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Expédition des dix mille

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CHAPITRE IV

Nouvelle attaque de Mithridate. — Il est repoussé. — Arrivée au Tigre. — Attaque inutile de Tissapherne. — Changement dans l’ordonnance de l’armée. — Nouvelles attaques des ennemis. — Courage déployé par les Grecs, et en particulier par Xénophon.

On séjourne un jour en cet endroit ; le lendemain, on en part plus tôt qu’à l’ordinaire : il fallait franchir un ravin, et l’on craignait au passage d’être attaqué par les ennemis. A peine est-on passé que Mithridate reparaît avec mille cavaliers et environ quatre mille archers et frondeurs. Il les avait demandés à Tissapherne, qui les lui avait accordés, sur la promesse que, quand il les aurait reçus, il lui livrerait les Grecs qu’il méprisait, parce que, dans les dernières escarmouches, malgré le petit nombre de ses gens, il n’avait rien perdu, et leur avait fait beaucoup de mal, du moins il le croyait.

Les Grecs avaient passé le ravin et en étaient à huit stades, quand Mithridate le traversa avec son détachement. On avait ordonné à un nombre déterminé de peltastes et d’hoplites de fondre sur l’ennemi, et à la cavalerie de poursuivre les fuyards, avec l’assurance de la soutenir. Mithridate les ayant rejoints et se trouvant déjà à la portée de la fronde et de la flèche, la trompette sonne chez les Grecs ; aussitôt ils courent en masse, suivant l’ordre, et les cavaliers s’élancent. Les Barbares ne les attendent pas et fuient vers le ravin. Dans cette déroute, les Barbares perdent beaucoup d’infanterie, et l’on prend vivants, dans le ravin même, dix-huit de leurs cavaliers. On les tue, et les Grecs, sans en avoir reçu l’ordre, les mutilent pour inspirer plus de terreur aux ennemis.

Après ce coup, les ennemis s’éloignent. Les Grecs marchent le reste du jour sans inquiétude et arrivent au bord du Tigre. Là se trouve une ville grande, mais déserte, nommée Larissa. Elle était jadis habitée par les Mèdes. Son mur a vingt-cinq pieds d’épaisseur sur cent de hauteur, et deux parasanges de tour : il est bâti de briques, mais les fondements sont de pierres de taille jusqu’à la hauteur de vingt pieds. Lorsque les Perses enlevèrent l’empire aux Mèdes, le roi de Perse, qui assiégeait cette ville, ne pouvait d’aucune manière s’en rendre maître ; mais un nuage ayant fait disparaître le soleil, les assiégés perdirent courage, et la ville fut ainsi prise. A peu de distance était une pyramide de pierre, ayant un plèthre de longueur à la base et deux de hauteur. Quantité de Barbares s’étaient réfugiés à Larissa des villages voisins.

L’armée fait ensuite une étape de six parasanges, et arrive près d’une grande muraille abandonnée, qui s’étend près d’une ville nommée Mespila. Elle était jadis habitée par les Mèdes. La base, construite d’une pierre polie incrustée de coquilles, a cinquante pieds d’épaisseur et cinquante de hauteur. Sur cette base s’élève un mur de briques d’une épaisseur de vingt-cinq pieds sur cent de hauteur et deux parasanges de tour. On raconte que Médée, femme du roi des Mèdes, s’y réfugia lorsque son empire fut détruit par les Perses. Le roi des Perses assiégea cette ville, et il ne put la prendre ni par blocus ni par force ; mais Jupiter frappa de terreur les habitants, et la ville fut prise.

On fait ensuite quatre parasanges en une étape. Durant la marche, Tissapherne paraît suivi de sa cavalerie, des troupes d’Orontas, qui avait épousé la fille du roi, des Barbares qui étaient montés avec Cyrus dans les hauts pays, de l’armée que le frère du roi avait amenée au secours de ce prince, et, en outre, de tous les renforts que le roi avait accordés à Tissapherne. Tout cela faisait une force imposante. Quand il fut près, il en range une partie contre l’arrière-garde des Grecs, et une autre sur leurs flancs, mais il n’ose pas charger ni courir le risque d’un combat : il se contente d’une attaque d’archers et de frondeurs. Alors les frondeurs rhodiens, disséminés dans les rangs, lancent leurs pierres, et les archers armés à la Scythe leurs flèches ; pas un ne manque son homme ; ils l’eussent voulu, qu’ils ne le pouvaient pas. Aussi Tissapherne se retire promptement hors de la portée du trait et fait replier les autres divisions. Le reste du jour, les Grecs s’avancent, et les Perses suivent ; mais les Barbares ne peuvent plus faire de mal dans ce genre d’escarmouche, les frondes des Rhodiens portant plus loin que celles des Perses, et même que les flèches de la plupart des archers. Les arcs des Perses étaient grands, de sorte que toutes les flèches qu’on ramassait étaient fort utiles aux Crétois, qui continuèrent à se servir des traits des ennemis, et s’exercèrent à les lancer verticalement à longue portée. On trouva dans les villages beaucoup de cordes et de plomb qui servirent pour les frondes.

Ce même jour, les Grecs cantonnent dans les villages qu’ils rencontrent, et les Barbares se retirent, mécontents de leur dernière escarmouche. Les Grecs séjournent le lendemain et font des provisions : il y avait en effet une grande quantité de blé dans les villages. Le jour suivant, ils traversent la plaine, et Tissapherne les suit en escarmouchant. Les Grecs reconnaissent alors qu’un carré est un mauvais ordre de marche quand on a l’ennemi sur les talons ; car il est de toute nécessité que, quand les ailes se rapprochent, soit dans un chemin, soit dans des gorges de montagnes, soit au passage d’un pont, les hoplites se resserrent, marchent avec peine, s’écrasent, se mêlent, et il est difficile de tirer un bon parti d’hommes qui sont mal rangés. Lorsque les ailes reprennent leurs distances, il arrive nécessairement que, les hoplites, qui étaient resserrés, venant à s’écarter, il se fait un vide, ce qui décourage le soldat qui sent l’ennemi derrière lui. Quand il fallait traverser un pont ou opérer quelque autre passage, chacun se hâtait ; on voulait être au delà le premier : aussi les ennemis avaient-ils alors une belle occasion de charger. Cet inconvénient reconnu, les stratéges forment six loches de cent hommes chacun, et nomment pour les commander des lochages, des pentécontarques et des énomotarques. Dans la marche, quand les ailes se rapprochaient, les lochages demeuraient en arrière pour ne pas gêner le mouvement, puis ils regagnaient, en suivant les flancs du bataillon. Lorsque, au contraire, les flancs s’écartaient, le vide se remplissait, s’il était peu considérable, par loches ; s’il était plus large, par pentécosties ; s’il était tout à fait étendu, par énomoties ; de la sorte, le centre était toujours garni. S’il fallait traverser un défilé, un pont, il n’y avait point de désordre : les lochages passaient les uns après les autres, et, dès qu’il fallait se former en phalange, tout le monde était à son rang. On fit quatre marches de cette manière.

Le cinquième jour, pendant la marche, on aperçoit une espèce de palais, et autour de ce palais de nombreux villages. Le chemin, pour y arriver, passait par des collines élevées se rattachant à une montagne, au pied de laquelle était un village. Les Grecs, comme de raison, aperçoivent ces collines avec plaisir, puisque leurs ennemis étaient des cavaliers. Lorsque, au sortir de la plaine, ils ont gravi la première colline et qu’ils redescendent pour gravir la seconde, les Barbares surviennent, et, tirant d’un point élevé, ils lancent une grêle de pierres et de flèches sous les coups de fouet de leurs officiers. Ils blessent ainsi beaucoup de Grecs, battent les troupes légères, les refoulent sur les hoplites, et rendent complétement inutiles pour ce jour-là les frondeurs et les archers, qui demeurent avec les équipages.

Cependant les hoplites, incommodés de ces attaques, essayent de charger ; mais ils ont de la peine à gravir la hauteur avec leurs armes pesantes : les ennemis font prompte retraite ; les Grecs éprouvent autant de peine à rejoindre le corps d’armée. A la seconde colline, même difficulté ; à la troisième, les chefs décident de ne plus détacher d’hoplites ; mais ils ouvrent le flanc droit du carré et en font sortir les peltastes, qui se dirigent vers la montagne. Dès qu’ils se sont placés au-dessus des ennemis qui les harcèlent, ceux-ci ne les inquiètent plus à la descente, de peur d’être coupés et enveloppés. On marche ainsi le reste du jour, les uns suivant le chemin des collines, les autres prenant par la montagne, jusqu’à ce qu’on arrive aux villages, où l’on établit huit médecins, parce qu’il y avait beaucoup de blessés.

On y séjourne trois jours à cause de ceux-ci, et parce qu’on y trouve beaucoup de vivres, de la farine et du froment, du vin, de l’orge en quantité pour les chevaux. Toutes ces provisions avaient été réunies pour le satrape du pays. Le quatrième jour, les Grecs descendent dans la plaine. Tissapherne, les ayant rejoints avec son armée, les force de se cantonner au premier village qu’ils rencontrent et de ne pas avancer davantage en combattant ; car beaucoup d’entre eux étaient hors de service, les blessés, ceux qui les portaient et ceux qui tenaient les armes des porteurs. Une fois qu’ils sont cantonnés, les Barbares ayant tenté contre eux une escarmouche en s’avançant sur le village, les Grecs obtiennent un grand avantage ; car il y avait une grande différence entre faire une sortie pour repousser une attaque et résister en marchant à une attaque des ennemis.

L’après-midi venue, ce fut l’heure pour les ennemis de se retirer, parce que jamais les Barbares ne campaient à moins de soixante stades de l’armée grecque, de peur d’en être attaqués durant la nuit. Aussi une armée perse est détestable de nuit. Ils lient leurs chevaux et, la plupart du temps, leur mettent des entraves aux pieds, pour les empêcher de fuir, s’ils se détachent. Survient-il une alerte, il faut que le cavalier perse selle, bride et monte son cheval, après avoir endossé sa cuirasse ; toutes manœuvres difficiles à exécuter la nuit, surtout dans un moment de trouble. Voilà pourquoi ils campaient loin des Grecs.

Quand les Grecs surent que les Barbares voulaient se retirer et qu’ils se transmettaient des ordres, on fait crier aux Grecs de se tenir prêts, de manière à être entendu par les ennemis. Durant quelques instants, les Barbares diffèrent leur retraite ; mais, le soir arrivant, ils partent, croyant dangereux de marcher et d’arriver de nuit à leur camp. Les Grecs, après les avoir vus partir, décampent à leur tour, se mettent en marche et font environ soixante stades. Il y eut alors une telle distance entre les deux armées, que ni le lendemain, ni le surlendemain, il ne parut aucun ennemi ; mais, le quatrième jour, les Barbares s’étant, dès la nuit, mis en marche, occupèrent une hauteur près de laquelle les Grecs devaient passer : c’était la crête d’une montagne, qui dominait l’unique chemin par où l’on descendît à la plaine.

Chirisophe, voyant cette hauteur garnie d’ennemis qui l’avaient prévenu, envoie chercher Xénophon à l’arrière-garde et lui fait dire d’amener avec lui les peltastes et de les placer au front. Xénophon ne conduit point les peltastes ; il venait d’apercevoir Tissapherne qui paraissait avec toute son armée ; mais se portant au galop vers Chirisophe : « Pourquoi me fais-tu appeler ? dit-il. — Tu peux le voir, répond celui-ci ; l’ennemi s’est emparé avant nous du sommet qui commande la descente, et il n’y a moyen de passer qu’en taillant ces gens-là en pièces. Mais pourquoi n’amènes-tu pas les peltastes ? » Alors Xénophon : « C’est que je n’ai pas jugé convenable de découvrir l’arrière-garde en présence des ennemis ; cependant il faut aviser d’urgence à débusquer ces hommes. »

Xénophon voit alors, au sommet de la montagne qui domine l’armée, un chemin qui conduit à l’endroit où sont postés les ennemis : « L’essentiel, Chirisophe, dit-il, c’est de nous emparer au plus vite de cette hauteur : si nous la prenons, ils ne pourront pas se maintenir au-dessus de notre chemin. Si tu le veux, reste ici avec l’armée ; moi je me porte en avant ; ou bien si tu le préfères, marche à la montagne, et moi je resterai ici. — Je te donne le choix, dit Chirisophe ; agis à ton gré. » Xénophon répond qu’étant le plus jeune, il préfère marcher. En même temps, il le prie de lui donner quelques peltastes de la tête parce qu’il serait trop long d’en faire venir de la queue. Chirisophe lui donne les peltastes de l’avant-garde et les remplace par des troupes du centre : il le fait suivre, en outre, de trois cents hommes d’élite qui étaient sous ses ordres directs, en tête de l’armée.

Le détachement s’avance aussi vite que possible. Les ennemis, de leur poste élevé, ne l’ont pas plutôt vu se diriger vers la montagne, qu’ils s’élancent en toute hâte pour le prévenir. Alors il s’élève un grand cri de l’armée grecque, qui exhorte les siens, et un grand cri des gens de Tissapherne qui exhortent les leurs. Xénophon, galopant sur le flanc de sa troupe, l’anime de la voix : « Soldats, dit-il, songez que vous vous battez pour revoir la Grèce, vos enfants, vos femmes ; encore quelques instants de peine, et nous faisons le reste du chemin sans combat. » Alors Sotéridas de Sicyone : « La partie n’est pas égale, Xénophon : tu galopes sur un cheval, et moi, je peine rudement à porter un bouclier. » Xénophon l’entend, saute de cheval, pousse le soldat hors du rang, lui arrache son bouclier, et s’élance de toute sa vitesse. Il se trouvait avoir une cuirasse de cavalier : le poids l’écrasait ; cependant il fait avancer la tête, et entraîne la queue qui marchait lentement. Les autres soldats frappent Sotéridas, lui jettent des pierres, l’injurient, jusqu’à ce qu’ils l’aient contraint à reprendre son bouclier et à marcher. Xénophon remonte sur son cheval, et s’en sert tant que le chemin est praticable ; puis, quand il cesse de l’être, il le quitte de nouveau et marche vite à pied. On arrive enfin sur la montagne avant les ennemis.

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