Jean de Kerdren
JEAN DE KERDREN
I
L’un après l’autre, les canots venaient se ranger au pied des escaliers volants, comme des équipages bien stylés devant la marquise d’un hôtel. Lestement, avec la vivacité de gens qui vont à leurs plaisirs, les officiers descendaient et s’asseyaient sur les bancs garnis de tapis. Puis, sur le signal de l’un d’eux, tous les avirons, qui étaient restés levés en attendant le commandement, retombaient à la fois, et le canot filait sous cette vigoureuse impulsion.
De chaque bâtiment de l’escadre, il en partait ainsi, et cela ressemblait à une petite ville dans laquelle un grand événement met tout le monde en branle.
La mer, d’un bleu transparent, était si calme qu’elle n’aurait pas suffi à balancer le berceau d’un bébé un peu exigeant, et c’était un joli spectacle que celui de toutes ces embarcations soigneusement parées, et éclairées en plein par le soleil du matin.
Les matelots, en grande tenue, se courbaient tous à la fois d’un mouvement parfaitement régulier, qui montrait tour à tour leurs tricots rayés et leurs cols d’une blancheur irréprochable ; et les officiers, le cigare aux lèvres, s’interpellaient gaiement d’un canot à l’autre.
— Un jouet mécanique, fit tout à coup l’un d’eux en se retournant pour embrasser la flottille d’un coup d’œil. Petits rameurs remontés, petits officiers piqués sur les bancs : c’est le jeu de régates que je viens de donner à mes frères.
Des rires lui répondirent et les plaisanteries continuèrent sur le même ton.
— A propos, interrompit un autre, qui donc manque du bord ?… Mais c’est Kerdren ?… Comment, le fou des fous ; il ne serait pas du carnaval ?
— Fou, de Kerdren ?
— Laissez donc, reprit celui qui avait parlé le premier, vous ne le connaissez pas encore !…
— Voyons, d’Elbruc, qu’as-tu fait de Kerdren ? continua-t-il en se tournant vers son voisin de droite.
— Rien de mal, je t’assure, répondit paisiblement celui qu’on interrogeait.
— Alors ?
— Alors, il ne vient pas, voilà tout.
— Il est malade ?
— Non.
— Mauvaises nouvelles ? Triste ?
— Non.
— En pénitence, peut-être ?
— Pas même !
— Enfin, on ne manque pas des journées comme celle-ci sans une bonne raison !
— Aussi bien il en a une.
— Et, on peut savoir ?…
— Parfaitement ; je l’ai laissé dans le carré avec la guitare qu’il a achetée à Alger, et une méthode qu’il venait de recevoir de Paris : une méthode pratique pour commençants, avec Exercices et airs gradués pour guitare, par Emanuelo Pincetto. Il sait déjà la position des mains et la gamme d’ut, et il essayait, quand je suis parti, une valse lente en quatre notes. Le navire sauterait qu’il ne bougerait pas !
Un rire général accueillit l’explication. En même temps on arrivait, et la manœuvre du débarquement s’opéra avec la précision mathématique qu’on avait remarquée au départ.
Les matelots accostaient, les officiers sautaient à terre, et les canots allégés repartaient de leur allure de mouettes rasant l’eau.
L’escadre de la Méditerranée, par un hasard bienheureux, s’était trouvée dans les parages de Nice, précisément à l’époque des jours gras. On sait que dans cette ville, le carnaval a conservé son importance et son cachet d’autrefois, et qu’on vient de fort loin pour passer là les trois jours qui précèdent le carême.
Le contre-amiral de Verviers, commandant en chef de l’escadre, était assez jeune de caractère pour comprendre le désir muet de tout son personnel, et il avait en conséquence annoncé une halte qui n’était pas nécessitée uniquement par les besoins du service. On comprend d’après cela qu’il ne restât à bord comme officiers et comme matelots que ceux qui étaient absolument indispensables à la garde des bâtiments, ou quelques autres, très rares d’ailleurs, qu’une raison ou une fantaisie personnelle retenaient.
Parmi ceux-là était l’officier à la guitare, celui qui jouait une valse lente. Assis dans le carré, comme l’avait dit son camarade, il s’absorbait dans son étude avec une application imperturbable dont les adieux des allants et venants ne l’avaient pas distrait un instant.
Jean de Kerdren, comte de Penhoët, était le dernier descendant d’une race célèbre en Bretagne. Certains chroniqueurs font remonter le premier de ses aïeux aux compagnons du roi Arthur, et soutiennent qu’il eut l’honneur de s’asseoir à la Table ronde. D’autres, moins enthousiastes ou plus sincères, affirment qu’il n’est question de la famille que vers la dernière partie du règne de Charlemagne, alors que Jehan de Kerdren, Jehan le Fort, comme l’appellent les écrits du temps, se comparait naïvement, au milieu de ses domaines, au grand empereur dans son fabuleux empire.
Il ne faudrait même pas affirmer si la balance penchait dans son esprit, que ce ne fût pas en faveur des Kerdren ! Et par le fait, il avait cet avantage sur son illustre voisin que tout son petit peuple tenait dans sa main comme un seul homme, et que son pays avec son aspect sauvage, ses légendes mystérieuses et la langue bizarre et incompréhensible qu’on y parlait, était une conquête à laquelle nul n’était assez hardi pour songer.
Les événements lui donnèrent raison sur un autre point, et les domaines de Kerdren assistèrent au démembrement de l’empire sans perdre ni une pierre ni une motte de terre. Cela n’augmenta d’ailleurs en rien l’orgueil de Jehan, par cette bonne raison qu’il était déjà au plus haut point qu’orgueil puisse atteindre, et que nulle merveille ne l’étonnait du moment où elle se produisait chez lui.
A ce trait de caractère du premier des Kerdren, il faut en ajouter un autre dont témoignent quelques mots si familiers dans sa bouche, que les parchemins de l’époque les ont transcrits comme une sorte de devise. Le texte breton en était plus vigoureux peut-être ; traduits en français, ils signifient :
« Quand je tiens, jamais je ne lâche. »
Ce mélange d’orgueil et de ténacité s’était transmis de père en fils comme faisant partie intégrante de l’héritage, de sorte qu’au moment de la grande Révolution les Kerdren « tenaient » encore à pleines mains tout ce qu’ils avaient reçu de leurs pères, et avaient en outre conservé l’habitude de se croire les premiers partout.
Il y avait eu, à la vérité, quelques moments difficiles pour eux, et s’ils avaient traité d’égal à égal avec le roi Louis XI, ils n’avaient pas pu faire de même à l’époque du cardinal qui aimait si peu les têtes hautes, et surtout pendant le règne suivant.
Mais en somme, en 1789, ils avaient encore la part belle, et s’ils n’exerçaient plus officiellement leurs droits d’épave, de justice et autres, il est à croire qu’ils n’y perdaient rien en réalité.
Malheureusement, quand vint l’heure terrible pour la noblesse, il n’y avait plus d’opiniâtreté qui tînt. Peut-être la jeune armée de la République avait-elle plus de puissance que celles des temps passés ; peut-être est-ce tout simplement qu’elle tirait plus fort à elle, toujours est-il que cette fois de nombreux morceaux furent arrachés aux domaines de la famille, et que si Jehan avait pu parler dans sa tombe, il aurait été forcé de convenir qu’il n’y a pas que les grands empires qui croulent.
Du reste, l’orgueil fut sauf, on ne parla pas de ruines ; les seuls représentants de la famille à cette époque étaient une jeune veuve et un enfant en bas âge, et il restait encore aux Kerdren de quoi remplir de si petites mains.
Peu à peu, par des héritages, de riches alliances, la splendeur reparut, et à l’époque actuelle, si les Kerdren n’étaient plus tout à fait rois, on les regardait encore en Bretagne comme si riches de gloire et de noblesse que leur immense fortune en était presque oubliée ; et Dieu sait si c’est une aventure commune en plein XIXe siècle que de voir oublier de l’or, pour quelque chose que ce soit !