Expédition des dix mille
CHAPITRE IV
Description du port de Calpé. — Résolution qu’y prennent les Grecs. — Fausse démarche de Néon. — Apparition de la cavalerie de Pharnabaze.
On reste tout ce jour en plein air sur le rivage, près du port. Ce lieu, qu’on appelle port de Calpé, est situé dans la Thrace asiatique. Cette Thrace, qui commence à la bouche de l’Euxin et s’étend jusqu’à Héraclée, est à droite de ceux qui entrent dans le Pont. De Byzance à Héraclée, il ne faut que le trajet d’un long jour aux trirèmes qui ne naviguent qu’à la rame. On ne trouve dans l’intervalle aucune ville ni amie ni grecque, mais seulement des Thraces Bithyniens. Ceux des Grecs qui tombent entre leurs mains, soit par naufrage, soit autrement, ils les traitent avec cruauté. Le port de Calpé est à mi-chemin pour ceux qui naviguent d’Héraclée à Byzance. C’est une pointe qui s’avance dans la mer : le côté tourné vers la pleine mer est un rocher à pic, très-élevé, dont la plus petite hauteur n’a pas moins de vingt brasses ; l’isthme qui relie cette pointe à la terre a tout au plus quatre plèthres de largeur ; mais l’espace compris entre la mer et ce passage pourrait contenir une ville de dix mille âmes.
Le port est sous le rocher même, le rivage tourné vers le couchant. Une source d’eau douce très-abondante coule du côté de la mer, mais dominée par le rocher. Des bois en grande quantité et de toute espèce, ainsi qu’une infinité de bois de construction, garnissent le rivage. La montagne qui prend naissance au port, s’étend dans l’intérieur du pays jusqu’à vingt stades environ ; elle est de terre, sans mélange de pierres ; et le long de la côte, sur une étendue de plus de vingt stades, elle offre une forêt touffue de grands arbres de toute essence. Le reste du pays est beau, spacieux, couvert de villages très-peuplés. Il produit de l’orge, du blé, des légumes de toute espèce, du miel, du sésame, quantité de figues, des vignes nombreuses qui donnent d’excellent vin ; de tout enfin, sauf des oliviers. Tel est ce pays.
Les soldats se cantonnent sur la côte, le long de la mer : ils ne voulaient pas camper dans un lieu propre à fonder une ville. Ils craignaient même d’être venus en cet endroit par le mauvais dessein de ceux qui avaient le projet d’un semblable établissement : car la plupart d’entre eux n’avaient pas été conduits par la misère à s’embarquer dans l’espérance d’une paye, mais par le bruit de la générosité de Cyrus, les uns entraînant à leur suite des dissipateurs ruinés, d’autres s’étant dérobés à leur père et à leur mère, quelques-uns abandonnant leurs enfants avec la pensée de revenir un jour leur fortune faite, sachant d’ailleurs que d’autres avaient gagné auprès de Cyrus de grandes et fortes sommes. Des hommes de cette espèce désiraient donc revenir en Grèce sains et saufs.
Le lendemain, quand tout le monde est réuni, Xénophon fait un sacrifice pour savoir s’il faut sortir du camp. Il fallait nécessairement aller chercher des vivres, et il songeait à donner la sépulture aux morts. Les entrailles ayant été favorables, les Arcadiens mêmes le suivent et enterrent la plupart des morts, chacun à la place où il était tombé ; car les cadavres étant là depuis cinq jours, il n’y avait plus moyen de les enlever. Quelques-uns ayant été rapportés de dessus les chemins, on leur fait les plus belles funérailles que permettent les circonstances. Pour ceux qu’on ne peut retrouver, on leur dresse un grand cénotaphe avec un immense bûcher orné de couronnes. Cela fait, on revient au camp, où l’on soupe et l’on prend du repos.
Le lendemain tous les soldats se rassemblent. Cette réunion est surtout provoquée par Agasias de Stymphale, lochage, Hiéronyme d’Élée, également lochage, et les plus âgés des Arcadiens. On fait un décret, qui condamne à mort quiconque proposerait à l’avenir la séparation de l’armée, exige que chacun retourne au rang qu’il occupait précédemment dans les troupes, et rend le commandement aux anciens chefs. Chirisophe était mort par suite d’un remède qu’il avait pris pour la fièvre : Néon d’Asinée le remplace.
Xénophon se lève et dit : « Soldats, c’est par terre, à ce qu’il paraît, qu’il faut continuer la marche, puisque nous n’avons pas de bâtiments : il faut même partir sur-le-champ, car nous n’avons pas de vivres pour rester. Nous allons faire un sacrifice ; vous, de votre côté, vous allez vous préparer à combattre plus vigoureusement que jamais : les ennemis ont repris courage. »
Cela dit, les généraux font les sacrifices, près d’eux se tient le devin Arexion d’Arcadie. Silanus d’Ambracie s’était enfui d’Héraclée sur un navire qu’il avait affrété. Ce sacrifice fait pour le départ ne donne pas de présages favorables. On ne bouge donc pas ce jour-là. Quelques-uns ont l’audace de dire que Xénophon, voulant fonder une ville en cet endroit, a engagé le devin à dire que les victimes ne sont pas favorables au départ. Alors Xénophon fait publier par un héraut qu’il sera permis le lendemain à qui voudra, même aux devins, d’assister aux sacrifices pour observer les entrailles. Il sacrifie devant un grand nombre de témoins. On immole jusqu’à trois victimes sans trouver de signes heureux pour le départ ; les soldats s’en affligent d’autant plus qu’ils ont consommé les vivres qu’ils avaient apportés, et qu’il n’y a point de marché.
L’assemblée se réunit et Xénophon leur adresse encore ces paroles : « Soldats, vous le voyez, il n’y a pas de présages heureux pour le départ, et je vous vois manquer du nécessaire : il me paraît donc urgent d’offrir de nouveaux sacrifices pour cet objet. » Un homme se lève alors et dit : « Il est tout naturel que les présages ne soient point favorables : j’ai su de l’un des matelots du navire qui a relâché hier par hasard, que Cléandre, harmoste de Byzance, doit arriver ici avec des bâtiments de transport et des trirèmes. » Tout le monde alors est d’avis d’attendre ; mais il est essentiel de sortir pour se procurer des vivres. On immole dans cette vue jusqu’à trois victimes, et les présages sont mauvais : déjà les soldats marchent vers la tente de Xénophon et disent qu’ils n’ont pas de vivres. Celui-ci déclare qu’il ne les fera pas sortir sans avoir des présages heureux.
Le lendemain, le sacrifice recommence : l’armée presque tout entière, grâce à l’impatience générale, forme un cercle autour de l’autel ; mais les victimes manquent. Les stratéges persistent à ne pas vouloir sortir : ils convoquent l’assemblée. Xénophon s’exprime ainsi : « Sans doute les ennemis se sont réunis et il faudra combattre. Si donc, abandonnant nos équipages dans ce lieu fortifié, nous marchons tout prêts au combat, peut-être obtiendrons-nous d’heureux présages. » A ces mots, les soldats s’écrient qu’il ne faut rien transporter dans cet endroit, mais sacrifier au plus vite. On n’avait point de menu bétail ; on achète des bœufs d’attelage et on les immole. Xénophon recommande à Cléanor d’Arcadie de veiller à tout, si l’issue est favorable ; mais les présages ne sont pas heureux.
Néon, qui avait été nommé stratége à la place de Chirisophe, voyant l’extrême disette où les hommes sont réduits, et voulant leur être agréable, profite de la rencontre d’un Héracléote qui lui dit connaître des villages voisins où l’on peut prendre des vivres : il fait publier par un héraut que quiconque veut aller chercher des vivres n’a qu’à venir avec lui : il les guidera. Il sort du camp, avec des piques, des outres, des sacs et autres ustensiles, environ deux mille hommes. Mais à peine se sont-ils rendus dans les villages et dispersés pour piller, que les cavaliers de Pharnabaze tombent sur eux. Ils étaient venus en aide aux Bithyniens, avec l’intention de s’unir à eux pour empêcher les Grecs d’entrer en Phrygie. Ces cavaliers tuent au moins cinq cents Grecs ; le reste s’enfuit sur la montagne.
Un des fuyards rapporte au camp cette nouvelle. Comme ce jour-là même les victimes n’avaient pas été favorables, Xénophon prend un bœuf d’attelage, faute d’autre victime, l’immole et marche au secours des Grecs avec tous les soldats âgés de moins de trente ans. Ils recueillent les débris de la troupe et les ramènent au camp. Le soleil allait se coucher, et les Grecs, tout découragés, étaient à souper. Tout à coup, à travers un fourré, des Bithyniens tombent sur les avant-postes, tuent plusieurs soldats et poursuivent les autres jusqu’au camp. Un cri s’élève ; tous les Grecs courent aux armes ; il paraît dangereux de poursuivre l’ennemi et de lever le camp pendant la nuit, parce que le pays est fourré ; mais on passe la nuit en armes, après avoir posé des gardes assez fortes pour combattre.