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Jean de Kerdren

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XVIII

Du premier coup d’œil, en sautant à terre, le jeune homme chercha sa femme. Il l’aperçut de loin, et un soupir de soulagement souleva sa poitrine en même temps qu’il lui souriait. Puis tout en s’approchant, il s’informa d’un ton bref des causes de l’accident, de la sûreté des habitants et des mesures prises. A tout ce qu’il demandait, on lui répondait en mêlant le nom de madame de Kerdren avec des effusions de reconnaissance et d’éloges qui accentuaient le sourire de Jean et le remplissaient d’orgueil.

« Elle avait fait amener la pompe, elle avait organisé la chaîne, elle avait tout dirigé, tout commandé, payant de sa personne comme le moindre d’entre eux, et c’était à elle assurément que tous devaient leur maison sauve ! » En racontant son œuvre de la journée, ils s’en rendaient bien compte eux-mêmes pour la première fois et s’exaltaient jusqu’à l’enthousiasme. L’apparence un peu frêle de la jeune femme doublait l’effet produit par son héroïsme, et subitement pris d’une immense admiration, ils l’entouraient et l’acclamaient.

Rien ne se communique plus vite qu’un mouvement de passion dans une foule surexcitée et déjà ébranlée par une émotion récente, et l’étincelle courait de proche en proche.

Ils abandonnaient leur poste et leur manœuvre, ils voulaient lui prendre les mains, baiser sa robe, la rapporter en triomphe jusqu’au château.

Émue et troublée, la jeune femme se laissait faire ; des larmes voilaient ses yeux, et elle ne voyait plus que dans une brume toutes ces rudes figures qui s’inclinaient vers elle en remerciant « notre dame » avec une effusion presque pieuse. Les femmes l’embrassaient et poussaient leurs enfants vers elle ; on eût dit une réunion de naufragés se retrouvant sur la terre ferme après des heures d’angoisse.

Et comme Jean, le cœur battant, fendait la foule pour la rejoindre et lui prendre les mains :

— Je vous en prie, dit-elle plaisamment en se reculant ; ne me touchez pas ; je suis un fleuve !

Il remarqua alors pour la première fois l’état dans lequel elle se trouvait, et son émotion se changea en effroi.

Des pieds à la tête, elle portait les marques de l’heure qu’elle venait de traverser. Ses cheveux presque défaits se collaient sur son front ; le corsage très léger de sa robe d’été était plaqué sur ses épaules par de larges traces mouillées, et ses pieds inondés s’enfonçaient dans la boue jaunâtre qui remplissait la rue. Maintenant qu’elle se tenait tranquille, la réaction de son prodigieux effort se faisait sentir ; elle commençait à grelotter et ses joues se marbraient de taches bleuâtres.

Une désolation s’emparait du jeune homme, et son impuissance à la soulager immédiatement le mettait hors de lui.

Toutes les maisons du village étaient à l’abandon ; par les portes ouvertes, la pluie et les ruisseaux de l’orage étaient entrés dans les chambres, et le sol en terre battue était détrempé comme les routes.

Dans une grange, un peu à l’écart, le toit long et bas avait laissé le sol sec. Il l’y entraîna rapidement, soutenant sa marche lassée.

La pluie s’était remise à tomber, et cela devenait si fatigant d’avancer sur cette terre fangeuse et tenace, que malgré le confortable très relatif de l’endroit où elle arrivait, le bienfait d’un terrain sec et l’arrêt de cette eau qui l’aveuglait lui causèrent une impression de soulagement. Elle retrouva sa voix et voulut parler, mais Jean ne l’écoutait plus. Tout à son inquiétude, il la regardait, et en déboutonnant vivement sa capote pour la lui mettre sur les épaules, il répétait :

— Comme vous voilà, mon Dieu ! Dans quel état vous êtes ! Comment avez-vous pu commettre pareille imprudence, et comment pas un de ces malheureux n’a-t-il songé à vous en empêcher !

La colère lui venait en même temps, et il tournait des regards flamboyants de mécontentement vers les serviteurs qu’on voyait au loin, les rendant tous responsables dans sa pensée, malgré les explications de la jeune femme.

« Pouvait-elle laisser tous ces pauvres gens sans aide, et Jean pensait-il que dans leur affolement ils auraient obéi à d’autres comme ils l’avaient fait pour elle ? »

Mais il n’écoutait rien, s’irritant seulement de sentir un sang brûlant courir dans ses veines, et de voir Alice grelotter sous ses yeux, sans pouvoir lui en donner toute la chaleur à ses dépens.

Le domestique qu’il avait appelé en lui criant d’aller chercher la voiture lui avait montré au loin un cavalier qui fuyait et lui avait répondu :

« On y est, monsieur…! »

Et il s’était excusé du geste de ne pouvoir offrir aussi ses vêtements pour couvrir sa maîtresse, ils étaient trempés d’eau !

On n’eût trouvé alors de feu nulle part dans cette partie du village, et les maisons qui n’étaient pas noyées par la pompe étaient trop éloignées pour qu’il valût la peine d’y aller à travers cette humidité et ce vent ; il ne restait donc qu’à attendre sur place. Mais l’attente est toujours plus pénible que l’action, même la plus difficile, et le jeune homme, incapable de se contenir, tremblait d’impatience et d’inquiétude.

Il avait fait asseoir Alice sur des bottes de paille qu’il avait trouvées au fond, et agenouillé auprès d’elle, pour être à sa hauteur, il suivait d’un œil ardent l’épuisement dont témoignait sa figure délicate.

Enfin un roulement se fit entendre, et la voiture apparut, lancée au galop, et éclaboussée déjà jusqu’à la caisse par la boue que les chevaux soulevaient en gerbes devant eux. Il sembla à Jean qu’on lui déchargeait le cœur d’une montagne et que la demi-heure qu’il venait de traverser avait duré dix ans. Sans perdre une minute, il prit Alice entre ses bras et la porta jusque sur les coussins.

Là se trouvait un véritable monceau de fourrures et de couvertures, apportées par une femme qui se tenait prête à aider sa maîtresse, et quand elle arriva au château, elle était si bien enveloppée que sa figure se voyait à peine.

Dans sa chambre un grand feu flambait, allumé par les domestiques qui étaient revenus en courant par la traverse, et on préparait tout avec une activité remplie d’affection.

Malgré tous ces soins, les frissons continuaient, et elle grelottait si violemment qu’en buvant la tasse de thé brûlant qu’on lui apporta dès qu’elle fut dans son lit, ses dents résonnaient sur la porcelaine.

Au bout d’une demi-heure, cependant, le sang lui revint aux joues, et passant tout à coup d’un froid extrême à une chaleur insoutenable, la sueur commença à lui perler aux tempes. Elle voulait se lever, alors, se déclarant complètement remise ; mais Jean s’y opposa péremptoirement.

Il n’était pas difficile de reconnaître chez elle les symptômes d’une fièvre violente ; ses mains étaient sèches et dures malgré la moiteur des tempes, et son pouls battait toujours plus vite. D’ailleurs, en tout état de cause, la fatigue extraordinaire supportée par elle depuis quelques heures méritait bien qu’elle se reposât au moins pendant la fin de la journée, et la nuit qui venait.

Aux premiers mots parlant de médecin, elle s’était récriée en riant :

— Il les prendrait pour des enfants !

Et Jean avait cédé, quoique son angoisse et sa perplexité fussent évidentes ; et que son agitation rendît tout repos impossible !

De minute en minute, il s’informait de ce qu’elle éprouvait.

— Ce qu’on sent après un bon bain froid, répondait-elle gaiement.

Et incapable de secouer son inquiétude :

— Fasse le ciel que vous en eussiez pris dix plutôt que d’avoir passé ces trois heures sous ce vent aigre dans votre robe mouillée ; vous en seriez moins éprouvée !… reprenait-il soucieusement.

Vers huit heures, Alice se trouva plus calme, l’idée du médecin fut définitivement ajournée, et elle obtint que son mari songeât à changer de vêtements et à s’occuper un peu de lui-même.

Le bruit s’était répandu parmi les villageois que madame de Kerdren était revenue malade au château, et c’était en bas un défilé non interrompu de figures anxieuses qui venaient aux nouvelles.

Un instant le jeune comte était descendu pour leur parler des mesures de prudence qu’il convenait de prendre, à propos des restes du feu, ainsi que pour les remercier d’être venus ; et il avait trouvé si doux cette réunion d’hommes et de femmes mus uniquement par l’affection et partageant avec tant de sincérité l’inquiétude qui le tourmentait, qu’il s’en était trouvé soulagé.

En même temps son sourire communicatif produisait plus d’effet à lui seul que toutes les réponses faites jusque-là par les domestiques, et il s’en fallut de peu que tous les bonnets ne fussent en l’air à l’instant.

Le lendemain, Alice se trouva dans son état ordinaire, sauf un très léger enrouement qui s’expliquait fort bien, et qui ne l’empêchait pas, d’ailleurs, d’être toute prête à reprendre sa vie habituelle.

Son mari, plus impressionné qu’elle, se remettait moins vite ; il semblait qu’il eût gardé de cette journée quelque chose de particulièrement pénible, et le souvenir en était long à s’effacer chez lui.

Au village, on n’oubliait pas non plus, mais pour des raisons différentes, et l’affection que la jeune femme inspirait à tous s’était changée en une véritable adoration. La reconnaissance naïve des enfants se manifestait de cent façons, et ils apportaient au château tout ce qu’ils imaginaient pouvoir plaire à madame de Kerdren, bottes de fleurs des haies, fraises des bois ou noisettes toutes fraîches dans leurs coques vertes, avec une pulpe ferme d’un blanc rosé.

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