Expédition des dix mille
CHAPITRE VII
Arrivée chez les Taoques. — Pas difficile à franchir. — On traverse le pays des Chalybes. — Passage de l’Harpase. — Arrivée au mont Théchèse. — Joie enthousiaste des Grecs.
De là on arrive chez les Taoques, après avoir fait trente parasanges en cinq étapes. Les vivres manquent, parce que les Taoques habitaient des places fortifiées, où ils avaient transporté toutes leurs provisions. Arrivés à un endroit où il n’y avait ni villes, ni maisons, mais où se trouvaient réunis nombre d’hommes, de femmes et de bestiaux, Chirisophe le fait attaquer de prime abord. La première division est repoussée, une autre suit et une autre encore. En effet, il n’était pas facile d’attaquer ce fort avec des troupes nombreuses, vu qu’il régnait autour un escarpement à pic. Xénophon étant arrivé avec les hoplites et les peltastes de l’arrière-garde : « Tu viens à propos, lui dit Chirisophe ; il faut forcer le poste ; l’armée n’a pas de vivres, si nous ne pouvons l’enlever. » Ils se concertent, et Xénophon demandant où est l’obstacle : « Il n’y a pas d’autre passage, reprend Chirisophe, que celui que tu aperçois ; et, dès qu’on veut passer par là, ils roulent des pierres du haut de ce rocher qui surplombe : quiconque y est pris est arrangé comme tu vois. » En même temps il montre des hommes qui avaient les jambes et les côtes brisées. « S’ils épuisent leurs pierres, dit Xénophon, y aura-t-il ou non quelque autre obstacle à notre passage ? car on ne voit en face qu’un petit nombre d’hommes, et encore n’y en a-t-il que deux ou trois d’armés. C’est un espace, comme tu vois, d’environ trois demi-plèthres, que nous avons à passer sous leurs pierres. Un plèthre entier est couvert de gros pins épars, sous lesquels nos hommes n’auraient rien à craindre, ni des pierres qu’on lance, ni de celles qu’on roule. Il ne reste donc plus qu’un demi-plèthre environ à traverser au pas de course, pendant que les pierres cesseront de tomber. — Mais aussitôt, reprend Chirisophe, que nous nous mettrons à marcher pour arriver au couvert, les pierres pleuvront sur nous. — C’est justement ce qu’il faut, répond Xénophon ; ils n’en auront que plus tôt épuisé leurs pierres. Allons, avançons vers le point d’où nous aurons le moins à courir pour passer, si nous pouvons, et d’où la retraite sera plus facile, si nous reculons. »
Cela dit, Chirisophe et Xénophon s’avancent avec Callimaque de Parrhasie, l’un des lochages qui ce jour-là était à la tête de l’arrière-garde : les autres lochages restent à l’abri. Alors soixante-dix hommes environ se portent derrière les arbres, non pas en troupe, mais un à un, chacun se tenant de son mieux sur ses gardes. Agasias de Stymphale, et Aristonyme de Méthydrie, aussi lochages de l’arrière-garde et d’autres Grecs se tiennent debout hors de l’espace planté, car il y avait du danger à faire entrer plus d’un loche sous les arbres. Callimaque s’ingénie alors d’un bon moyen. Il court à deux ou trois pas de l’arbre sous lequel il se tenait, puis, aussitôt que les pierres pleuvent, il se retire en toute hâte. A chacune de ses courses, on lui lance plus de dix charretées de pierres. Agasias voyant ce que faisait Callimaque, sur lequel l’armée entière avait les yeux tournés, et craignant qu’il n’arrivât le premier au poste, n’appelle ni Aristonyme son voisin, ni Euryloque de Lousie, tous deux ses amis, ni personne autre, mais il marche seul et les devance. Callimaque, qui le voit passer, le saisit par le bord de son bouclier ; mais en même temps Aristonyme de Méthydrie les dépasse, et, après lui, Euryloque de Lousie : tous font assaut de courage, rivalisent entre eux, et, en se disputant de la sorte, finissent par enlever la position. En effet, dès qu’il y en eut un de monté, il ne tomba plus d’en haut une seule pierre.
On vit alors un affreux spectacle. Les femmes, jetant leurs enfants, se jettent ensuite, et leurs maris les suivent. Énée de Stymphale, un des lochages, voyant tout près de se précipiter un barbare richement vêtu, le saisit pour le retenir. Celui-ci l’entraîne, et tous deux, roulant de rochers en rochers, tombent et meurent. On ne fit que peu de prisonniers, mais on trouva beaucoup de bœufs, d’ânes et de moutons.
De là on fait, en sept étapes, cinquante parasanges, à travers le pays des Chalybes. C’est le plus belliqueux des peuples chez lesquels on passa. Il fallut en venir aux mains. Ils portaient des corselets de lin descendant jusqu’à la hanche. Au lieu de basques, beaucoup de cordes entortillées tombaient du bas de ces corselets. Ils avaient aussi des jambières, des casques, et, à la ceinture, un petit sabre, dans le genre du poignard lacédémonien, dont ils égorgeaient les prisonniers qu’ils pouvaient faire ; après quoi, ils leur coupaient la tête et marchaient en la portant. Ils chantaient, ils dansaient, dès qu’ils étaient en vue de l’ennemi. Ils portaient aussi une pique longue d’environ quinze coudées et armée d’une seule pointe. Ils se tenaient dans leurs forts ; puis, quand ils voyaient les Grecs passés, ils les poursuivaient en combattant sans cesse : ils se retranchaient ensuite dans des lieux fortifiés, où ils avaient transporté toutes leurs provisions, en sorte que les Grecs, n’en trouvant pas, vécurent des bestiaux pris aux Taoques. Les Grecs arrivent ensuite au fleuve Harpase, large de cinq plèthres ; puis ils font vingt parasanges en quatre étapes à travers le pays des Scythins, dans une plaine semée de villages, où ils séjournent trois jours et se munissent de vivres.
Après avoir fait vingt parasanges en quatre étapes, on arrive à une ville grande, florissante et peuplée ; elle se nomme Gymnias. Le chef du pays envoie un guide aux Grecs pour les conduire sur le territoire de ses ennemis. Celui-ci vient et leur dit qu’il les conduira en cinq jours à un lieu d’où ils découvriront la mer ; s’il ment, il consent à être mis à mort. Il conduit, en effet, l’armée, et, dès qu’il l’a fait entrer sur le territoire ennemi, il l’engage à tout brûler et ravager : ce qui prouva bien qu’il n’était venu que pour cela, et non par bienveillance pour les Grecs.
On arrive le cinquième jour à la montagne sacrée. Cette montagne se nomme Théchès. Quand les premiers eurent gravi jusqu’au sommet et aperçu la mer, ce furent de grands cris. En les entendant, Xénophon et l’arrière-garde s’imaginent que l’avant-garde est attaquée par de nouveaux ennemis : car la queue était poursuivie par les gens dont on avait brûlé le pays. L’arrière-garde en tue quelques-uns et en fait d’autres prisonniers après avoir tendu une embuscade. On leur prend une vingtaine de boucliers d’osier, recouverts d’un cuir de bœuf cru avec ses poils.
Cependant les cris augmentent à mesure que l’on approche : de nouveaux soldats se joignent incessamment, au pas de course, à ceux qui crient ; plus le nombre croît, plus les cris redoublent, et il semble à Xénophon qu’il se passe là quelque chose d’extraordinaire. Il monte à cheval, prend avec lui Lycius et les cavaliers, et accourt à l’aide. Mais aussitôt ils entendent les soldats crier : Mer ! Mer ! et se féliciter les uns les autres.
Alors tout le monde accourt, arrière-garde, équipages, chevaux. Arrivés tous au sommet de la montagne, on s’embrasse, soldats, stratéges et lochages, les yeux en larmes. Et tout à coup, sans qu’on sache de qui vient l’ordre, les soldats apportent des pierres et élèvent un grand tertre. Ils y placent une quantité de boucliers en cuir de bœuf, des bâtons et des boucliers d’osier ; le guide lui-même met les boucliers en pièces et engage les autres à faire comme lui. Les Grecs renvoient ensuite ce guide, après lui avoir donné, de la masse commune, un cheval, une coupe d’argent, un habillement perse, et dix dariques. Il demandait surtout des anneaux, et il en reçut beaucoup des soldats. Il leur indique alors un village où ils cantonneront, et le chemin pour aller chez les Macrons ; puis, le soir venu, il part durant la nuit et disparaît.