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Expédition des dix mille

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LIVRE VII

CHAPITRE PREMIER

Anaxibius, chef de la flotte de Sparte, séduit par les offres de Pharnabaze, trompe les Grecs et les fait sortir de Byzance : ils y rentrent de vive force. — Xénophon les calme et les conduit hors de la ville. — Commandement éphémère de Cératade.

Tous les faits accomplis par les Grecs durant leur marche vers les hauts pays avec Cyrus jusqu’à la bataille, tous les incidents de la marche, depuis la mort de Cyrus jusqu’à l’arrivée au Pont-Euxin, et tout ce qui s’est passé depuis le départ du Pont, par terre et par mer jusqu’au sortir de la bouche de cette mer et l’arrivée à Chrysopolis d’Asie, tout cela a été raconté dans les livres précédents.

En ce moment, Pharnabaze, craignant que l’armée ne porte la guerre dans son gouvernement, députe vers Anaxibius, chef de la flotte, qui était alors à Byzance, le prie de transporter ces troupes hors de l’Asie et lui promet, en retour, de faire tout ce qu’il lui demanderait. Anaxibius mande alors les stratéges et les lochages des soldats à Byzance, et leur promet une paye s’ils veulent traverser. Les autres chefs répondent qu’ils en délibéreront et feront connaître leur décision ; mais Xénophon dit qu’il veut dès à présent quitter l’armée et s’embarquer. Cependant Anaxibius l’ayant prié de rester pendant le passage et de ne se retirer qu’après, Xénophon y consent.

Sur ces entrefaites, le thrace Seuthès députe Médosade auprès de Xénophon pour le prier de s’employer à faire passer l’armée et lui dire que, s’il s’y emploie, il ne s’en repentira pas. Xénophon répond : « L’armée va certainement passer : que Seuthès ne me donne rien pour cela, ni à moi, ni à personne ; quand elle sera passée, je me retirerai : qu’il s’adresse à ceux qui restent, et qui seront en mesure de traiter avec lui comme il l’entendra. »

Tous les soldats passent alors à Byzance. Anaxibius ne leur donne point de paye, mais il fait publier par un héraut qu’ils aient à sortir avec armes et bagages, comme pour les congédier après les avoir passés en revue. Les soldats, fâchés de n’avoir pas d’argent pour acheter des vivres pendant la route, font leurs préparatifs avec lenteur. Xénophon, devenu l’hôte de l’harmoste Cléandre, va le trouver, et lui fait ses adieux comme pour s’embarquer. Cléandre lui dit : « Ne fais pas cela ; sinon, tu te feras accuser : en ce moment même, il y en a qui t’accusent de la lenteur avec laquelle l’armée se retire. » Xénophon répond : « Mais je n’en suis pas cause ; les soldats manquent de vivres et ils ne possèdent rien ; voilà pourquoi ils n’ont pas de cœur au départ. — Je te conseille pourtant, reprend Cléandre, de sortir d’ici comme pour marcher avec eux, puis, quand l’armée sera dehors, de t’en séparer seulement. — Allons donc trouver Anaxibius, répond Xénophon, et concertons-nous avec lui. » Ils y vont et lui disent l’affaire. Celui-ci engage à agir ainsi, à faire sortir au plus vite les soldats qui sont prêts, et à leur dire, en outre, que quiconque ne se trouvera pas à la revue et au dénombrement, se déclarera par cela même en faute. Les généraux sortent les premiers, et les autres suivent. Déjà tout le monde, sauf quelques-uns, était dehors, et déjà Étéonicus se tenait près des portes, afin, quand tout le monde serait dehors, de les fermer et de mettre la barre.

Anaxibius, convoquant les stratéges et les lochages, leur dit : « Prenez des vivres dans les villages de Thrace : nous y trouverons beaucoup d’orge, du blé, et toute espèce de vivres. Quand vous en aurez, marchez vers la Chersonèse ; là, Cynisque vous donnera la paye. » Quelques soldats, peut-être un des lochages, entendant ces paroles, les rapportent à l’armée. Les stratéges prenaient des informations sur Seuthès, s’il était ami ou ennemi, s’il fallait traverser le mont Sacré ou faire un détour par le milieu de la Thrace.

Pendant ces questions, les soldats saisissent leurs armes, et courent en toute hâte vers les portes afin de rentrer dans les murs. Étéonicus et ses gens, voyant accourir les hoplites, ferment les portes et mettent la barre. Les soldats frappent aux portes, et disent que c’est l’injustice la plus criante de les laisser à la merci de l’ennemi ; et ils menacent de briser les portes, si on ne les ouvre pas de bonne grâce. D’autres courent à la mer et pénètrent dans la ville par-dessus le môle, tandis que ceux des soldats qui sont restés à l’intérieur, voyant ce qui se passe aux portes, coupent les barres à coups de hache et ouvrent les battants : l’armée se précipite dans la ville.

Xénophon voit ce qui se passe ; il craint que les Grecs ne se livrent au pillage et qu’il n’en résulte des maux irréparables pour la ville, pour lui-même et pour les soldats ; il accourt donc et se jette à l’intérieur avec la masse. Les Byzantins, voyant l’armée entrer de force, s’enfuient de l’agora, les uns vers les navires, les autres dans leurs maisons ; ceux qui étaient chez eux en sortent ; d’autres lancent des trirèmes à la mer afin de se sauver ; tous se figurent qu’ils sont perdus, comme si la ville était prise. Étéonicus se réfugie vers le cap. Anaxibius court à la mer, fait le tour de la ville dans un bateau pêcheur, monte à l’acropole, et envoie aussitôt chercher la garnison de Chalcédoine, ne croyant pas avoir assez des hommes qui sont dans l’acropole, pour contenir les Grecs.

Les soldats, apercevant Xénophon, se précipitent en foule vers lui et s’écrient : « C’est aujourd’hui, Xénophon, qu’il faut te montrer un homme. Tu as une ville, tu as des trirèmes, tu as de l’argent, tu as des troupes nombreuses. Maintenant donc, si tu veux, suis-nous, et nous te ferons grand. » Xénophon répond : « C’est bien dit : ainsi ferai-je. Puisque tel est votre désir, posez les armes et prenez vos rangs. » Il voulait les apaiser en leur donnant cet ordre, et il engage les autres chefs à donner le même ordre et à faire poser les armes. Les soldats se formant d’eux-mêmes, les hoplites se rangent en un instant sur cinquante de hauteur, et les peltastes courent aux deux ailes. Ils occupaient une place des plus commodes pour y déployer une armée, celle qui est appelée la place de Thrace, sans maisons et tout unie. Les armes ayant été posées à terre, et les esprits plus calmes, Xénophon convoque l’armée et dit :

« Votre colère, soldats, la pensée où vous êtes qu’on vous a indignement trompés, n’ont rien qui me surprenne. Mais si nous nous laissons aller à notre courroux, si nous punissons de cette fourberie les Lacédémoniens qui sont ici, si nous mettons au pillage une ville qui n’en peut mais, réfléchissez aux suites. Nous serons ennemis déclarés des Lacédémoniens et de leurs alliés, et il est aisé de prévoir quelle guerre en sera la conséquence, en considérant et en se rappelant ce qui s’est passé naguère encore. Nous autres Athéniens, quand nous sommes entrés en guerre avec les Lacédémoniens et leurs alliés, nous avions des trirèmes sur la mer ou dans nos chantiers, nous en avions au moins quatre cents, les richesses abondaient dans la ville, les revenus annuels du pays et des contrées au delà des frontières s’élevaient à plus de mille talents, nous étions maîtres de toutes les îles, nous avions nombre de villes en Asie, plusieurs en Europe, entre autres, cette Byzance où nous sommes aujourd’hui ; cependant nous avons eu le dessous dans cette guerre, comme vous le savez tous.

« Que croyons-nous qu’il nous arrive, aujourd’hui que les Lacédémoniens n’ont pas seulement les Achéens pour alliés, mais les Athéniens et tous les peuples qui jadis étaient ligués avec ceux-ci, quand nous-mêmes nous avons pour ennemis Tissapherne et tous les barbares de la côte, et par-dessus tout le roi des hauts pays, à qui nous étions venus, si nous avions pu, arracher son royaume et la vie ? Avec tout cela contre nous, y a-t-il quelqu’un d’assez fou pour croire que nous serons vainqueurs ? Au nom des dieux, n’agissons pas en insensés ; ne nous perdons pas nous-mêmes en faisant la guerre à notre patrie, à nos amis, à nos parents. Ils sont tous citoyens des villes qui s’armeront contre nous ; et ce sera justice. Nous n’avons pas voulu garder une seule ville barbare, et cela triomphants ; mais la première ville grecque où nous entrons, nous la mettons au pillage. Je ne forme qu’un vœu : c’est, avant de vous voir commettre une pareille action, d’être à dix mille brasses sous terre. Je vous conseille donc, à vous Grecs, de vous soumettre aux chefs de la Grèce et d’essayer d’en obtenir un traitement équitable. Si vous ne pouvez y réussir, il faut, en dépit même de cette injustice, ne pas vous faire bannir de la Grèce. Pour le moment, je suis d’avis de députer à Anaxibius et de lui dire que nous ne sommes point entrés dans la ville pour y commettre de violence. « Nous voulons, dirons-nous, obtenir de vous quelque allégement et vous faire voir, en cas de refus, que ce n’est pas en gens dupés, mais soumis, que nous sortons de Byzance. »

L’avis est adopté : on envoie Hiéronyme d’Élis pour porter la parole, ainsi qu’Euryloque d’Arcadie et Philésius d’Achaïe. Ils partent pour dire ce dont ils sont chargés. Les soldats étaient encore assis, lorsque Cératade de Thèbes vient les aborder : il n’était point banni de la Grèce, mais il allait de côté et d’autre pour obtenir des commandements, et il s’offrait à la ville ou à la nation qui pouvait avoir besoin de général. Il vient trouver les soldats et leur dit qu’il est prêt à les conduire à l’endroit appelé le Delta de Thrace, où ils auront sous la main une quantité d’objets précieux ; jusqu’à ce qu’ils y soient arrivés, il leur fournira en abondance du vin et des vivres.

Pendant que les soldats l’écoutaient, on leur rapporte la réponse d’Anaxibius. Il dit qu’ils ne se repentiront point de lui avoir obéi, mais qu’il rendra compte de leur conduite aux magistrats de sa patrie, et que, pour son compte, il prendra de son mieux leurs intérêts. Les soldats acceptent Cératade pour stratége et sortent des murs. Cératade convient avec eux de se trouver le lendemain au camp avec des victimes, un devin, et des vivres pour l’armée. Dès qu’elle est hors des portes, Anaxibius les fait fermer et fait publier que tout soldat qui sera pris à l’intérieur sera vendu. Le lendemain Cératade arrive avec les victimes et le devin : il est suivi de vingt hommes chargés de farine d’orge ; vingt autres portent du vin, et trois des olives : un homme apporte de l’ail à plier sous la charge, et un autre des oignons. Cératade fait déposer le tout, comme pour le distribuer, et commence le sacrifice.

Cependant Xénophon envoie chercher Cléandre et le prie de lui obtenir la permission de rentrer dans la ville, afin de s’embarquer au port de Byzance. Cléandre arrive : « J’ai eu grand’peine à obtenir cette permission ; Anaxibius dit qu’il n’est pas convenable que l’armée soit près des murs et Xénophon à l’intérieur, que les Byzantins sont partagés en factions animées les unes contre les autres. Il te permet cependant de rentrer, mais à condition de t’embarquer avec lui. » Xénophon prend congé des soldats et rentre dans la ville avec Cléandre.

Cératade, le premier jour, n’obtient point de présages heureux et ne distribue rien aux soldats. Le lendemain, les victimes étaient près de l’autel, et Cératade, couronné, se disposait à sacrifier, quand Timasion de Dardanie, Néon d’Asinée et Cléanor d’Orchomène viennent à lui et lui disent de ne point sacrifier, qu’il ne commandera pas l’armée, s’il ne fournit pas de vivres. Cératade ordonne donc la distribution ; mais, comme il s’en fallait beaucoup qu’il y eût de quoi nourrir chaque soldat même un jour, il se retire, emmenant ses victimes et renonçant au commandement.

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