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Expédition des dix mille

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CHAPITRE VI

Jugement de Xénophon sur Cléarque, Proxène, Ménon, Agias et Socrate.

Les généraux qu’on avait ainsi arrêtés sont conduits au roi, qui leur fait trancher la tête : telle fut leur fin. L’un d’eux, Cléarque, de l’aveu de tous ceux qui le pratiquèrent, passait pour un soldat, pour un homme de guerre dans toute la force de l’expression. Tant que les Lacédémoniens furent en lutte avec les Athéniens, il demeura en Grèce. A la paix, il persuada à ses concitoyens que les Thraces faisaient du tort aux Grecs, gagna, comme il put, les éphores, et mit à la voile pour aller guerroyer contre les Thraces qui habitent au-dessus de la Chersonèse et de Périnthe. Les éphores, ayant changé d’avis après son départ, essayèrent de le faire revenir de l’isthme[28] ; mais il n’obéit point, et fit voile vers l’Hellespont. Les magistrats de Sparte le condamnèrent à mort, pour refus d’obéissance. Dès lors, n’ayant plus de patrie, il vient trouver Cyrus et gagne sa confiance par des discours que nous avons cités ailleurs. Cyrus lui donne dix mille dariques. Celui-ci les reçoit, mais ne s’abandonne point à l’inaction ; il se sert de cette somme pour lever une armée, et fait la guerre aux Thraces. Vainqueur dans un combat, il pille et ravage leur pays, et continue les hostilités jusqu’à ce que Cyrus ait besoin de ses troupes : il part alors avec Cyrus pour une autre campagne.

[28] De Corinthe.

Ce sont bien là les actes d’un vrai soldat, qui, libre de vivre en paix sans honte et sans dommage, préfère la guerre ; libre de ne rien faire, aime mieux s’imposer les fatigues de la guerre ; libre d’avoir des richesses sans danger, préfère posséder moins, pourvu qu’il fasse la guerre. C’est à la guerre qu’il dépensait son argent, comme on le dépense en amour ou en autres plaisirs, tant il était passionné pour la guerre.

Pour son talent militaire, en voici la preuve. Il aimait le danger ; la nuit comme le jour, il conduisait les siens à l’ennemi, et, dans les occasions périlleuses, il était prudent, ainsi que l’attestent tous ceux qui l’y ont vu. On le disait habile à commander autant qu’on le pouvait attendre d’un homme de son humeur. Car s’il était capable, aussi bien que personne, de songer à fournir à ses troupes les objets nécessaires, et à prendre pour cela les précautions voulues, il ne savait pas moins amener ceux qui le suivaient à obéir à Cléarque. Il y arrivait, du reste, par la sévérité : il avait l’air dur, la voix rude, il punissait toujours avec rigueur, parfois avec colère, au point qu’il s’en est plus d’une fois repenti. Il châtiait pourtant par système, convaincu qu’une armée sans discipline ne sert de rien. On prétend même qu’il disait que le soldat doit plus craindre son chef que les ennemis, soit qu’on lui ordonne de garder un poste, d’épargner les terres amies, ou de marcher résolument à l’ennemi. Aussi, dans les dangers, c’était lui qu’on écoutait le plus volontiers, et les soldats ne lui préféraient personne. Alors la rudesse de sa physionomie prenait, dit-on, une teinte plus douce, et sa dureté ne paraissait plus être qu’une mâle assurance en face des ennemis. Ce n’était plus, aux yeux de tous, qu’un gage de talent, et non pas un objet d’effroi. Mais, le danger évanoui, dès qu’on voyait jour à passer sous d’autres chefs, on l’abandonnait en foule. Cléarque, en effet, n’avait rien de gracieux ; il était toujours dur et cruel, en sorte que ses soldats avaient pour lui les sentiments des enfants pour un pédagogue. Par suite, il n’eut jamais personne qui le suivît par amitié ou par dévouement ; mais ceux que la patrie, le besoin, ou toute autre nécessité, avaient rangés sous ses ordres, il savait parfaitement les faire obéir. Dès qu’on eut commencé à vaincre sous lui, deux grands moyens lui créèrent d’excellents soldats, son intrépidité à toute épreuve, et une crainte du châtiment qui les rendait soumis à la discipline. Tel était Cléarque dans son commandement ; mais il ne voulut jamais, dit-on, subir celui d’un autre. Il avait, quand il mourut, environ cinquante ans.

Proxène de Béotie, dès son enfance, désira devenir un homme capable de grandes choses ; et c’est ce désir qui lui fit prendre des leçons payées de Gorgias de Léontium. Après avoir passé quelque temps auprès de lui, se croyant alors de force à commander et regardant son amitié comme un prix égal aux services rendus à des princes, il se mêla aux affaires de Cyrus. Il espérait acquérir un grand nom, un grand pouvoir, des sommes considérables. Mais, malgré cette ambition, il prouva toujours jusqu’à la dernière évidence qu’il ne voulait rien obtenir par des moyens injustes : c’était par la justice et la probité qu’il prétendait arriver à son but ; autrement, non. Il était d’une nature à commander à d’honnêtes gens ; mais il n’avait pas ce qu’il faut pour inspirer le respect ou la crainte : il respectait ses soldats plus qu’il n’en était respecté, et l’on voyait trop qu’il craignait plus de se faire mal venir de ses soldats que les soldats de lui désobéir. Il pensait qu’il suffit, pour être un bon chef et le paraître, de donner des éloges à ceux qui font bien, et de n’en point donner à ceux qui se conduisent mal. De la sorte, les honnêtes gens placés sous ses ordres lui étaient dévoués, tandis que les méchants, le prenant aisément pour dupe, conspiraient contre lui. Quand il mourut, il avait près de trente ans.

Ménon de Thessalie ne dissimulait point sa soif des richesses. Il n’aspirait au commandement que pour gagner davantage, désirant les honneurs pour faire plus de profits ; il ne voulait être l’ami des puissants que pour être impunément injuste. Pour arriver à ce qu’il désirait, il regardait comme la voie la plus courte le parjure, le mensonge, la fourberie ; la loyauté et la probité lui paraissaient une niaiserie. On voyait qu’il n’aimait personne ; et ceux dont il se disait l’ami, il leur tendait ostensiblement des piéges. Jamais il ne se moquait d’un ennemi ; mais il ne parlait point avec ceux de son entourage sans se moquer d’eux. Il ne cherchait point à s’emparer des biens des ennemis, parce qu’il ne croyait pas facile de prendre ce qui est bien gardé ; mais, seul entre tous, il croyait très-facile de prendre le bien mal gardé d’un ami. Tout ce qu’il connaissait de parjures et de scélérats, il en avait peur comme de gens aguerris ; mais tous ceux qui étaient pieux et vrais, il en tirait profit comme n’étant pas des hommes.

Comme on voit quelqu’un faire gloire de sa piété, de sa franchise, de sa droiture, ainsi Ménon se targuait de savoir tromper, forger un mensonge, railler ses amis, et il regardait les gens sans friponnerie comme des hommes mal élevés. Quand il voulait être le premier dans l’affection d’un autre, il calomniait les premiers occupants, convaincu que c’était le moyen de gagner son estime. Pour se faire obéir des soldats, il se faisait complice de leurs scélératesses. Il voulait se faire honorer et courtiser, tout en montrant qu’il avait plus que personne le pouvoir et la volonté de nuire. Il appelait rendre service, si l’on venait à l’abandonner, de n’avoir pas perdu celui dont il s’était servi.

On peut se tromper sur des faits peu connus ; mais, ce que tout le monde sait, le voici. Il était encore joli garçon, quand il obtint d’Aristippe un commandement de troupes étrangères ; et il n’avait point perdu la fraîcheur de la jeunesse, lorsqu’il vécut dans une intimité des plus étroites avec Ariée le Barbare, qui aimait les beaux jeunes gens : lui-même, à un âge où il n’avait pas de barbe, eut pour mignon un Barbare, Tharipas. Quand les généraux périrent, pour avoir marché contre le roi avec Cyrus, il ne fut pas mis à mort, quoiqu’il eût fait comme eux ; mais, après le meurtre des autres généraux, le roi ne le punit pas de mort comme Cléarque et les autres chefs, à qui l’on trancha la tête, genre de mort qui paraissait le plus noble ; on dit qu’on lui fit souffrir un an les supplices des malfaiteurs[29], et que ce fut là sa fin.

[29] Il eut le pied ou la main coupée.

Agias d’Arcadie et Socrate d’Achaïe furent également mis à mort. Ni l’un ni l’autre ne furent jamais décriés comme lâches à la guerre, ni comme traîtres à l’amitié. Ils étaient âgés, tous les deux, de près de trente-cinq ans.

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