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Jean de Kerdren

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IX

Le lendemain, vers une heure, on remit à Jean, à bord de la Naïade, une lettre enfermée dans une enveloppe de deuil, dont il devina à l’instant la provenance.

C’était de mademoiselle de Valvieux, en effet, et voici ce qu’elle disait :

« Monsieur,

« Tout ce que j’ai su bien mal vous dire hier, au milieu du trouble cruel dans lequel je me trouvais, je veux vous le répéter aujourd’hui longuement et sérieusement, afin que plus tard, quand vous retrouverez dans votre mémoire ce mouvement de générosité chevaleresque que vous avez eu envers moi, vous retrouviez à côté le souvenir de la reconnaissance émue qu’il m’a inspirée.

« Vous rappelez-vous, monsieur, la réponse que vous avez faite à madame de Sémiane, il y a un mois maintenant ?

« Elle vous pressait de venir danser avec moi, et comme vous refusiez : « Quand donc l’inviterez-vous ? » a-t-elle demandé en insistant. Et vous, vous avez répondu à moitié en riant : « Quand sa pléiade l’abandonnera !… »

« Vous aviez oublié cela, sans doute, comme je l’avais oublié moi-même dans le trouble de ces derniers jours, et voilà pourtant que le badinage de votre réponse est devenu mon histoire.

« Ma tristesse et mon isolement sont si profonds depuis mon deuil, que je n’imaginais rien d’autre pouvant s’y ajouter, et que je me regardais hier, pendant que le souvenir des soirées d’autrefois me revenait à flots, comme atteinte autant qu’on peut l’être. Et c’est à ce moment pourtant que l’amertume de l’humiliante conversation que le hasard me livrait, m’est arrivée !

« Ce n’est pas, Dieu merci, qu’il y eût dans mon cœur l’ombre d’un regret pour les hommes qui se révélaient à moi si vils ! Mais j’éprouvais ce que j’aurais ressenti en voyant mes yeux me tromper tout à coup, et me montrer, à la place de la terre ferme sur laquelle je croyais marcher, rien que le vide. Il me semblait que le cœur me manquait et que ma foi en toute chose en serait morte à jamais !

« C’est alors que vous avez pris ma défense, si bravement, si fièrement, que ma pénible impression a été emportée à l’instant. En suivant votre accent loyal, j’oubliais d’écouter les paroles auxquelles vous répondiez, et de ce quart d’heure, je ne me rappelais déjà plus que votre généreuse intervention.

« C’était plus qu’il n’en fallait pour vous assurer un souvenir attendri dans ma pensée, et cependant, vous avez voulu faire davantage encore.

« L’abandon ne pouvait pas être plus complet, et c’était bien l’heure pour votre délicate bonté de s’approcher.

« Vous m’avez alors offert tout ce qu’un homme peut donner au monde, c’est-à-dire cette protection et cette heureuse vie que j’estimerais bien haut, si le dévouement de toute une existence était de ceux qui s’acceptent !

« Nous nous sommes vus trop peu pour qu’il me soit possible de donner à votre démarche un autre mobile que celui-là, et d’ailleurs, si jamais je m’étais fait quelques illusions sur l’impression que je pouvais produire, jugez si les vérités qu’on m’a forcée d’entendre me le permettent aujourd’hui ! Enfin ce que j’ai appris de la santé de ma pauvre mère me commande une réserve de plus…

« De tout ceci, il ne me restera donc, monsieur, qu’une reconnaissance profonde envers vous, et la crainte terrible qui m’assiège depuis hier, que votre intervention ne vous ait attiré quelque complication si grave, que j’ose à peine me la formuler, et que je vous supplie de ne pas me causer un remords dont je ne saurais me consoler, maintenant moins que jamais. »

Jean lut cette lettre tout au long, la relut encore, et la replia enfin gravement dans son enveloppe.

— « C’est une loyale créature, se dit-il. Le hasard a de ces bonheurs ! »

Puis, sans faire une réflexion de plus, comme si cette lettre lui eût apporté le plus décidé des consentements, il se fit mettre à terre, sauta de son youyou dans une voiture, et après avoir donné l’ordre de le conduire chez M. Champlion, il demeura pendant tout le trajet dans une immobilité si complète qu’on aurait pu croire qu’il dormait. Il n’en était rien cependant, et le regard qui brillait entre les parois de drap sombre avait même une résolution peu commune.

Toute la nuit du jeune homme s’était passée à réfléchir sur les événements où il se trouvait engagé d’une façon si imprévue, et ce n’était pas à la légère qu’il marchait maintenant.

Aussi entendait-il arriver à son but tout droit, et ne voulait-il point admettre le plus faible obstacle.

Mademoiselle de Valvieux avait bien deviné et bien dit : Le mouvement qui avait poussé la veille le jeune officier à ses pieds, était un mouvement de générosité chevaleresque, mais rien de plus.

La première fois qu’il l’avait vue, il l’avait, on se le rappelle, peu regardée, et même assez peu goûtée.

Cette beauté et cette grâce hors ligne rentraient pour lui dans la catégorie des objets de luxe, « de ceux qu’il fallait tant de coton pour emballer ».

Quand il l’avait retrouvée quelque temps après, sa douleur et son abandon avaient éveillé sa pitié. Elle lui avait produit un peu l’impression de ces petites Italiennes qui pleurent sous les portes cochères les jours de neige, en montrant leurs mains rouges ; et quoique le chagrin fût ici moral et non physique, c’est comme cela qu’il se la représentait en y pensant.

La veille enfin, elle lui était apparue sous un troisième aspect.

Tout se réunissant à la fois sur une même tête, c’était trop ! Et pendant qu’il la voyait rester si brave sous les paroles brutales qui blessaient également tous ses sentiments intimes, ses instincts de marin s’étaient mis à s’agiter, et il lui était venue l’irrésistible envie de tendre une main amie à la pauvre fille, comme il l’eût fait pour un nageur en détresse, perdant pied, et cherchant en vain un appui.

C’était affreux de penser que cette jeune fille allait avoir maintenant le droit de croire toutes les paroles menteuses, tous les cœurs gangrenés, de se dire que dès le commencement de sa vie, elle aurait vu sous son plus triste jour la hideuse puissance de l’or, et que personne ne viendrait la détromper et lui prouver qu’il y avait encore pourtant des honnêtes gens !

Il songeait à tout cela, sans que rien de précis se formulât dans sa pensée ; puis tout d’un coup, avec cette spontanéité qui faisait le fonds de son caractère original, l’idée d’offrir son nom et sa fortune à mademoiselle de Valvieux lui avait traversé l’esprit.

Il enrageait de voir tous les hommes si plats. Pas un n’osait marcher ! C’était à Kerdren de « passer devant » alors, selon la vieille coutume. Et sans prendre une seconde de réflexion, du même pas dont il aurait couru au feu, s’il lui avait semblé qu’on y manquait de bras, il était venu faire à la jeune fille sa singulière demande en mariage.

Elle était malheureuse, en deuil, et toute seule. Jean s’était mis à genoux pour lui parler, comme jadis ses pères devant une reine, et il lui avait fait l’hommage de sa vie aussi simplement qu’au temps passé quand on devenait vassal et suzerain rien qu’en mettant ses mains dans celles du seigneur.

Puis, une fois rentré à bord, il s’était mis à regarder en face sa situation avec autant de calme et de bon sens pratique que s’il eût été voué dès longtemps à cette existence nouvelle.

D’un seul coup, il venait de renverser tout ce qu’il avait dit et pensé jusqu’alors.

C’en fait de sa vie à deux avec l’Océan ! La carrière qu’il avait juré de faire si libre et si indépendante avait son entrave maintenant, et il lui faudrait désormais comme tant d’autres mettre dans la balance les plaisirs et les intérêts de sa femme. C’était étrange après tout d’en arriver là, et sans même que ce fût par amour.

Mais quand il était une fois décidé à quelque chose, Jean avait l’habitude de ne jamais regarder en arrière, et il accomplissait ce qu’il avait commencé coûte que coûte.

Il n’entendait prendre aucun de ses nouveaux devoirs à demi ; il avait dit à mademoiselle de Valvieux qu’il la ferait heureuse et il faudrait bien qu’elle le fût !

Aussi la lettre de refus de la jeune fille ne lui causa-t-elle aucune émotion. C’était une excursion qu’il faisait dans son caractère, et il était heureux d’y rencontrer cette délicatesse, mais cela ne modifiait nullement ses idées.

Ce n’était pas qu’il eût la fatuité de penser lui avoir inspiré une passion soudaine ; mais du moment où elle n’arguait pour le refuser que de la crainte d’accepter un trop grand dévouement, il se sentait de force à la convaincre. Et il est certain que dès que Jean voulait fermement une chose, il se dégageait de sa façon d’insister pressée, autoritaire, une puissance irrésistible qui entraînait quoi qu’on en eût.

Quand il demanda mademoiselle de Valvieux à la porte, on lui fit répéter deux fois son dire, en l’assurant que M. Champlion était là.

A force de se remuer et de parler haut, le banquier était arrivé à produire sur ses gens autant d’impression qu’il le souhaitait, et l’idée que le comte de Kerdren n’allait pas commencer d’abord par lui dans la maison leur paraissait énorme.

Mais comme Jean n’entendait mêler personne à ses affaires, et qu’il réservait tout juste aux Champlion le droit d’exclamation quand chaque chose serait réglée, il laissa les réflexions aller leur train sur la singularité de sa démarche et, au bout d’une minute, Alice était auprès de lui dans le salon où on l’avait fait entrer.

De quelque façon qu’il s’y prît pour la convaincre, il avait certainement choisi le bon moyen, car au bout d’un quart d’heure, tous les scrupules de mademoiselle de Valvieux étaient tombés.

Il était trop loyal cependant pour avoir feint une passion qu’il n’éprouvait pas. Mais un cœur de jeune fille est plus tôt charmé qu’il n’avait pensé, et l’avenir, tel qu’il s’ouvrait devant Alice, avec cet homme qui avait à ses yeux le prestige d’un héros, comme compagnon, c’était plus qu’il n’en fallait pour réaliser le bonheur parfait.

Avec cette naïveté qu’il avait gardée de la vie particulière de ses années de jeunesse, Jean n’avait rien deviné, et il avait regardé l’émotion de la jeune fille comme l’effusion de cette vive reconnaissance dont elle lui parlait dans sa lettre. Il en avait trouvé la manifestation douce, et il s’était promis de faire naître souvent le sourire qui illuminait si bien ce jeune visage ; mais c’était tout.

Sur un point seulement, mademoiselle de Valvieux avait insisté : « Cette question de santé ! »

Jean l’avait alors conduite devant une glace en lui demandant si son aspect parlait de maladie, et elle avait été forcée de convenir que non.

Et vraiment c’était un coup de magie que le changement soudain de sa figure, entre hier et aujourd’hui ! Jamais son teint n’avait eu un éclat plus parfait ; et sa fraîcheur, la vie de ses yeux et de son sourire, semblaient défier même les altérations inévitables de l’avenir.

Avec la même franchise qu’il avait eue en parlant de ses sentiments, Jean avait répondu aux questions d’Alice sur M. d’Asti, questions qu’elle formulait en tremblant un peu, de crainte d’éveiller un mécontentement assoupi.

Le matin même, à neuf heures, il s’était rencontré avec le jeune élégant, et il l’avait blessé au bras droit, à la première passe, d’un coup d’épée sans gravité.

C’était assez pour lui rappeler qu’il ne fallait traiter légèrement, au gré de Jean, ni les femmes, ni les officiers de marine, et cependant pas au point, disait le jeune homme, d’interrompre pour longtemps le cours de sa philosophie souriante.

Pour le moment, la partie la plus pressante de la situation était de régler le sort de mademoiselle de Valvieux.

L’idée de la laisser davantage chez le banquier ne pouvait être admise par Jean, et comme il savait bien que, même pour les individus les plus actifs, les formalités de la loi réservent de merveilleuses lenteurs, il s’était dit que pendant quelques semaines il demanderait à madame de Sémiane l’hospitalité pour sa fiancée.

Malheureusement, la lettre que la comtesse avait écrite à Alice au moment de son deuil était datée d’Espagne, comme la jeune fille le lui apprit, et annonçait que madame de Sémiane ferait un séjour illimité à Grenade et peut-être même dans le Maroc, où elle comptait poser au moins un pied.

Il fallait donc chercher d’un autre côté, et le parti le plus convenable était évidemment de passer ces quelques jours dans un des couvents de Toulon où on recevait des pensionnaires.

Dans ces conditions, Jean abrégerait autant que possible ce qu’il avait à faire, et aussitôt après le mariage, il emmènerait sa femme à Kerdren.

Son intention était, après l’expiration du congé qu’il allait demander, de solliciter son envoi dans son port d’attache, ce qui lui permettrait d’habiter chez lui, sa propriété n’étant pas à plus de huit kilomètres de Lorient. Il n’était pas douteux qu’on lui accordât une situation dont il avait si peu abusé jusqu’alors ; et il pourrait ainsi acclimater sa jeune femme sur ce sol inconnu.

— Vous savez, lui dit-elle, que je ne voudrais vous arrêter en rien dans votre carrière ; je saurai être une vraie femme de marin, je vous le promets.

Il lui avait demandé, en riant, si elle comptait aller toute seule se faire reconnaître comme dame et maîtresse par les vassaux de Kerdren, et il était convenu que l’avenir restait arrêté de cette façon, si toutes choses demeuraient dans l’ordre actuel.

A tout ce que le jeune officier proposait, Alice accédait aussitôt. Sa bouche et ses yeux disaient oui en même temps, et dès la première heure, elle se mettait sous sa domination aussi complètement que le fit jamais créature humaine.

Elle s’était sentie tellement seule depuis un mois, qu’elle agissait maintenant comme ces oiseaux familiers qui, après un court essai de liberté, non seulement s’abandonnent à la main qui les ramène au nid, mais encore s’y blottissent avec bonheur.

Il ne restait plus désormais qu’à annoncer à M. et à madame Champlion le changement qui s’opérait dans la vie de la jeune institutrice.

Leur étonnement dépassa d’abord tout ce qu’on peut croire, et la froideur tranquille de Jean n’empêcha pas un flux de réflexions et de compliments où il fut tant dit à mademoiselle de Valvieux qu’elle faisait un rêve d’or, qu’au bout de dix minutes on avait réussi à calmer complètement sa joie.

Toute la politesse du jeune homme ne put l’empêcher alors de tirer ostensiblement sa montre, et de déclarer qu’il ne lui restait que très peu d’instants pour expliquer les projets de mademoiselle de Valvieux à madame Champlion.

La bonne dame lui offrit aussitôt son aide pour courir les magasins, ce qui paraissait résumer pour elle les préliminaires et les délices du mariage ; et quand elle comprit qu’on ne lui demandait qu’un prompt dégagement des obligations qui liaient Alice dans la maison, et son escorte jusqu’au couvent qui serait choisi, le rôle lui parut si médiocre qu’un peu plus elle le refusait. Cependant, elle finit par dire que les vacances commençaient dès l’heure même, et promit de conduire mademoiselle de Valvieux où on le souhaiterait.

Quant au banquier, il appela Jean dans un coin pour lui assurer ; en clignant de l’œil, qu’il avait tout deviné dès le premier jour et que, s’il le voulait, il conduirait jusqu’à l’autel la future comtesse de Kerdren.

On juge si la perspective était séduisante, et si le jeune officier désirait recevoir sa femme de cette main courte et rouge qui gesticulait devant lui.

Il remercia cependant comme il convient, et au bout d’un instant, il s’en alla, laissant l’hôtel Champlion à peu près aussi étonné que si une comète errante était venue y demander le complément de quelques rayons pour embellir sa queue.

— Comme c’est triste que vous soyez si riche, dit Alice, reprenant le sourire mélancolique qu’elle avait perdu depuis une heure, pendant qu’elle reconduisait son fiancé.

— Pourquoi ? lui demanda-t-il en riant. Vous voudriez avoir besoin de filer la laine de mes habits, comme la reine Berthe « au long pié » faisait pour le roi Pépin ?

— Non, mais parce que je suis si pauvre, moi !… reprit-elle encore plus tristement.

— Eh bien, voudriez-vous que ce fût le contraire, et qu’on dise que je vous épouse pour votre fortune ?

— Non, mais de moi, que dira-t-on alors !

— De vous ! que vous m’apportez avec votre jeunesse et votre beauté un joyau si riche, qu’il est bien heureux que je puisse l’enchâsser comme il le mérite !… croyez-moi, insista-t-il affectueusement.

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