Expédition des dix mille
CHAPITRE V
Arrivée au fleuve Zabate. — Entrevue de Cléarque et de Tissapherne. — Les principaux chefs des Grecs sont pris en traître et livrés au roi.
On arrive ensuite au fleuve Zabate, large de quatre plèthres. On y séjourne quatre jours. On avait bien des soupçons, mais on n’avait la preuve d’aucun piége. Cléarque résolut donc de s’aboucher avec Tissapherne, pour dissiper, s’il était possible, les soupçons, avant qu’il en sortît la guerre. Il lui envoie dire qu’il désire avoir une entrevue avec lui. Tissapherne le prie de venir sur-le-champ. Dès qu’ils sont ensemble, Cléarque lui dit : « Je sais, Tissapherne, que nous avons juré, la main dans la main, de ne nous faire mutuellement aucun tort : je vois pourtant que tu te tiens sur tes gardes avec nous comme avec des ennemis, et nous, voyant cela, nous nous tenons aussi sur nos gardes. J’ai beau chercher, je ne puis découvrir que tu aies essayé de nous faire du mal, et je suis sûr que nous ne formons aucun projet contre toi. J’ai donc désiré une entrevue, afin que, s’il est possible, nous fassions disparaître cette mutuelle défiance : car je vois que les hommes qui, sur une calomnie ou sur un soupçon, ont peur les uns des autres, et veulent prévenir le mal, causent des maux irréparables à des gens qui n’avaient ni les moyens ni l’intention de nuire. Persuadé qu’une explication peut certainement mettre un terme à ces malentendus, je viens et je veux te prouver que tu as tort de te défier de nous. Avant tout, garantie puissante, nos serments à la face des dieux nous empêchent d’être ennemis. Quiconque a conscience de les avoir violés est, selon moi, le plus misérable des hommes. En guerre avec les dieux, je ne sache point de vitesse qui dérobe à leur poursuite, de ténèbres qui cachent, de forteresse qui mette à l’abri. Partout, tout est soumis aux dieux, partout et sur tout les dieux exercent un égal empire. Voilà ce que je pense au sujet des dieux et des serments par lesquels nous nous sommes engagé notre amitié. Passant à des considérations humaines, je te regarde, toi, dans les circonstances présentes, comme notre plus grand bien. Avec toi, tout chemin est ouvert, tout fleuve guéable, nul manque de vivres : sans toi, toute route est ténébreuse, puisque nous n’en connaissons point ; tout fleuve infranchissable, toute multitude effrayante, et plus effrayante encore la solitude, toute semée d’abandon. Si la fureur nous portait à te faire périr, qu’aurions-nous produit en tuant notre bienfaiteur, qu’une lutte avec le roi, le vengeur le plus terrible ? Mais encore, de quelles espérances je me priverais moi-même, si j’essayais de te faire du mal, je vais te le dire.
« J’ai souhaité d’être l’ami de Cyrus, parce que je croyais trouver en lui l’homme de son temps le plus en état de faire du bien à qui il voudrait. Je te vois aujourd’hui maître du pouvoir et du domaine de Cyrus, sans perdre pour cela ton propre gouvernement ; je vois que cette puissance royale, dont Cyrus s’était fait une ennemie, est, au contraire, une alliée pour toi. Cela étant, qui serait assez fou pour ne pas désirer être ton ami ? Mais il y a plus, et je vais te dire d’où me vient l’espoir que tu voudras aussi devenir le nôtre. Je sais que les Mysiens vous inquiètent ; j’espère, avec les forces dont je dispose, les réduire à votre soumission. J’en dis autant des Pisidiens, et il est beaucoup d’autres peuples dont on m’a parlé, et dont j’espère faire cesser les atteintes à votre repos. Pour les Égyptiens, contre lesquels je vous sais tout particulièrement irrités, je ne vois pas quelles autres forces que les miennes vous pourriez employer pour les châtier. Enfin, parmi les peuples qui t’avoisinent, s’il en est dont tu veuilles être l’ami, ils n’en trouveront point de plus puissant ; et si quelqu’un t’inquiète, tu seras un maître absolu qui extermine, en nous ayant pour ministres, nous qui ne te servirions pas seulement par espoir d’une solde, mais par un sentiment de reconnaissance dont notre salut, dû à ta bonté, nous ferait un devoir. Pour moi, quand je considère tous ces motifs, je suis tellement étonné de ta défiance, que j’apprendrais avec le plus vif plaisir le nom de l’homme assez habile dans l’art de parler pour te persuader par ses discours que nous tramons contre toi. » Ainsi parle Cléarque ; Tissapherne répond :
« Oui, je suis charmé, Cléarque, d’entendre de ta bouche ces paroles sensées. Avec ces idées, si tu méditais quelque mauvais dessein contre moi, tu me paraîtrais aussi ennemi de tes intérêts que des miens. Mais, pour être bien sûr que vous auriez le plus grand tort de vous défier du roi et de moi-même, écoute à ton tour. Si nous voulions vous perdre, te semble-t-il que nous n’aurions pas assez de cavalerie, d’infanterie, d’armes, pour être en état de vous nuire sans courir le moindre risque ? Les terrains propres à vous attaquer nous manqueraient-ils, le crois-tu ? Et ces vastes plaines qui nous sont amies, et que vous traversez avec tant de peines, et ces montagnes qui se dressent devant vous et qu’il vous faut franchir, ne pouvons-nous pas, en les occupant d’avance, vous en fermer le passage ? Et ces fleuves, ne voyez-vous point qu’il en est dont nous pouvons tirer, comme d’un arsenal, tout ce qu’il nous plaira pour combattre autant de troupes que nous voudrons, et qu’il en est d’autres que vous ne sauriez traverser en aucune façon, si nous n’étions point là pour vous faire passer ?
« Supposons qu’en tout cela nous ayons le dessous, le feu n’est-il pas plus fort que les fruits de la terre ? Et nous pourrions, en les brûlant, vous susciter comme un ennemi, la famine, qu’il vous serait impossible de combattre, malgré votre valeur. Comment, avec tant de moyens de vous faire la guerre sans danger, choisirions-nous le seul qui soit impie devant les dieux, déshonorant aux yeux des hommes ? C’est la ressource des gens embarrassés, à bout de voies, que la nécessité presse, des scélérats enfin, qui veulent tirer quelque profit de leur parjure envers les dieux et de leur mauvaise foi envers les hommes. Non, non, jamais, Cléarque, nous ne serons insensés et fous à ce point !
« Pourquoi, lorsque nous pouvions vous exterminer, ne l’avons-nous point fait ? Sache bien que la cause de votre salut est le désir que j’avais de prouver mon dévouement aux Grecs : car ces troupes étrangères sur lesquelles Cyrus ne comptait, en montant dans les hauts pays, que parce qu’il les payait, je voulais, moi, en descendant, m’en faire un soutien par des bienfaits. Quant aux avantages que vous pouvez m’offrir, tu en as dit quelques-uns ; mais le plus grand, c’est celui que je sais. Il est permis au roi seul de porter la tiare droite sur sa tête ; mais peut-être, vous présents, est-il permis à un autre de la porter ainsi dans son cœur. »
En parlant ainsi, il parut à Cléarque dire la vérité, et Cléarque reprit : « Ceux donc, dit-il, qui, lorsque nous avons de tels motifs d’amitié, essayent par leurs calomnies de nous rendre ennemis, ne sont-ils pas dignes des derniers supplices ? — Pour moi, dit Tissapherne, si vous voulez, stratéges et lochages, venir à moi au grand jour, je vous dirai ceux qui me disent que tu trames contre moi et contre mon armée. — Moi, dit Cléarque, je te les amènerai tous ; et, de mon côté, je te ferai connaître d’où je tiens ce que je sais de toi. »
Après cette conférence, Tissapherne fait de grandes caresses à Cléarque, qu’il prie de rester et de dîner avec lui. Le lendemain Cléarque, de retour au camp, paraît persuadé des intentions pacifiques de Tissapherne, et raconte ce que celui-ci lui a dit. Il ajoute qu’il faut que les chefs invités se rendent chez Tissapherne, et que ceux des Grecs qui seraient convaincus de calomnie soient punis comme traîtres et ennemis des Grecs. Il soupçonnait que le calomniateur était Ménon, sachant qu’il s’était, ainsi qu’Ariée, abouché avec Tissapherne, qu’il formait un parti contre lui et qu’il cabalait pour se gagner toute l’armée et devenir l’ami de Tissapherne. Cléarque, de son côté, voulait se concilier l’affection de l’armée entière et se débarrasser de ceux qui le gênaient. Cependant quelques soldats, d’un avis opposé au sien, disent qu’il ne faut pas conduire à Tissapherne tous les lochages et tous les chefs, qu’il faut s’en défier. Mais Cléarque insiste fortement jusqu’à ce qu’il ait obtenu d’y aller avec cinq stratéges et vingt lochages : ils sont suivis d’environ deux cents soldats, faisant mine d’aller acheter des vivres.
Arrivés aux tentes de Tissapherne, on appelle à l’intérieur les généraux Proxène de Béotie, Ménon de Thessalie, Agias d’Arcadie, Cléarque de Lacédémone, et Socrate d’Achaïe : les lochages restent à la porte. Quelques instants après, au même signal, on arrête les généraux qui sont entrés, et l’on égorge ceux qui sont restés dehors. Ensuite des cavaliers barbares, galopant par la plaine, massacrent tout ce qu’ils rencontrent de Grecs, soit libres, soit esclaves. Les Grecs sont étonnés de cette course de cavaliers qu’ils aperçoivent de leur camp, et ne savent que penser, lorsque arrive Nicarque d’Arcadie : il s’était enfui, blessé au ventre et tenant ses entrailles dans ses mains. Il raconte tout ce qui s’est passé. Aussitôt les Grecs courent aux armes, frappés de terreur, et croyant que les Barbares vont fondre sur le camp ; mais ils n’arrivent pas tous : ils ne voient qu’Ariée, Artaoze et Mithridate, gens fort dévoués à Cyrus. L’interprète des Grecs dit qu’il aperçoit avec eux le frère de Tissapherne et qu’il le reconnaît. Ils avaient une escorte de Perses cuirassés, environ trois cents. Ceux-ci, arrivés près du camp, demandent qu’un stratége ou un lochage grec s’avance pour entendre les ordres du roi. Alors les stratéges grecs, Cléanor d’Orchomène et Sophénète de Stymphale, sortent du camp avec précaution, et derrière eux Xénophon d’Athènes, pour savoir des nouvelles de Proxène. Chirisophe ne se trouvait pas là : il était allé avec d’autres à un village pour chercher des vivres. Quand on est à portée de la voix, Ariée parle ainsi : « Grecs, Cléarque, convaincu d’avoir manqué à ses serments et rompu la trêve, en a subi la peine : il est mort. Proxène et Ménon, qui ont dénoncé sa perfidie, sont en grand honneur. Quant à vous, le roi vous demande vos armes : il dit qu’elles sont à lui, puisqu’elles étaient à Cyrus, son esclave. » A cela les Grecs répondent par la bouche de Cléanor d’Orchomène : « O le plus méchant des hommes, Ariée, et vous tous qui étiez amis de Cyrus, n’avez-vous pas honte à la face de Dieu et des hommes, vous qui, après avoir juré de reconnaître les mêmes amis et les mêmes ennemis que nous, nous livrez à Tissapherne, le plus impie, le plus scélérat des traîtres ; vous qui, après avoir si lâchement assassiné les dépositaires de votre serment et trahi les autres, marchez contre nous avec nos ennemis ? » Ariée réplique : « Cléarque a été convaincu de tramer depuis longtemps contre Tissapherne, contre Orontas et contre nous tous qui sommes avec eux. » Xénophon lui répond : « Cléarque, je le veux bien, s’il a violé ses ses serments et la trêve, a la peine qu’il mérite : car c’est justice que les traîtres périssent. Mais Proxène, mais Ménon, qui sont vos bienfaiteurs et nos stratéges, renvoyez-les ici. Il est certain qu’étant vos amis et les nôtres, ils s’efforceront de nous donner à vous et à nous les meilleurs conseils. »
Alors les Barbares tiennent entre eux une longue conférence, et se retirent sans rien répondre.