Jean de Kerdren
XXVII
Depuis le moment où Jean avait laissé le missionnaire auprès de sa femme, la révélation si inattendue qu’Alice venait de recevoir avait fait son chemin dans son esprit. L’impression particulière que lui avait fait éprouver à elle aussi ce digne prêtre dont la simplicité touchait parfois à la grandeur, lui expliquait mieux le revirement subit de la pensée de son mari, et en outre de la tranquillité que cette résolution lui causait, si peu égoïste qu’elle fût, la pensée de cette vie qui devait être murée à tout jamais après elle lui semblait un adoucissement à la peine horrible avec laquelle elle se séparait de cet être si ardemment aimé.
La première elle se mit à lui en parler quand il redescendit, et comme malgré elle, deux larmes coulaient sur ses joues en s’occupant de cet avenir où elle n’avait plus de place :
— Ma chérie, lui dit Jean avec douceur, est-ce que ce projet vous peine ?…
— Moi ? s’écria-t-elle, oh mon Dieu, vous ne savez pas lire tout l’égoïsme de ma pensée !
Elle baissa la voix et ajouta :
— Rien ne me serait plus doux, puisqu’il faut vraiment que je vous quitte. Qu’y a-t-il en effet sur terre qui soit plus près des morts que les prêtres ?… Quand vous prierez, il me semblera qu’un peu de vos paroles sont pour moi ; et si je vous vois consolé…
— Ne prononcez point ce mot-là, dit-il en l’interrompant et en se raidissant tout à coup ; nous parlons de vivre et d’accepter ; c’est tout.
— Savez-vous, lui dit-elle un peu plus tard, quel serait mon désir suprême ? Je voudrais vous broder moi-même la première étole que vous porterez !… Oh ! si j’en pouvais avoir le temps !… Le pensez-vous, Jean ?
C’était plus que n’en pouvait supporter le pauvre garçon qui s’enfuit dans son bureau où il demeura la tête entre ses mains, jusqu’à ce qu’il eût repris la force de parler.
Quand il rentra dans la chambre d’Alice, le sol était embarrassé d’étoffes qui formaient un monceau près du canapé, et entre ses mains elle tenait de la soie blanche qu’elle retournait en tous sens.
Presque à chacune des stations faites par le Kerdren, Jean lui avait acheté des bibelots, des bijoux ou des étoffes de soie qu’il trouvait originales, et c’était ce qu’elle venait de faire sortir de ses armoires. Dans cette soie blanche, unie, elle avait fait tailler par sa femme de chambre une étole, et maintenant elle y appliquait elle-même de grosses fleurs.
Il semblait que l’énergie de sa volonté lui eût rendu soudain ses forces d’autrefois et elle tirait l’aiguille d’un mouvement presque vif.
— Voyez, dit-elle à son mari quand la Bretonne fut sortie… L’aimerez-vous ?
Il regarda pour lui complaire et détourna la tête sentant que son courage allait encore faiblir.
— Cela me rendra si heureuse de penser que vous l’aurez ! fit-elle à demi-voix…
Dans une autre étoffe, une espèce de drap d’argent à fleurs, elle avait fait découper de grand lis et maintenant elle les appliquait, les groupant et les mêlant avec le goût qui lui était naturel, et fixant les bords par de la soie et un imperceptible cordonnet d’argent.
A partir de ce jour-là, Alice ne se donna pas une minute de repos. Elle se levait plus matin et se faisait aussitôt monter sur le pont, avec ce qu’il lui fallait pour travailler.
Elle parlait sans effort et sans trop d’amertume et il semblait que la douleur de la séparation fût diminuée pour elle par ce souvenir qu’elle laissait comme un lien entre elle et Jean.
Elle faisait très rarement allusion à sa mort, et on aurait pu la croire reprise de ses illusions d’autrefois quoiqu’il n’en fût rien en réalité. Tout en travaillant elle levait les yeux sur son mari, lui souriant avec son adorable façon, regardant la mer qu’elle aimait plus de jour en jour, et reprenait son aiguille.
C’était quelque chose de terrible que ce qui se passait sur ce bateau perdu entre le ciel et l’eau. Cette jeune femme si chèrement aimé qui agonisait là, jour par jour, sous les yeux de son mari, qui se sentait mourir et qui, malgré tout son courage, disait des mots d’un si poignant regret ; et à côté d’elle cet homme uniquement occupé à la suivre dans chacun de ses mouvements, et se demandant tous les soirs si le lendemain il la verrait encore sourire ; cela donnait froid au cœur.
La fin de la jeune femme semblait devoir être paisible, les vives douleurs et les étouffements des premiers temps avaient presque disparu, et quand son mari lui avait offert de rentrer en Bretagne :
— Oh ! non, je vous prie, avait-elle dit, je suis si bien ici !
Malgré lui, Jean se laissait presque reprendre à l’espoir que lui causait ce mieux tristement significatif pour le docteur, qui voyait là seulement la fin de la lutte, et il ne pouvait s’empêcher de dire à Alice ce qu’il pensait.
— Alors, dit-elle en soulevant l’ouvrage qui ne quittait pas ses mains, ce sera pour la messe d’actions de grâce ?
Dans son désir de tout voir en mieux, il s’irritait de ce qui donnait à sa femme l’air plus malade, et un soir où il lui parlait de sa mine :
— C’est ce noir qui vous pâlit, dit-il en désignant avec mécontentement l’étoffe de sa robe flottante. Quand donc quitterez-vous le deuil ?…
— Il n’y a pas un an, répliqua machinalement la jeune femme, sans remarquer plus que lui ce que la demande et la réponse avaient de singulièrement pénible.
Et comme il murmurait à demi-voix :
— J’aurais tant voulu vous voir quitter le deuil !
— C’est bien facile, dit-elle avec douceur, et je ne crois pas que mon pauvre père s’en attriste.
Le lendemain, grâce à l’activité de sa femme de chambre elle put mettre un vêtement clair dont la singularité allait bien à sa beauté toujours délicieuse. C’était une laine souple d’un blanc de neige achetée à Constantinople, et sur laquelle couraient quelques fleurs d’argent et d’or d’une délicatesse exquise.
Ce jour-là, Alice posa le dernier lis sur son étole et elle montra tant de joie de sa réussite que sa voix résonnait sous la tente, presque avec la gaieté des anciens jours, quoique le son en fût doux et voilé comme le chant d’une harpe entendue d’un peu loin.
En se voyant si près de finir, elle s’accorda quelques loisirs, remettant au lendemain d’attacher la tresse du bord, et par une fantaisie qu’elle avait rarement, elle demanda à dîner sur le pont. La veille au soir la mer avait été phosphorescente, et elle avait trouvé si admirable ses flots éblouissants, que le Kerdren fendait comme un oiseau, en faisant jaillir des milliers d’étincelles qu’elle espérait les revoir encore, et craignait qu’on ne lui permît plus de revenir si elle était rentrée avant la nuit.
On était à la fin de février, et le crépuscule très court des pays chauds faisait que presque sans transition on passait du jour à la nuit.
La main dans la main de Jean, Alice regardait avec extase et lui montrait du doigt ce qu’elle admirait.
Un très léger souffle d’air passa sur le pont, le soleil disparut entièrement et tout à coup la jeune femme se mit à frissonner. Jean, qui la regardait, s’en aperçut et il la vit en même temps pâlir si violemment qu’il se leva, pris de peur…
— J’ai froid, dit-elle en lui serrant la main.
Une expression de souffrance passa sur sa figure, et elle murmura plus bas et très vite :
— C’est si triste… si triste !…
Puis ses yeux reprirent leur expression accoutumée, et appelant du geste le médecin qui se tenait à quelques pas, parlant à Yves d’un ton significatif :
— Merci, docteur, dit-elle en lui tendant la main.
Quand elle se tourna près du jeune enseigne, son agitation reprit.
— Les eaux de France… Sommes-nous dans les eaux de France ? lui demanda-t-elle avec émotion. Je voudrais les revoir…
Il lui répondit affirmativement en lui nommant Tunis, et baisa la petite main qu’elle lui tendait ; puis il s’écarta pour la laisser tout à son mari, avertissant les matelots qui s’arrêtèrent dans leurs occupations suivant de loin avec un respect pieux cette scène cruelle.
La lune éclairait toute la mer maintenant, et le bruit des vagues accompagnaient les mots de tendresse d’Alice et les phrases de regret qu’elle laissait échapper par intervalles avec une douceur déchirante et auxquelles Jean agenouillé près d’elle et ployé dans une douleur sans nom, répondait seulement en répétant :
— Ma bien-aimée ! Ma bien-aimée !
Avec un léger effort, elle se pencha et attirant l’étole qui était restée sur ses genoux :
— Souvenez-vous ! dit-elle…
Puis elle soupira plus vite, et ce fut tout.
C’était par Nice que Jean avait tenu à rentrer en France, se rappelant sa première rencontre avec sa femme dans cette ville où il ramenait maintenant son cercueil.
La tente sous laquelle la jeune femme était restée si longtemps assise était convertie en chapelle ardente et des matelots en grande tenue veillaient sur le pont autour de madame de Kerdren. Le pavillon en berne était voilé de crêpe, et les ornements d’argent du cercueil disparaissaient sous les fleurs.
Il était grand matin quand le yacht mouilla dans le port, et la voiture des pompes funèbre était presque seule sur le quai.
Cependant une animation inusitée se devinait partout, on voyait des fleurs aux maisons, et les promeneurs les plus matineux sortaient avec un air de fête. Dans les cours, des bandes de travailleurs affairés finissaient de garnir des voitures, et les cris des marchandes de bouquets commençaient à se faire entendre.
Ni Jean ni son cousin n’avaient songé qu’on était arrivé au temps du carnaval, et par une coïncidence navrante, la jeune morte rentrait à Nice le jour de la bataille des fleurs juste un peu plus d’un an après la soirée où elle avait rencontré Jean chez madame de Sémiane.
Malgré toute la hâte apportée aux derniers préparatifs, neuf heures sonnaient au moment où le cercueil de madame de Kerdren, porté par douze matelots, montaient du canot jusqu’au quai.
Sur le velours noir brodé d’étoiles, on n’avait pas encore remis les couronnes, et au moment où les porteurs arrivaient devant le char, deux jeunes femmes élégantes et joyeuses, qui passaient là, s’arrêtèrent avec respect.
— Que c’est triste d’enterrer ses morts un jour de carnaval ! murmura l’une d’elles.
Et brusquement, d’un mouvement spontané, sans voir les deux officiers en grande tenue qui suivaient, elle s’avança et posa sur le cercueil la botte de lilas blanc qui remplissait ses bras, tout en faisant son signe de croix.
Sa compagne mit à côté les violettes qu’elle tenait ; puis, saisies tout à coup, prêtes à s’excuser, elles reculèrent en voyant les jeunes gens.
Jamais elles n’oublièrent le salut grave et ému des deux marins, et l’expression qu’il y avait dans les yeux de Jean, pendant qu’il regardait la part qu’une pitié sympathique faisait à sa femme dans la fête du jour !