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Jean de Kerdren

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V

Depuis une semaine, il n’était question dans tous les cercles et dans toutes les conversations que de l’épouvantable krach qui venait de se produire avec la brusquerie de la foudre.

Chaque matin les journaux enregistraient une nouvelle faillite, fréquemment aussi un nouveau suicide.

Il ne s’agissait pas ici d’une de ces catastrophes ordinaires de Bourse qui n’atteignent qu’un monde préparé jusqu’à un certain point à subir des accidents de ce genre ; l’affaire était bien autrement compliquée.

Dans toute la société et particulièrement dans un milieu étranger en général à toute spéculation il y avait des ruines totales.

Tenter d’expliquer ici ce qui n’a, pour ainsi dire, jamais été complètement éclairci en aucun autre endroit, serait chose impossible.

Ce qu’il y avait de certain, c’est qu’une affaire, donnant toute confiance en raison des noms qui la patronnaient, avait entraîné, grâce aux motifs qu’elle invoquait, nombre de fortunes honorables à se confier à elle, et qu’il en était résulté, non seulement des pertes effroyables, mais, chose plus grave, de fortes atteintes en matière d’honneur.

C’est ainsi que des individualités dont le nom apparaissait pour la première fois peut-être dans des feuilles publiques se voyaient chaque matin discutées, blâmées, et finalement honnies pour avoir trempé dans une action qu’on pouvait qualifier sans exagération de fort peu propre, mais où leur seule faute avait été une trop grande confiance.

Si loin de terre que fussent les officiers de l’escadre, les nouvelles du monde civilisé ne leur en arrivaient pas moins de temps à autre, et particulièrement quand ils restaient comme maintenant dans les eaux de France. Ils recevaient des paquets de journaux dont les premiers dataient souvent de quelques jours, mais où ils avaient en revanche l’avantage de voir à la fois le commencement et la fin d’un drame.

On juge de l’indignation que provoqua parmi eux la nouvelle de la catastrophe en question. Jean surtout était exaspéré, et ses sorties contre la clique, auteur du mal, faisaient frémir.

La question d’argent le laissait volontiers dans une royale indifférence ; mais la partie qui touchait à l’honneur de tant de membres de la noblesse le mettait hors de lui, et il souhaitait de tenir entre ses mains, ne fût-ce qu’une heure, certains individus pour lesquels le traitement qu’il méditait eût été juste assurément, mais en même temps d’une sévérité qui rappelait les Kerdren du moyen âge.

Parmi les noms connus qui figuraient comme victimes, tous les jeunes officiers qui avaient dansé chez madame de Sémiane avaient retrouvé avec une triste surprise, et à un double titre, celui du comte de Valvieux.

Sa fortune tout entière avait été engloutie dans le désastre, et une attaque d’apoplexie, déterminée, disait le journal, par ce coup aussi rude qu’impossible à prévoir, l’avait emporté en six heures. Suivaient un éloge du mort et quelques attaques virulentes contre les coupables de tant de maux, conclusions auxquelles tous les jeunes gens s’associèrent cordialement.

C’était si frappant ce contraste entre la jeune fille riche, adulée, aimée, qui était quelque temps avant chez madame de Sémiane, et ce que devait être maintenant la pauvre Alice, que son nom revint plus d’une fois encore dans la journée, accompagné d’exclamations sympathiques. Mais il y eut à la suite de cela une série de gros temps, et les exigences du service chassèrent toutes les autres préoccupations.

Jean retrouva avec un plaisir toujours nouveau ses factions solitaires au milieu de la nuit, du vent, et du bruit mélancolique des vagues ; et en songeant aux ennuis et aux misères qui peuplent le monde, il se réjouit une fois de plus d’avoir mis les intérêts et les plaisirs de sa vie en dehors de tout cela, et de pouvoir se considérer sur son navire comme à mille lieues des humains et de leurs laides intrigues.


Un mois s’était écoulé depuis ces divers événements ; l’escadre stationnait devant Toulon, et grâce à cette circonstance, Jean allait pouvoir régler, d’une façon tout à fait inattendue, une affaire qui l’appelait dans cette ville. Un vieux cousin qu’il connaissait à peine de nom, et dont les relations avec tous les membres de sa famille avaient cessé depuis au moins trente ans, s’était avisé au moment de faire son testament que, si vieux qu’il fût, il n’était probablement pas le dernier survivant de la famille. Il s’était informé, et il était résulté de ces réflexions tardives mais fructueuses, qu’il avait légué à Jean une assez belle fortune, et une superbe collection de bijoux anciens pour laquelle il avait dépensé des sommes considérables et la meilleure partie de sa vie.

Le testament était déposé chez un notaire de Toulon, la fortune et la collection chez un banquier de la même ville qui avait pour mission de ne remettre cette dernière qu’en mains propres, et en observant un cérémonial assez bizarre.

Le défunt, était-ce par une dernière coquetterie d’amateur ou pour toute autre raison ? avait ordonné que ladite collection, exposée tout entière dans le salon du banquier, fût livrée à Jean par celui-ci, en présence du plus grand nombre de témoins possible, et après qu’il eût été lu à haute voix une courte notice concernant chaque pièce. Cette dernière mesure devait servir tout ensemble à collationner les bijoux et à donner une idée générale de leur valeur, en mettant en regard du prix d’achat de chacun d’eux l’évaluation la plus récente qui en avait été faite.

Cette dernière clause avait horripilé Jean, qui ne voyait là, disait-il, que matière au plus stupide des étalages, et ridicule besoin de paraître. Si ce n’était pas une vanité d’outre-tombe qui avait poussé le vieux baron, que signifiait donc ce concours de témoins, et pourquoi ne lui laissait il pas le droit de collationner tête à tête, avec son banquier ? Avec son horreur de tout ce qui le mettait en avant, l’idée de cette manière de séance publique l’exaspérait, et son mécontentement avait été si vif que son premier mouvement l’avait porté à refuser tout à la fois fortune et bijoux.

Malheureusement l’hypothèse était prévue, et le testateur donnait, dans ce cas-là, à la totalité de ses biens, une destination parfaitement antipathique au jeune officier. Il stipulait en effet qu’au cas de mort ou de refus du légataire, sa collection et sa fortune reviendraient toutes deux au Musée Royal de Londres, « en souvenir, disait-il, des quinze bonnes années qu’il avait passées en Angleterre, et de l’accueil parfait qu’il y avait reçu ».

Enrichir un hôpital, des pauvres, ou même un musée français, Jean l’aurait fait de la meilleure grâce du monde, ne fût-ce que pour se débarrasser de l’accomplissement de la clause qui lui déplaisait si fort ; mais du moment où il s’agissait d’en faire bénéficier des étrangers, la question devenait tout autre.

D’un patriotisme qui allait presque jusqu’au chauvinisme, le jeune homme, après l’antipathie qu’il professait pour nos voisins d’outre-Rhin, n’avait pas de sentiment plus vif que celui qu’il nourrissait contre les Anglais.

Sa rancune, pour dater de la guerre de Cent ans, n’en était pas moins toute fraîche, et il faut convenir d’ailleurs qu’il y avait eu depuis cette époque-là bien des circonstances de nature à l’entretenir.

Aussi juge-t-on si l’idée d’orner de ses dépouilles les musées de la brumeuse Albion était faite pour lui sourire, et s’il eut l’occasion pendant les quelques jours qui suivirent sa lecture du testament de pester en conscience contre les bizarreries d’esprit de son parent !

Cependant il fallait prendre un parti, la station de l’escadre ne devait pas durer éternellement, et si peu agréable que fût pour Jean l’affaire pendante, elle méritait pourtant d’être réglée d’une façon ou d’une autre avant son départ…

Il résolut donc, un matin, d’aller s’entendre avec le banquier chargé de la remise de la fortune, et de tâcher avec lui de réduire autant que possible l’apparat de la cérémonie qui causait son tourment. Il se flattait que, pas plus que lui, M. Champlion ne devait souhaiter d’ameuter la société toulonnaise dans son salon, et qu’entre deux hommes de bon sens, ils reviseraient autant qu’il serait possible de le faire, sans manquer à la stricte bonne foi, l’œuvre d’un maniaque, amoureux de ses trésors comme Pygmalion de sa Galatée.

L’hôtel du banquier était situé dans le quartier le plus à la mode de Toulon, et Jean, très sensible aux impressions extérieures, commença à froncer le sourcil dès la troisième marche de l’escalier.

Les tentures, le tapis, la rampe chargée de dorures, la livrée du domestique qui le précédait, tout indiquait si clairement le mauvais goût du propriétaire, que le jeune officier se demanda avec inquiétude à quelle sorte d’homme il allait avoir affaire.

« Rien que ce suisse de cathédrale qui marche devant moi, sent son parvenu d’une lieue, se disait-il en mordant sa moustache… Si je m’en allais !… » Mais le suisse, aussi majestueux que si ses fonctions l’avaient réellement appelé à présider un mariage de première classe dans le high life, continuait à monter le bel escalier doré dont il paraissait le pontife naturel ; et force était à Jean de suivre le mouvement.

A la fin, il l’introduisit dans un petit salon qui semblait livré par le tapissier depuis une heure à peine tant il était battant neuf, et s’en fut porter à son maître la carte qu’on venait de lui remettre, laissant au visiteur tout loisir de prendre connaissance des lieux.

Jamais examen ne fut fait d’un œil moins bienveillant, et il semblait à Jean qu’il était en face d’une gigantesque batterie de cuisine dont chaque pièce était en cuivre, et brillait comme un petit soleil.

Il se tournait de tous les côtés, cherchant d’où venait ce ton général de « reluisant », quand son maître des cérémonies reparut et l’emmena dans le cabinet du banquier.

Là, même style, même goût, même profusion. M. Champlion était un petit homme tout rond, haut en couleur et d’une bonne expression de physionomie.

Avec un tablier de toile bleue et la casquette traditionnelle, il aurait réalisé le type idéal de l’épicier qu’on se choisirait comme fournisseur ; mais avec sa redingote serrée et son col durement empesé qui entrait tout droit dans la rotondité de son double menton, c’était un banquier qui manquait totalement de prestige.

« Galvanoplastie…, pensait Jean pendant le temps que mettait son partenaire à regagner son fauteuil. Il s’est plongé dans un bain d’or, et il se figure qu’il a changé de nature en s’enduisant d’une autre couche que celle de sa propre argile… pauvre bonhomme ! Enfin, pourvu qu’il soit coulant ! »

Malheureusement, rien n’était plus loin de la pensée du banquier que d’être coulant dans cette circonstance, et cela pour des raisons multiples.

D’une importation toute récente dans la société toulonnaise, il n’avait trouvé jusqu’alors aucun moyen, non pas même de s’y faire une place un peu marquante, mais seulement de s’y glisser.

Son origine plus que médiocre était pour beaucoup dans l’ostracisme qu’il subissait, mais cela tenait aussi en partie au peu d’occasions que le sort lui avait offert jusqu’alors.

Nul doute qu’à la longue le bain d’or dans lequel il était plongé, pour employer l’image pittoresque du jeune officier, n’arrivât à recouvrir les rugosités et les petites tares de sa nature primitive avec tant de perfection que personne ne refusât plus d’ouvrir sa porte à ce monsieur tout neuf, qui sortait de son Pactole changé des pieds à la tête ; mais ce travail serait long, et c’était tout de suite que M. Champlion voulait atteindre son but.

Comme tous les hommes partis de rien et enrichis subitement, il n’avait plus qu’un rêve au monde, qu’une ambition, c’était se faire admettre dans cette société qui avait fini par lui faire l’effet de quelque chose de grandiose et d’inaccessible, à force de la regarder d’en bas.

Il savait bien qu’une fois le pied à l’étrier, le reste s’enlèverait tout seul, aussi ne demandait-il qu’une borne, une pauvre petite borne d’où il pût prendre son élan.

C’était sa marotte, sa folie, la terre promise vers laquelle il eût marché à travers dix déserts, et il aurait donné sans regret son bras droit à qui lui eût apporté cette clef magique.

Et voilà que tout à coup, sans qu’il lui en coûtât la plus petite de ses phalanges, grâce à l’originalité du baron de Trélan, il allait tenir en main l’occasion tant souhaitée !

La collection qui lui était confiée, avait dans la ville un succès de curiosité d’autant plus vif que personne ne la connaissait. De son vivant, le baron la tenait sous triple verrou, comme une sultane dans son harem, et pas un œil humain ne pouvait se vanter de l’avoir contemplée.

Aussi, du jour où le testament fut connu, il n’y eut plus dans ce noyau désœuvré, et toujours en quête de distractions, qui formait la société élégante, qu’une idée : ce fut d’avoir sa place marquée, et d’être là le jour de la remise de la collection. C’était la nouveauté et l’événement de la quinzaine.

Les lettres se mirent à pleuvoir chez M. Champlion demandant des droits d’admission avec le sans façon de gens toujours sûrs d’être bien accueillis, et le glorieux banquier se trouva d’emblée en correspondance avec toute la ville. Les femmes surtout sollicitaient, et jamais il n’avait vu passer sous ses yeux tant de mignonnes pattes de mouche.

On disait les bijoux aussi originaux que riches, on savait le comte de Kerdren jeune, beau, et un brin sauvage ; et on n’était pas fâché de voir les deux choses par la même occasion.

On juge, d’après cela, comment le banquier pouvait accueillir la proposition de Jean, et s’il était supposable qu’il se mît de ses propres mains à démolir l’arc de triomphe sous lequel, toutes les nuits, il se voyait passer en songe !

Il s’emporta, prit feu, et parla bien haut de sa parole donnée et de son honneur de banquier ; puis quand il vit que le jeune officier cessait d’insister, perçant ses motifs à jour bien plus qu’il ne pouvait l’imaginer, et qu’il se bornait à lui demander assez sèchement le jour et l’heure du rendez-vous, il se radoucit à l’instant.

« Il ne voulait point de froideur entre eux, son jour et son heure seraient les siens ; et il était au regret de le désobliger ! »

En disant tout cela, il laissait si naïvement éclater sa joie que, malgré tout son mécontentement, Jean ne pouvait s’empêcher d’en être amusé.

Comme dernière faveur, il demanda l’autorisation d’aller consulter madame Champlion et de lui présenter le comte de Kerdren. Il n’y avait rien à objecter à cela, et Jean suivit son interlocuteur dans un second salon où une femme d’un âge moyen, et qui semblait le dédoublement féminin de son mari, était assise devant un métier à tapisserie, piquant son aiguille dans de gigantesques dahlias.

Elle se leva avec un empressement qui fit rouler toutes ses laines sur le tapis, de sorte que Jean répondit à sa phrase de bienvenue un genou en terre et la tête inclinée sur les écheveaux qu’il ramassait ; puis, sans transition, élevant la voix :

— Mademoiselle, dit-elle en s’adressant à quelqu’un qui était au fond de la pièce, allez donc chercher Angèle, elle sera si contente de voir l’héritier de la collection de M. de Trélan !

Le jeune homme se retourna pour saluer la personne que la position particulière qu’il avait prise en entrant l’avait empêché de remarquer, tout en maugréant intérieurement de se voir traité comme un simple objet de curiosité, et, à son inexprimable surprise, il se trouva en face de mademoiselle de Valvieux.

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