Jean de Kerdren
XXIII
Le résumé de ce qu’il avait imaginé était à peu près ceci :
— Le docteur, avait-il dit très franchement, m’a conseillé de ne pas vous laisser passer l’hiver en Bretagne, non seulement à cause de votre toux actuelle, mais encore parce que vous êtes accoutumée à un changement de climat annuel et qu’il aurait peur que cela ne vous fût nuisible de rompre brusquement cette habitude.
« Ce qu’il souhaite surtout pour vous, après la chaleur, c’est l’air de la mer qu’il croit utile pour vous fortifier, et cependant il n’aime aucun des ports de la Méditerranée où les frileux ont coutume de passer leur hiver. Je lui ai proposé Alger, il préférait déjà cela, et nous étions à peu près d’accord, sauf votre agrément, quand il m’est venu une idée que vous allez trouver bizarre, peut-être, mais qui concilierait à la fois le soin de votre bien-être, notre amour de la solitude à tous deux, et enfin le goût passionné que vous me connaissez pour la navigation.
Il rappela alors à la jeune femme les craintes qu’elle avait souvent exprimées depuis quelques mois, de le voir s’ennuyer en restant à terre, et combien de fois elle l’avait sollicité de redemander à s’embarquer.
— Vous saviez bien, continua-t-il, que je ne m’en souciais pas, puisque tout mon bonheur est de rester près de vous ; mais quand on m’a conseillé pour votre santé de chercher à la fois l’air de la mer et la chaleur, j’ai pensé que rien ne serait plus charmant que de nous en aller sur notre propre bord, à la recherche du soleil qui nous fuit, et de suivre l’ordonnance prononcée sans quitter l’intimité de notre chez nous. Vous faire moi-même les honneurs de mon élément favori, et vous conduire dans cette Méditerranée où j’ai tant songé et tant rêvé vaudrait pour moi, vous le pensez bien, tous les voyages de la terre, j’aimerais à voir ma grande amie d’autrefois, ramener elle-même les roses sur les joues de ma petite amie d’aujourd’hui sans le secours de personne autre.
« On dira que nous sommes fous, je le sais bien, mais vaut-il la peine de s’en occuper sérieusement ? Ma réputation d’originalité n’est plus à faire, elle date de mon entrée au lycée, et on ne vous accusera jamais, ma pauvre douce petite femme, que de suivre avec trop de bonté les extravagances de votre mari !
A mesure que Jean parlait, il s’excitait davantage, arrivant presque à se convaincre de ce qu’il disait, et plaidant avec son entrain le plus chaleureux cette singulière proposition. Peu à peu, sa voix était redevenue naturelle et il commençait à sourire devant l’inexprimable étonnement dont témoignait la figure d’Alice, quand celle-ci, revenue enfin de sa première surprise, entama la série de ses questions et de ses objections. Toutes portaient juste, et il y avait trop de réticences forcées dans les paroles du jeune homme pour que l’inquiétude de Madame de Kerdren ne fût pas violemment éveillée ; aussi, ramené tout à coup à la réalité, le jeune homme se trouvait-il en face de toutes les difficultés de sa tâche.
— Vous avez donc revu le docteur ? lui demanda-t-elle d’abord.
— Pensez-vous, répondit-il en tâchant de plaisanter, que les visites se payent comme nous avions soldé la nôtre avec un sourire et une révérence ?…
— Et que vous a-t-il dit ? fit-elle avec anxiété.
— Ce que je viens de vous répéter, qu’il fallait fuir nos brouillards et notre pluie presque constante pour gagner un meilleur abri.
— Et quoi encore ? Jean, dites-moi la vérité, s’écria-t-elle en le voyant secouer la tête comme pour exprimer qu’il avait tout dit. Dites-le-moi, je vous en supplie ! Je suis de force à l’entendre, je vous jure !
Elle parlait avec une extrême vivacité et sa figure témoignait d’une anxiété si réelle et si poignante qu’il sembla au jeune officier que devant cette angoisse, le cœur allait lui faillir et que dans le bouleversement de ses traits, la pauvre enfant lirait toute la vérité, d’un mot.
Mais il était trop bien préparé à ce trouble qu’il avait prévu pour ne pas dompter cette rapide faiblesse, et avec toutes les ressources que donnent la volonté, le cœur et l’esprit unis ensemble, il s’efforça de rassurer la jeune femme et de détourner sa pensée du point douloureux qui l’occupait. Mais à tout ce qu’il disait, Alice opposait la même réponse :
— Alors pourquoi ne m’en avoir pas parlé tout de suite si ce n’était pas grave ?…
Et devant cette logique obstinée et clairvoyante, il ne savait plus que dire. Il avait beau objecter le choix du yacht, qui pouvait être long, difficile, le plaisir de la surprise qu’il espérait lui faire, elle restait triste et défiante.
— Pauvre ami, lui dit-elle enfin, après un instant de silence, en posant mélancoliquement sa tête sur son épaule, pourquoi m’avez-vous épousée ?…
— Pourquoi, répliqua Jean en tressaillant, mais pour être le plus heureux des hommes vous le savez bien !
— A présent, peut-être, fit-elle toujours avec tristesse ; mais plus tard ?
Son mari l’interrogea des yeux, ne voulant pas paraître deviner sa pensée ; mais il n’osa pas formuler sa question, et le cœur serré il attendit qu’elle parlât.
Elle réfléchit un instant encore, puis avec une douceur affectueuse ;
— C’est un si grand fardeau qu’une femme malade ? dit-elle seulement.
— Comment, répondit-il en riant, quand elle me donne le prétexte et l’excuse d’une fugue nautique ?
Il fit si bien qu’à la fin de la soirée Alice était presque remise et convertie à l’idée de ce changement de vie comme à un événement plutôt agréable.
C’était bien sur quoi le jeune homme avait compté, et dès le lendemain matin, réconfortée par un admirable soleil qui égayait l’esprit quoi qu’on en eût, Alice parut avoir retrouvé, sinon toute sa sécurité, au moins une confiance suffisante dans l’avenir, que l’extrême élasticité de son caractère lui permettait de voir encore assez beau.
A partir de ce moment, le château changea de physionomie et le prochain départ devint le thème unique de toutes les conversations. Une fois le premier moment de trouble passé, la jeune femme s’était mise à questionner sans se lasser.
L’installation, la taille du bateau, ce qu’il fallait emporter, tous les pays qu’elle allait voir lui fournissaient une suite d’interrogations toujours nouvelles, et de jour en jour, le jeune officier réussissait mieux à endormir ses défiances, elle se laissait davantage séduire par l’originalité du projet et en montrait plus de joie. Quant à Jean, heureux au delà de ce qui peut s’exprimer d’avoir réussi dans sa délicate explication sans troubler Alice, il éprouvait lui-même une grande détente morale comme si le poids de souci qu’il avait épargné à sa femme lui fût enlevé du même coup.
La nouvelle de cette étrange décision s’était répandue comme une traînée de poudre, non seulement dans Lorient, mais encore parmi les officiers en résidence à Paris ou ailleurs ; et comme Jean l’avait prévu, on le traitait sans vergogne de fou. Ce congé illimité qui équivalait au brisement de tout son avenir, sollicité sans raisons plausibles, cette campagne qu’il s’apprêtait à faire avec une jeune femme mariée depuis quelques mois à peine, et par-dessus tout la brusquerie de cette fantaisie, paraissaient invraisemblables. Comme toujours d’ailleurs, le bruit public avait exagéré les choses et on attribuait au jeune officier des projets encore plus lointains que ceux qui étaient les siens en réalité. Son originalité, disait-on, avait dégénéré en toquade véritable, et la sympathie générale s’apitoyait sur la pauvre créature forcée de subir les sursauts d’une aussi étrange humeur.
Dans le village, la nouvelle avait paru infiniment plus simple. Le commandement avait envie de naviguer sans quitter sa femme, pour cela il achetait un bateau et demandait des hommes à Kerdren en qualité de matelots, quoi de plus naturel en vérité !
La logique des paysans n’était pas plus serrée que ça : « Il en a envie ; ça plaît à madame, et il le peut, pourquoi se gêner alors ? »
Dix hommes pour un avaient répondu à l’appel du comte, et quoique Jean augmentât son équipage autant que cela lui était possible, il avait dû refuser bien des demandes.
La femme de chambre de madame de Kerdren avait accepté avec enthousiasme de suivre sa maîtresse, et comme la cuisinière avait sollicité humblement la même faveur.
Les jours passaient comme des heures ; il ne restait presque plus qu’à partir. Un matin, en entrant dans la bibliothèque, la jeune femme s’était aperçue que le piano avait été enlevé, et comme elle questionnait son mari :
— Vous le retrouverez à bord, lui avait-il dit. J’avais songé primitivement à en en faire envoyer un autre ; mais il y a un souvenir dans chacune des notes de celui-là, et c’était irremplaçable !
La lettre d’explication et d’adieu adressée par les jeunes gens à madame de Sémiane avait été la chercher jusque dans la Hongrie et la réponse était arrivé sous forme d’un télégramme où les points d’exclamation abondaient et où la fantaisie du texte était telle que l’employé du télégraphe, encore qu’il fût habitué à lire de bien étranges communications, en était demeuré tout surpris. « Que vous alliez converser avec le grand Ramsès en Égypte, disait-elle en finissant, rien d’étonnant, vous avez toujours parlé sa langue ; mais avoir si tôt changé votre femme en sphinx et en adoratrice des pyramides, c’est fou ! Au reste, je descendrai peut-être jusqu’à Trieste pour vous sermonner et vous embrasser. »
Jean avait pourvu au bien-être de tous les protégés d’Alice, et une rapide tournée de visites, la plupart faites en cartes, les avait mis lui et sa femme en règle avec le voisinage ; les bagages étaient partis, et au bras l’un de l’autre les jeunes gens faisaient leurs adieux à Kerdren.
L’heure du départ avait ravivé leur émotion et l’avenir paraissait moins sûr au jeune officier et moins riant à la jeune femme à travers la mélancolie de la dernière heure. Les doutes renaissaient dans l’esprit d’Alice. C’était si grave et si radical cette résolution ! il avait vraiment dû falloir un motif bien puissant pour y pousser son mari ! Et malgré elle, elle se reprenait à trouver les raisons et les explications qu’il lui avait données insuffisantes devant l’importance de ce changement si tôt décidé. Lui se disait que ce docteur l’avait leurré peut-être, même en lui laissant cet espoir si faible et si douteux et qu’il était possible qu’il emmenât sa femme au loin pour ne jamais la ramener et n’avoir pas même ainsi la douceur de la voir finir sa vie sous le toit où ils avaient joui pendant quelques mois d’un bonheur si parfait !
C’étaient là les amertumes inséparable de cet instant qui les lançait dans l’inconnue, creusant entre leur passé et leur avenir un sillon de doute si pénible.
— Quand nous retrouverons-nous ici tous les deux ? disait tristement Alice en revenant de son dernier tour de parc.
— Eh bien, mais au mois de juin, répondit Jean d’un ton ferme, puisque c’est la date que le docteur m’a fixée pour vous reconduire chez lui !…