve. Ils s’encourageaient mutuellement et jetaient des pierres dans le fleuve ; aucune d’elles ne portait, et ils ne blessaient personne.
Alors un des peltastes, qui disait avoir été esclave à Athènes, vient trouver Xénophon et lui dit qu’il sait la langue de ces gens-là. « Je crois, dit-il, que c’est ici ma patrie, et, si rien ne s’y oppose, je veux causer avec eux. — Rien ne t’en empêche, dit Xénophon, cause, et demande-leur d’abord qui ils sont. » Ils répondent à cette question qu’ils sont Macrons. « Demande-leur donc alors, dit Xénophon, pourquoi ils se sont rangés contre nous et veulent être nos ennemis. » Ils répondent : « Parce que vous êtes venus sur notre terre. » Les stratéges leur font dire qu’ils ne songent à leur causer aucun tort. « Nous avons fait la guerre au roi, nous retournons en Grèce, nous voulons arriver à la mer. » Ils demandent si on leur en donnerait des gages. On leur répond qu’on est tout prêt à en donner et à en recevoir. Les Macrons donnent aux Grecs une pique barbare, et les Grecs aux Macrons une pique grecque : c’étaient là, chez eux, les gages ; des deux parts on prend les dieux à témoin.
Les gages donnés, les Macrons aident à couper les arbres, ouvrent la route, comme pour passer à l’autre rive, se mêlent aux Grecs, leur fournissent toutes les denrées qu’ils peuvent, et les guident pendant trois jours, jusqu’à ce qu’ils les aient amenés aux montagnes des Colques. Là se trouve une montagne haute, inaccessible, sur laquelle apparaissent les Colques, rangés en bataille. D’abord les Grecs se forment en phalange pour marcher sur la montagne ; mais les stratéges jugent convenable de se réunir et de délibérer sur le meilleur moyen d’attaque.
Xénophon propose de laisser de côté la phalange et de marcher en colonnes droites : « La phalange se rompra bientôt ; ici nous trouverons la montagne praticable, là elle ne le sera pas. Il y aura des découragements lorsque, rangés en phalange, on verra cet ordre se rompre. Ensuite, si nous marchons sur un ordre profond, les ennemis nous déborderont et tourneront contre nous, à leur gré, tout ce qui nous débordera. Si, au contraire, nous marchons sur un ordre sans profondeur, il n’y aura rien d’étonnant que notre phalange soit taillée en pièces par la quantité de traits et d’hommes qui fondront sur nous. Que cela ait lieu sur un point, et tout va mal pour la phalange entière. Mais si nous formons des colonnes droites, en laissant entre elles assez d’intervalle pour que les derniers loches dépassent les ailes de l’ennemi, de cette manière nous nous trouverons, avec nos derniers loches, dépasser la phalange ennemie, et à la tête de nos colonnes droites seront les meilleurs soldats, en même temps que chaque loche marchera par où le chemin sera le plus praticable. Il ne sera pas facile à l’ennemi de pénétrer dans les intervalles : il se mettrait entre deux rangs de piques. Il ne lui sera pas facile non plus de tailler en pièces un loche marchant en colonne ; si un loche fléchit, le plus voisin lui portera du secours ; et, dès que l’un d’eux aura pu gagner le sommet, pas un des ennemis ne tiendra. »
Cet avis est adopté : on forme les colonnes droites ; Xénophon se porte de la droite à la gauche et dit aux soldats : « Camarades, ces gens que vous voyez sont le seul obstacle qui nous empêche d’être déjà où nous désirons depuis longtemps arriver. Il faut, si nous pouvons, les manger tout crus. »
Lorsque chacun est à son poste et qu’on a formé les colonnes droites, il se trouve environ quatre-vingts loches d’hoplites, de près de cent hommes chacun. On partage en trois corps les peltastes et les archers ; on en fait marcher une division au delà de l’aile gauche, une autre au delà de l’aile droite, la dernière au centre : chacune de ces divisions était de près de six cents hommes.
Sur ce point, les stratéges ordonnent de faire des prières : on en fait et l’on s’avance en chantant un péan. Chirisophe et Xénophon, suivis des peltastes, marchent de manière à dépasser la phalange des ennemis. Les ennemis, les voyant arriver, courent à leur rencontre ; mais, en se portant sur la gauche et sur la droite, ils ouvrent leur phalange et font un grand vide au centre. En les voyant se séparer, les peltastes arcadiens, commandés par Eschine d’Acarnanie, croient qu’ils fuient, accourent de toutes leurs forces, et arrivent ainsi les premiers au sommet de la montagne. Ils sont suivis des hoplites arcadiens, commandés par Cléanor d’Orchomène.
Les ennemis, quand les Grecs commencent à courir, ne tiennent plus, mais prennent la fuite dans tous les sens. Les Grecs, arrivés en haut, cantonnent dans plusieurs villages pourvus de vivres abondants. Il n’y eut là rien qui parût extraordinaire, si ce n’est qu’il se trouva beaucoup de ruches, que tous les soldats qui en mangèrent eurent le délire, des vomissements, un dérangement de corps, et que pas un ne put se tenir sur ses jambes. Ceux qui en avaient peu mangé ressemblaient à des gens tout à fait ivres : ceux qui en avaient pris beaucoup, à des furieux ou à des mourants. Beaucoup gisaient à terre, comme après une défaite ; il y avait un grand découragement. Cependant le lendemain il n’y eut personne de mort, et le délire cessa vers la même heure où il avait pris la veille. Le troisième et le quatrième jour, chacun se leva, comme après une purgation.
On fait ensuite sept parasanges en deux étapes, et l’on arrive sur le bord de la mer à Trapézonte[35], ville grecque, peuplée, sur le Pont-Euxin, colonie de Sinope, dans le pays des Colques. On y demeure une trentaine de jours sur les terres des Colques, en butinant dans la Colchide. Les Trapézontins établissent un marché dans le camp des Grecs, les reçoivent et leur offrent des dons hospitaliers, des bœufs, de la farine d’orge, du vin. Ils obtiennent aussi qu’on ménage les Colques du voisinage, répandus la plupart dans la plaine, et l’on en reçoit aussi beaucoup de bœufs comme présents d’hospitalité. On se prépare ensuite à faire aux dieux les sacrifices promis ; car il était venu assez de bœufs pour offrir à Jupiter sauveur, à Hercule conducteur et aux autres dieux, les victimes promises. On célèbre également des jeux et des combats gymniques sur la montagne du campement, et l’on choisit Dracontius de Sparte pour veiller à la course et présider aux jeux. Il avait été banni tout enfant de sa patrie, pour avoir tué, sans le vouloir, un autre enfant, en le perçant de son poignard.
[35] Aujourd’hui Trébizonde.
Le sacrifice achevé, on donne à Dracontius les peaux des victimes, et on le prie de conduire les Grecs au lieu préparé pour la course. Il désigne la place même où on se trouve : « Cette colline, dit-il, est excellente pour courir dans le sens que l’on voudra. — Mais comment donc feront-ils, lui dit-on, pour lutter sur ce sol inégal et boisé ? » Il répond : « On n’en sentira que plus de mal en tombant. » Des enfants, pour la plupart prisonniers, courent le stade, et plus de soixante Crétois le dolique[36] ; d’autres s’exercent à la lutte, au pugilat, au pancrace. Ce fut un beau spectacle. Nombre de lutteurs étaient descendus dans la lice sous les regards de leurs camarades : il y avait une grande émulation. Les chevaux coururent aussi. Il leur fallait descendre par une pente rapide, puis, arrivés au bord de la mer, remonter et revenir à l’autel. Bon nombre roulaient à la descente, et, en remontant, c’était lentement, avec peine, au pas, qu’ils gravissaient la hauteur. De là de grands cris, des rires, des encouragements.
[36] C’est-à-dire la longue course, la plus longue carrière que fournissent les coureurs.