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Expédition des dix mille

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CHAPITRE III

Les Grecs, à l’exception de Néon de Laconie, passent au service de Seuthès. — Festin qui sert à consacrer l’alliance. — Expédition nocturne : grand profit qu’on en retire.

Après ce discours, on se donne et l’on se prend la main, puis on se retire. On arrive au camp avant le jour, et chacun rend un compte fidèle à qui l’a envoyé. Dès qu’il est jour, Aristarque convoque de nouveau les stratéges et les lochages ; mais ceux-ci sont d’avis, au lieu d’aller trouver Aristarque, de convoquer l’armée. Tout le monde arrive, excepté les soldats de Néon, campés à près de dix stades. Quand on est assemblé, Xénophon se lève et parle ainsi : « Compagnons, Aristarque, que vous savez, nous empêche, avec ses trirèmes, d’aller par mer où nous voulons : il y a du danger à s’embarquer. Il vous ordonne d’entrer dans la Chersonèse et d’y entrer en force par le mont Sacré. Si, après l’avoir passé, nous pénétrons dans le pays, il dit qu’il ne vous vendra plus comme à Byzance, qu’il ne vous trompera plus, mais qu’on vous donnera une solde et qu’on ne négligera plus, comme aujourd’hui, de vous procurer ce dont vous avez besoin. Voilà ce qu’il dit. Voici ce que dit l’autre : si vous allez à lui, il vous traitera bien. C’est donc à vous d’examiner si vous voulez en délibérer à l’instant même, ou bien quand vous serez arrivés où il y a des vivres. Pour moi, mon avis est que, n’ayant pas d’argent ici pour acheter des denrées et personne ne nous laissant prendre de vivres sans argent, nous retournions dans les villages où des gens moins nombreux nous en laisseront prendre, et que là nous écoutions ce qu’on nous demande, afin de choisir ce que nous croirons le meilleur. Que quiconque pense comme moi lève la main. » Tout le monde la lève. « Allez donc faire vos préparatifs, et, quand vous en recevrez l’ordre, suivez votre chef. »

Xénophon se met alors à leur tête ; ils suivent. Néon et d’autres envoyés d’Aristarque engagent les troupes à revenir sur leurs pas : on ne les écoute point. Quand on a fait une trentaine de stades, on rencontre Seuthès. Xénophon, l’apercevant, le prie d’approcher, afin qu’un plus grand nombre entende ce qui a trait à l’intérêt de tous. Il s’avance, et Xénophon lui dit : « Nous allons où l’armée pourra trouver de la subsistance : là nous écouterons tes propositions et celles du Lacédémonien, et nous choisirons ce qui nous paraîtra le meilleur. Si tu nous conduis où il y a abondance de vivres, nous nous croirons liés à toi par des liens hospitaliers. » Seuthès répond : « Mais je connais de nombreux villages qui se touchent et qui abondent en provisions : ils ne sont de nous qu’à la distance nécessaire pour mieux dîner. — Eh bien, dit Xénophon, il faut nous y conduire. » On y arrive l’après-dînée ; les soldats s’assemblent, et Seuthès leur dit : « Soldats, je viens vous prier de faire la guerre à mon service : je vous promets que je vous donnerai par mois un statère de Cyzique, et aux lochages ainsi qu’aux stratéges ce qui est d’usage. Mais, en outre, je payerai suivant les mérites. Le manger et le boire, vous le tirerez, comme aujourd’hui, du pays : quant au butin, il m’appartiendra, afin que je le fasse vendre pour vous payer votre solde. Nous sommes en état de poursuivre et de dépister ce qui fuit et se cache : ceux qui nous résisteraient, nous essayerons avec vous de les soumettre. » Xénophon lui demande : « Jusqu’à quelle distance de la mer prétends-tu que l’armée te suive ? » Seuthès répond : « Jamais à plus de sept journées, souvent à moins. »

On permet alors à qui veut de prendre la parole. Beaucoup disent que Seuthès fait des propositions convenables : on est en hiver ; ceux qui veulent retourner dans leur patrie ne le peuvent pas ; il est également impossible de rester en pays ami, n’ayant pas pour acheter de quoi vivre ; cantonner et se nourrir en pays ennemi est moins sûr tout seuls qu’avec Seuthès, qui offre tant de ressources ; toucher une solde, c’est à leurs yeux une vraie trouvaille. Xénophon dit alors : « Si quelqu’un a quelque objection, qu’il parle ; sinon, allons aux voix. » Personne n’ayant d’objection, on va aux voix et l’affaire est conclue. Aussitôt on annonce à Seuthès que l’armée est à son service.

Les soldats cantonnent ensuite par divisions. Les stratéges et les lochages sont invités à dîner chez Seuthès, qui occupait un village voisin. Quand ils sont à la porte et près d’entrer pour dîner, ils y trouvent un certain Héraclide de Maronée. Cet homme, abordant chacun de ceux qu’il croit avoir de quoi donner à Seuthès, commence par s’adresser à des habitants de Parium, qui venaient négocier une alliance avec Médocus, roi des Odryses, et qui apportaient des présents au roi et à sa femme. Il leur dit que Médocus est dans le haut pays, à douze journées de la mer, et que Seuthès, avec l’armée qu’il vient de recruter, va devenir maître du littoral. « Devenu votre voisin, il aura tous les moyens possibles de vous faire du bien et du mal ; si donc vous êtes sages, vous lui donnerez tout ce que vous lui apportez : vous vous en trouverez mieux que si vous donnez vos présents à Médocus qui habite au loin. » Ce discours les décide. Il s’approche ensuite de Timasion de Dardanie, ayant entendu dire qu’il avait des coupes et des tapis barbares. Il lui assure que c’est l’usage, quand on est invité à dîner chez Seuthès, que les conviés lui fassent un présent : « Quand il aura un grand pouvoir, ajoute-t-il, il sera en état de te faire rentrer dans ta patrie, ou de te rendre riche ici même. » Héraclide sollicitait de la même manière tous ceux qu’il abordait. Arrivé à Xénophon, il lui dit : « Tu es citoyen d’une grande ville, et ton renom est grand auprès de Seuthès ; peut-être souhaites-tu posséder dans cette contrée, comme l’ont fait beaucoup des vôtres, et des villes et des domaines. Il est donc juste que tu rendes de magnifiques hommages à Seuthès. C’est par bienveillance que je te donne ce conseil. Je suis certain que plus tu donneras, plus tu recevras de notre chef. » Cet avis met Xénophon dans l’embarras ; à son passage de Parium, il n’avait avec lui qu’un esclave et l’argent nécessaire pour la route.

On entre pour dîner. Il y avait là les principaux chefs des Thraces, les stratéges, les lochages des Grecs, les envoyés de plusieurs villes : on s’assied en cercle ; alors on apporte des trépieds pour tous, une vingtaine environ, remplis de viandes coupées en morceaux, avec de grands pains fermentés, tenant aux viandes par des broches. Les mets se placent par préférence devant les étrangers : c’est l’usage. Seuthès sert le premier ; il prend les pains placés devant lui, les rompt en morceaux et les lance à qui bon lui semble : il en fait de même des viandes, dont il ne se réserve que pour en goûter. Les autres suivent son exemple, chacun pour les mets qu’il a devant lui. Un certain Arcadien, nommé Arystas, grand mangeur, ne se donne pas la peine de rien jeter aux autres ; il prend dans sa main un pain de trois chénices, met de la viande sur ses genoux et dîne.

On porte autour des convives des cornes de vin, et personne ne refuse. Arystas, quand l’échanson vient lui apporter la corne, lui dit en regardant Xénophon qui ne mangeait plus : « Donne-la donc à celui-ci, il a le temps, et moi je ne l’ai pas encore. » Seuthès qui l’entend parler demande à l’échanson ce qu’il dit : alors l’échanson, qui savait le grec, le lui raconte, et tout le monde de rire.

Pendant que l’on continue de boire, entre un Thrace menant un cheval blanc. Il prend une corne pleine et dit : « Je bois à ta santé, Seuthès, et je te donne ce cheval, sur lequel tu pourras à ton gré poursuivre et prendre un ennemi, ou lui échapper sans crainte. » Un autre amène un jeune esclave et le lui donne en buvant aussi à sa santé : un troisième lui offre des vêtements pour sa femme. Timasion, buvant à la santé de Seuthès, lui donne une coupe d’argent et un tapis qui valait dix mines. Un certain Gnésippe d’Athènes se lève et dit que c’est un ancien et fort bel usage que ceux qui ont donnent au roi pour lui faire honneur, pourvu que de son côté le roi donne à ceux qui n’ont rien : « Ainsi, dit-il, j’aurai de quoi te donner et te faire hommage. » Xénophon ne savait que faire, d’autant que, par honneur, on l’avait fait asseoir sur le siége le plus voisin de Seuthès.

Héraclide ordonne à l’échanson de lui présenter la corne. Xénophon, qui avait un peu bu, se lève, prend bravement la corne et dit : « Pour moi, Seuthès, je me donne à toi, moi-même et tous mes compagnons, pour être de tes amis dévoués : nul n’y répugne ; tous, au contraire, désirent, plus encore que moi, devenir tes amis. Et maintenant les voici qui ne te demandent rien, mais jaloux d’affronter pour toi les fatigues et les dangers. Avec eux, s’il plaît aux dieux, tu reprendras possession du vaste pays de tes pères, et tu y ajouteras de nouvelles conquêtes : tu auras beaucoup de chevaux, beaucoup d’hommes, de jolies femmes, qui ne seront pas le fruit du pillage, mais des présents volontaires. » Seuthès se lève, boit avec Xénophon, et répand ensuite à terre le vin qui reste dans la corne.

Entrent alors des Cérasontins, qui sonnent une chasse avec des flûtes et des trompettes de cuir de bœuf cru, le tout en mesure comme s’ils jouaient de la magadis[46]. Seuthès lui-même se lève, jette un cri de guerre et s’élance avec agilité comme pour éviter un trait. Alors entrent des bouffons.

[46] « Athénée, dans le dernier chapitre de son quatrième livre, nous parle de deux instruments nommés μάγαδις, dont l’un était à corde et l’autre à vent. Le premier ressemblait à la guitare, à la lyre, au luth, et le second était une espèce de flûte. Celui-ci s’appelait aussi παλαιομάγαδις, et rendait en même temps des sons aigus et des sons graves. » De La Luzerne.

Le soleil était près de se coucher. Les Grecs se lèvent et disent qu’il est l’heure de poser les gardes de nuit et de donner le mot d’ordre. Ils prient Seuthès d’ordonner qu’il n’entre de nuit aucun Thrace dans le camp grec. « Nos ennemis, disent-ils, sont des Thraces comme vous qui êtes nos amis. » Dès qu’ils sont sortis, Seuthès se lève n’ayant point l’air d’un homme ivre. En sortant, il rappelle les stratéges et leur dit : « Compagnons, les ennemis ne savent rien de notre alliance. Si nous marchons sur eux avant qu’ils se soient mis sur leurs gardes contre notre irruption et qu’ils aient préparé leurs moyens de défense, nous ferons plus de butin et plus de prisonniers. » Les stratéges approuvent son avis et le prient de les conduire. Seuthès répond : « Préparez-vous donc, attendez, et moi, quand il en sera temps, j’irai vous trouver. Je vous prendrai vous et vos peltastes, et, avec l’aide des dieux, je vous conduirai. » Xénophon lui dit : « Vois donc, puisque nous marcherons de nuit, si l’usage grec ne vaut pas mieux. Pendant le jour, c’est la nature du pays qui décide du genre de troupes qui doivent marcher en tête : hoplites, peltastes ou cavalerie ; durant la nuit, l’usage grec est que les troupes pesantes marchent en avant. De cette manière les armées se séparent moins, et les soldats ont moins d’occasions de s’écarter sans qu’on s’en aperçoive. Souvent des troupes ainsi séparées tombent les unes sur les autres, ne se reconnaissent point, et se font réciproquement du mal. » Seuthès dit : « Votre réflexion est juste, je me conformerai à votre usage : je vous donnerai pour guides ceux des vieillards qui connaissent le mieux le pays, et je vous suivrai avec mes chevaux : en un instant, s’il le faut, je serai à la tête de la colonne. » On prend pour mot d’ordre : Minerve, en raison de la parenté ; et, l’entretien fini, chacun va goûter le repos.

Vers minuit, Seuthès arrive avec ses cavaliers cuirassés et les peltastes en armes. Quand il a donné les guides, les hoplites marchent en tête, les peltastes suivent, et les cavaliers forment l’arrière-garde. Dès qu’il est jour, Seuthès gagne la tête et applaudit à l’usage grec : « Souvent, dit-il, il m’est arrivé, dans des marches nocturnes, de me séparer de l’infanterie avec les cavaliers. Maintenant, à la pointe du jour, nous nous retrouvons comme il le faut, tous ensemble et en ordre. Mais attendez-moi ici, et reposez-vous. Je vais aller reconnaître le pays. » A ces mots il s’élance par un chemin à travers la montagne. Arrivé à un endroit couvert de neige, il examine s’il découvrira sur le chemin des traces d’hommes venant de son côté ou allant en sens inverse. Voyant que la route n’est point frayée, il revient promptement et dit : « Tout ira bien, compagnons, s’il plaît à Dieu. Nous allons surprendre nos hommes. Je vais me mettre à la tête de la cavalerie pour empêcher que, si nous voyons quelqu’un, il ne s’enfuie et n’avertisse les ennemis : vous, vous suivrez ; si vous restez en arrière, la trace des chevaux vous mettra sur la voie. Quand nous aurons passé les montagnes, nous arriverons à des villages nombreux et opulents. »

On était au milieu du jour, lorsque, arrivé au haut des montagnes, et voyant à ses pieds les villages, Seuthès accourt au galop vers les hoplites et leur dit : « Je vais faire descendre rapidement les cavaliers dans la plaine et les peltastes dans les villages. Suivez le plus vite possible, pour appuyer, s’il y a quelque résistance. » En entendant ces mots, Xénophon descend de cheval ; Seuthès lui dit : « Pourquoi descends-tu, quand il faut se hâter ? — Je sais, dit Xénophon, que tu n’as pas besoin de moi seul : les hoplites courront de meilleur cœur, quand je les conduirai moi-même à pied. »

Seuthès s’éloigne alors, et avec lui Timasion suivi d’une quarantaine de cavaliers grecs. Xénophon, de son côté, ordonne aux soldats âgés de trente ans de sortir des loches ; puis il s’élance au pas de course, suivi de son détachement. Cléanor conduit le reste des Grecs. Quand on est aux villages, Seuthès vient au galop avec environ trente chevaux, et dit : « Il est arrivé, Xénophon, ce que tu disais : les habitants sont pris, mais les cavaliers m’ont laissé là et se sont dispersés à la poursuite dans tous les sens. J’ai peur que les ennemis ne se rallient quelque part et ne leur fassent du mal. Et puis, il faut laisser de notre monde dans les villages, vu qu’ils sont pleins d’habitants. — Eh bien, dit Xénophon, je vais, avec les hommes que j’ai, m’emparer des hauteurs. Pour toi, dis à Cléanor d’étendre sa phalange dans la plaine le long des villages. » Cette manœuvre exécutée, on rassemble environ mille prisonniers, deux mille bœufs, et dix mille têtes de menu bétail. On bivouaque sur la place.

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