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Expédition des dix mille

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LIVRE IV

CHAPITRE PREMIER

Arrivée au pays des Carduques. — Grand embarras des Grecs harcelés par l’ennemi. — Un captif leur indique un chemin facile.

Tout ce qui s’est passé dans la marche vers les hauts pays jusqu’à la bataille, puis, après la bataille, jusqu’à la trêve conclue entre le roi et les Grecs, compagnons de marche de Cyrus, et enfin la lutte soutenue par les Grecs, après que le roi et Tissapherne eurent rompu la trêve et que l’armée perse se fut mise à leur poursuite, a été raconté dans les livres précédents.

Quand on est arrivé à l’endroit où la largeur et la profondeur du Tigre en rendent le passage impossible, et sans qu’on puisse davantage le longer, les monts des Carduques tombant à pic dans le fleuve, les généraux décident de faire route à travers les montagnes. Ils tenaient des prisonniers qu’après les avoir franchies, ils pourraient passer le Tigre à sa source, en Arménie, ou même le tourner, s’ils le préféraient. On disait aussi que la source de l’Euphrate était voisine de celle du Tigre ; et cela était.

Revenons à l’invasion des Grecs dans le pays des Carduques. On tâche de décamper secrètement et de prévenir l’ennemi avant qu’il se soit emparé des hauteurs. Vers le moment de la dernière veille, comme il ne restait de nuit que le temps nécessaire pour passer la plaine à la faveur des ombres, on lève le camp au signal donné, et l’on arrive à la montagne au point du jour. Chirisophe marchait à la tête de l’armée avec sa division et tous les gymnètes. Xénophon suivait avec les hoplites de l’arrière-garde, n’ayant aucun gymnète avec lui ; car il n’y avait nulle apparence que l’ennemi vînt attaquer en queue, au moment où l’on monterait. Chirisophe gagne le sommet avant que les ennemis s’aperçoivent de rien ; il continue de marcher, et le reste de l’armée le suit, à mesure qu’on franchit les hauteurs, jusqu’aux villages situés dans les vallons et les enfoncements des montagnes.

Les Carduques abandonnent alors leurs habitations, emmènent leurs femmes et leurs enfants, et s’enfuient vers les montagnes. On trouve des vivres en abondance. Les maisons étaient pourvues de beaucoup d’ustensiles d’airain. Les Grecs n’enlèvent rien et ne poursuivent pas les habitants, dans l’espoir que, si on les ménage, les Carduques consentiront peut-être à les laisser passer comme à travers un pays ami, puisqu’ils sont ennemis du roi.

Quant aux vivres, on prend tout ce qu’on trouve : il y avait urgence. Cependant les Carduques n’écoutent pas ceux qui les appellent et ne montrent aucune disposition pacifique. Ainsi, quand l’arrière-garde des Grecs, à la nuit déjà close, descend des hauteurs dans les villages (le chemin étant fort étroit, la montée et la descente avaient occupé tout le jour), plusieurs Carduques se réunissent, tombent sur les traînards, en tuent quelques-uns et en blessent d’autres à coups de pierres et de flèches. Ils étaient peu nombreux, les Grecs étant entrés chez eux à l’improviste, sans quoi, s’ils eussent été en force, une grande partie de l’armée eût couru risque d’être taillée en pièces. On cantonne donc ainsi la nuit dans les villages. Les Carduques allument des feux tout autour sur les montagnes, et l’on s’observe des deux côtés.

Au point du jour, les stratéges et les lochages se réunissent et décident de ne garder des bêtes de somme que celles qui sont indispensables, d’abandonner le reste et de rendre la liberté à tous les prisonniers faits récemment et retenus esclaves à l’armée. La marche était retardée par la quantité excessive des bêtes de somme et des prisonniers ; nombre de soldats, chargés d’y veiller, devenaient inutiles au combat ; d’ailleurs il fallait traîner et porter le double de vivres pour tant de monde ; la résolution est prise ; les hérauts la proclament.

Après le dîner, l’armée se met en marche. Les stratéges, faisant halte à un défilé, ôtent ce qu’ils trouvent de trop à ceux qui ne se sont pas soumis à l’ordre : tous obéissent, sauf quelques-uns qui passent en fraude quelque joli garçon, ou quelque jolie femme dont ils sont épris. On marche ainsi le reste du jour, tantôt combattant, tantôt se reposant. Le lendemain, il survient un grand orage. Cependant il faut marcher : il n’y a pas assez de vivres. Chirisophe est en tête, Xénophon à l’arrière-garde. Les ennemis font une attaque vigoureuse ; le chemin étant étroit, ils peuvent lancer de près leurs flèches et des pierres. Les Grecs, contraints de les poursuivre et de rallier ensuite, ne marchent qu’avec lenteur. Souvent Xénophon faisait halte, lorsque les ennemis le pressaient vivement : de son côté, Chirisophe s’arrêtait toujours dès que l’ordre en était donné ; seulement une fois, au lieu de s’arrêter, le voilà marchant plus vite et commandant de suivre. Il était clair qu’il se passait quelque chose à la tête de la colonne. Comme on n’avait pas le temps d’envoyer savoir la cause de cette marche précipitée, l’arrière-garde suivit d’un train qui ressemblait à une fuite.

On perdit, en cette rencontre, un brave soldat, Cléarque de Lacédémone : une flèche traversa son bouclier, sa casaque et lui perça le flanc ; Basias d’Arcadie eut aussi la tête percée de part en part. Quand on fut arrivé à l’endroit où l’on voulait camper, Xénophon alla sur-le-champ, comme il était, trouver Chirisophe, et lui reprocha de ne pas l’avoir attendu et de l’avoir forcé de combattre tout en fuyant : « Deux soldats de cœur et de mérite viennent de périr sans que nous ayons pu enlever leurs corps ni les ensevelir. » Chirisophe lui répond : « Regarde ces montagnes ; tu le vois, elles sont inaccessibles : il n’y a qu’une route ; jettes-y les yeux ; elle est à pic ; et tu peux y voir cette multitude d’hommes qui gardent le passage par où nous pourrions nous échapper. Voilà pourquoi je me suis hâté : je n’ai point fait halte, afin de les prévenir, s’il était possible, avant qu’ils fussent maîtres des hauteurs : nos guides m’assurent qu’il n’y a point d’autre route. » Xénophon dit : « Moi aussi, j’ai deux prisonniers : pendant que les ennemis nous tombaient sur les bras, je leur ai tendu une embuscade, ce qui nous a donné le temps de respirer ; nous en avons tué quelques-uns, et nous désirons en prendre d’autres vivants, afin d’avoir des guides instruits des localités. »

On se fait amener aussitôt ces deux hommes, on les sépare, on tâche de leur faire dire à chacun en particulier s’ils connaissent une autre route que celle que l’on voit. Le premier, malgré toute espèce de menaces, déclare qu’il n’en sait pas d’autre ; et, comme il ne dit rien d’utile, on l’égorge sous les yeux de son camarade. Celui-ci répond que l’autre avait prétendu ne rien savoir, parce qu’il se trouvait avoir dans ce canton une fille qu’il y avait mariée ; il promet, quant à lui, de conduire l’armée par un chemin praticable, même aux bêtes de somme. On lui demande s’il ne s’y rencontre point de pas difficile ; il répond qu’il y a une hauteur qui rend le passage impossible, si l’on ne prend les devants.

Alors on est d’avis d’assembler aussitôt les lochages, les peltastes et un corps d’hoplites, de leur dire ce dont il s’agit et de leur demander s’il y en a qui veuillent se montrer gens de cœur et marcher en volontaires. Parmi les hoplites se présentent Aristonyme de Méthydrie et Agasias de Stymphale, tous deux Arcadiens. Une contestation s’élève entre eux et Callimaque de Parrhasie, également Arcadien. Ce dernier dit qu’il veut marcher avec les volontaires tirés de toute l’armée. « Je suis sûr, ajoute-t-il, que beaucoup de jeunes soldats me suivront, si je marche à leur tête. » On demande ensuite s’il y a quelques gymnètes ou quelques taxiarques qui veuillent être du détachement. Il se présente Aristéas de Chios, qui souvent, en de pareilles occasions, avait rendu de grands services à l’armée.

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