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Jean de Kerdren

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XVII

On était arrivé aux premiers jours de juillet, et les six semaines qui s’étaient écoulées depuis les aveux réciproques, échangés par les deux époux, avaient passé comme un éclair.

Jean l’avait dit très justement, c’est un paradis sur terre que d’être jeune, de s’aimer, et de penser chaque soir, quand vient la nuit, que la journée du lendemain vous apportera avec la même intensité le bonheur dont on vient de jouir, y ajoutant seulement le souvenir d’un jour heureux de plus. Aussi les jeunes gens profitaient-ils largement de leur Éden, explorant tous ses recoins qu’ils trouvaient enchantés, et ne se lassant jamais de revoir au fond de toute chose, toujours les deux mêmes mots : « lui » « elle ».

Dans l’épanouissement de leur bonheur et de leur confiance, leurs caractères à tous deux s’étaient ouverts, et ils apprenaient à se connaître. Jean s’émerveillait de toutes les délicatesses que peut contenir un cœur de femme, de cette fraîcheur d’impressions et de plaisir dont rien ne lui avait donné l’idée jusque-là, et de la gaieté un peu malicieuse qu’on ne soupçonnait pas au premier abord chez mademoiselle de Valvieux.

Il jouissait pour la première fois de ce sentiment de protection et d’appui qu’il est aussi doux d’inspirer que de ressentir, et il adorait la façon dont sa jeune femme levait les yeux vers lui quand elle lui disait : « Voulez-vous, Jean ? »

Devant ces trois mots-là, il aurait voulu n’importe quoi sur terre ; et lui qui avait cru son amour arrivé au point extrême, sentait chaque jour qu’il grandissait encore.

Jaloux de mettre Alice de moitié dans sa vie, non seulement dans le présent et dans l’avenir, mais aussi dans le passé, il revenait maintenant sur ces souvenirs d’enfance et de jeunesse que sa femme avait si souvent souhaité de s’entendre raconter, et il l’initiait à tout ce qui avait marqué dans sa mémoire, joies ou tristesses.

Il lui décrivait les années du Kerdren d’autrefois, alors que le château n’était animé que par ses turbulences de gamin, et que le tuteur chargé de lui se retraitait soigneusement dans la bibliothèque, laissant l’enfant croître à sa guise… Son amour pour ce coin de terre, dont il faisait le tour en courant chaque soir, quand il rentrait du lycée, pour s’assurer qu’on n’y avait rien changé pendant le jour ; puis ses transports quand il se faisait emmener dans quelque bateau de pêche, moitié de gré, moitié de force, car les matelots n’aimaient point à avoir la responsabilité du jeune comte par les gros temps, et il en était réduit quelquefois à se cacher sous un amas de filets ou de cordages, d’où il ne sortait qu’une fois en marche. Le patron le menaçait bien alors, en prenant une grosse voix, de retourner le jeter à la côte ; mais il n’avait garde, et tout en parlant, il déblayait déjà une place sur un des bancs, mettant quelque débris de voile à l’endroit où s’assiérait l’enfant.

Debout, le béret en main, tous les hommes récitaient la touchante prière du pêcheur breton :

« Mon Dieu protégez-nous, car notre barque est petite, et la mer est grande ! »

Puis chacun courait à la manœuvre, et jusqu’au soir on ne songeait plus qu’à la sardine.

Ensuite venaient les vagues rêveries du jeune homme et ses longs colloques avec la mer, à qui il contait à mi-voix tous les projets de son avenir.

A son tour, Alice parlait d’elle ; mais ses récits étaient plus courts et trop mêlés au souvenir de son deuil récent pour n’être pas un peu tristes, aussi son mari ne lui permettait-il guère de s’y appesantir.

En vrais amoureux, Jean et Alice se suffisaient si bien à eux deux que, selon la charmante expression du poète, « leur horizon se fermait où s’arrêtait leur ombre », et qu’ils étaient devenus, si c’est possible, plus sauvages encore qu’au début de leur mariage.

L’invitation qu’ils s’étaient proposé d’adresser à madame de Sémiane se voyait indéfiniment retardée, et quand Alice la rappelait à son mari :

« Il fait trop chaud, lui répondait-il ; attendons l’automne ! »

Et comme au printemps il avait renvoyé déjà en proposant d’attendre l’été, ils se mettaient à rire tous les deux, et on n’en parlait plus.

On s’était accoutumé dans le village à les voir toujours ensemble, qu’ils courussent à pied ou à cheval, et la sympathie générale entourait le jeune couple. Les matrones les suivaient d’un sourire entendu, les fillettes d’un regard d’envie, et, plus d’une qui les rencontrait en menant ses bêtes aux champs, demeurait rêveuse tout le jour, en songeant à ce bonheur qui était si jeune, si épanoui et si beau.

Jean comptait sur un mois de congé au moins, et il faisait des plans de voyages qui eussent demandé un an et plus à s’accomplir et dont l’itinéraire variait fréquemment.

— Pourquoi nous en aller ? disait parfois la jeune femme, nous sommes si bien ici ! Êtes-vous déjà las de Kerdren ?

— Mais c’est votre vie à vous qui est trop monotone, répondait-il. Pour moi, vous aimer en Bretagne ou vous aimer en Écosse, ne pensez-vous pas que c’est tout aussi doux ?

Un jour, vers le milieu de l’après-midi, le ciel qui était brouillé depuis le matin acheva de se charger de nuages sombres, le soleil disparut entièrement, et la température déjà fort lourde devint si fatigante qu’il n’était plus possible de rester dehors. Depuis une semaine, les orages se succédaient presque sans interruption, et celui qui s’annonçait promettait d’être d’une force extrême.

Incapable de s’occuper à quoi que ce fût, la jeune femme se promenait dans sa chambre ; il lui semblait que quelque chose la menaçait, et que l’orage allait s’en prendre directement à elle. Elle eût voulu qu’il éclatât à l’instant, l’attente l’énervait, et ce fut avec un soupir de soulagement qu’elle salua le premier éclair. En même temps une vraie rafale de vent et de pluie commençait, enveloppant le parc dans un tourbillon si épais, qu’on ne voyait plus rien à dix mètres de la fenêtre. Les feuilles arrachées aux arbres et la pluie qui n’avait pas le temps d’arriver jusqu’au sol tournoyaient dans un mouvement fou, et on entendait le bruit de grosses branches d’arbres, brisées violemment, et qui tombaient en froissant tous les arbrisseaux voisins.

Les coups de tonnerre se succédaient sans interruption roulant jusqu’à des profondeurs qui paraissaient sans fin, et madame de Kerdren, qui s’était approchée saisie par l’impressionnante beauté du spectacle, mettait parfois ses deux mains sur ses oreilles, assourdie qu’elle était par ce fracas inouï.

Les hurlements de la mer s’entendaient jusqu’au château, et dans la nuit qui s’était faite alors presque entièrement, ces deux voix terribles, qui se répondaient, avaient l’air de s’entendre pour préparer la destruction de tout ce qui les entourait.

Peu à peu cependant, le jour revint, les roulements s’éloignèrent et la pluie se mit à tomber plus doucement. Le vent, malgré cela, restait toujours aussi fort, et Alice avait peine à maintenir la fenêtre qu’elle venait d’ouvrir pour respirer un peu.

Les arbres pliaient encore rudement, mais leurs feuilles, bien lavées et d’un beau vert, s’épanouissaient avec bonheur sous cette humidité bienfaisante ; et l’air avait cette odeur particulière qui suit les pluies d’été, et qui fait sortir des plantes, des crevasses du sol, des pierres surchauffées précédemment par des chaleurs exagérées, un parfum de repos et de bien-être qui calme et qui apaise.

Une à une les fenêtres et les portes s’ouvraient. Poussés par le même besoin, bêtes et gens sortaient, et la cour se remplissait d’animation. Quelques gouttes légères mouillaient le front de la jeune femme, qui appuyait sa tête contre le croisillon de pierre sculpté en se laissant aller au charme de cette exquise détente.

La mer devait être superbe à ce moment-là, et cherchant du regard un vêtement à jeter sur ses épaules, se doutant bien qu’il lui serait impossible de tenir un parapluie, elle s’apprêtait à aller sur la grève quand un bruit inaccoutumé l’arrêta. Cela ressemblait aux mugissements de l’eau, et cependant la voix des flots s’entendait bien distincte à côté de celle-là. Surpris comme elle, les domestiques qui étaient dehors levaient la tête, et elle les voyait se consulter entre eux en se montrant du doigt la direction du village. Quelques-uns même marchaient déjà vers l’avenue, quand, brusquement, une grosse lueur rouge parut sur la gauche, et comme si elle montait avec les flammes, la rumeur vague qui avait frappé la jeune femme se changeait en cris.

Dans l’avenue, un gamin, lancé à toute vitesse, apparut porteur des nouvelles du sinistre, et au moment où Alice, qui était descendue sans perdre une minute, mettait le pied sur la première marche du perron, il débouchait dans la cour.

D’un geste, elle lui fit signe de reprendre haleine avant de parler, et se tournant vers les domestiques :

— Sortez la pompe, leur dit-elle. Yves va seller un cheval et avertir Monsieur ; tout le reste viendra au secours.

Pendant que ses ordres s’exécutaient, elle interrogeait l’enfant. Le tonnerre tombé sur une grange l’avait enflammée d’un seul coup ; et par le vent terrible qu’il faisait, tout le village était menacé.

Incapable de demeurer en place à l’idée de ce qui se passait si près d’elle, Alice voulut prendre les devants avec le petit, et elle partit de son pas rapide sur la terre détrempée où elle glissait à chaque instant.

Dans les allées, de véritables fondrières s’étaient formées et des ruisseaux chargés de terre et de cailloux roulaient de chaque côté.

La pluie avait cessé presque complètement, mais le vent était toujours le même, et l’incendie, sous son effort, prenait des proportions terribles. Les flammes se tordaient, s’élevaient, se couchaient et léchaient les toits voisins, faits entièrement de chaume, et c’était merveille de ne pas les voir prendre feu tous à l’instant. Nuls secours pourtant ne s’étaient organisés dans le groupe bruyant et désolé qui entourait la grange quand la jeune femme parut, précédée par son conducteur, avec les cheveux mouillés, et l’écharpe de dentelle dont elle avait couvert sa tête glissant sur ses épaules. Il se fit un mouvement dans la foule en la voyant ; on s’écarta pour lui faire place, et les plus avancés murmurèrent en repoussant les autres : « C’est madame ! » En même temps ils mettaient la main à leurs bonnets ; mais elle les arrêta d’un geste.

— Non, non, dit-elle vivement, les croyant occupés au sauvetage.

Puis arrivée au centre du groupe et s’apercevant qu’il n’en était rien :

— Voulez-vous donc laisser brûler ainsi tout le village ? s’écria-t-elle, prise d’indignation en face de cette incurie.

Et comme le propriétaire de la grange tournait vers elle un œil désolé en la saluant machinalement :

— Mon pauvre ami, reprit-elle plus doucement, en lui tendant sa petite main, c’est terrible ; mais ce qu’il faut maintenant c’est préserver tout ce qui reste. Je viens pour vous aider.

Il s’approcha d’elle, mais son découragement était si grand que tout en s’adressant à lui pour tâcher de l’intéresser, elle se tournait vers les autres hommes.

Ce qui leur manquait à tous, c’était une direction, et leur bonne volonté ne demandait qu’à s’employer pourvu qu’on lui montrât le chemin. La jeune femme parlait nettement avec un ton d’autorité qui rappelait son mari, et poussait chacun à son devoir avec une fermeté qui ne souffrait pas de réplique.

En moins d’un quart d’heure, une double chaîne était organisée, allant du foyer de l’incendie à un étang voisin.

Un groupe de pêcheurs, revenant de monter les bateaux plus haut sur le port pour les garer de la marée, qui promettait d’être terrible, s’était joint aux travailleurs.

Plus habitués à lutter avec le danger en gardant leur sang-froid, et plus accoutumés aussi à obéir, ils aidaient puissamment madame de Kerdren. Sur un mot ou un geste, ils marchaient tous ensemble, et grâce à tant d’efforts, on pouvait espérer de préserver sinon les maisons mitoyennes, au moins les suivantes qu’on inondait sans relâche.

Avec un courage et une décision admirables, qu’il était difficile de soupçonner sous son extérieur habituellement réservé, la jeune femme veillait à tout et se montrait partout. Tantôt elle reprenait dans la chaîne les bras qui se lassaient, tantôt elle désignait à l’homme qui tenait la lance un point d’où les flammes s’approchaient trop. Tout à fait insoucieuse du danger, elle s’avançait parfois si près que la fumée en se rabattant l’enveloppait, et les marins disaient entre eux en entendant sa voix toujours égale, encourageant et dirigeant les travailleurs au milieu du tapage :

« On croirait un commandant sur son banc de quart par la tempête ! »

Au bout de trois heures, la tâche semblait accomplie. Le feu avait dévoré jusqu’à la dernière parcelle de ce qu’on lui avait abandonné, et les alentours protégés et inondés semblaient être à l’abri. A ce moment le galop d’un cheval retentit, et Samory, lancé à bride abattue, apparut au détour du chemin. A plus de deux cents mètres en arrière, on voyait le domestique qui était allé avertir son maître et qui suivait de loin, incapable de soutenir l’allure à laquelle Jean avait mis son cheval, et les deux bêtes, blanches d’écume, tremblaient de fatigue et d’effarement.

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