Jean de Kerdren
XI
Depuis quinze jours Jean et sa jeune femme étaient à Kerdren.
Le mariage s’était fait à minuit, selon un usage assez en faveur dans le Midi, et l’église la plus proche du couvent était si petite que, malgré le nombre relativement restreint des assistants, la cérémonie n’avait pas été triste.
L’amiral commandant l’escadre avait tenu à servir de père à la jeune fille, et madame de Sémiane, grâce à des prodiges de célérité, était arrivée à temps pour l’accompagner à la mairie et à l’église. C’était un peu ce qu’avait espéré Jean en lui faisant part de son mariage télégraphiquement, et il lui était profondément reconnaissant d’être venue abriter le pénible isolement de sa fiancée.
Quant à l’étonnement de la comtesse, on le devine, et ce ne fut que faute de temps qu’elle ne le manifesta pas davantage.
L’interrogatoire qu’elle avait fait subir à Jean ne l’avait éclairée ni peu ni prou, et elle en revenait à sa vieille hypothèse d’hiéroglyphes en regardant le jeune homme.
L’église étincelait de lumières et tous les camarades du marié ainsi que nombre de matelots étaient là.
La plupart avaient envoyé des fleurs à mademoiselle de Valvieux, et tous ces bouquets donnaient au grand salon que madame de Sémiane avait pris à l’hôtel presque un air de chez soi.
La comtesse avait offert à toute cette petite armée, au milieu de laquelle elle se trouvait à peu près la seule femme avec la mariée, un ambigu des plus confortables, et c’était seulement vers deux heures que les jeunes époux étaient partis.
Alice avait repris sa robe noire et, tout émue, s’était lancée dans l’inconnu, le cœur battant à la fois de la peur de trop aimer son mari, et de la crainte de ne pas savoir pourtant le payer de tout ce qu’il quittait pour elle.
C’était en chaise de poste que Jean l’avait emmenée. Au nombre de ses antipathies avait toujours été le transport des jeunes couples par les chemins de fer.
Il trouvait la vapeur bruyante, le sourire des employés gouailleur quand il plonge dans les coupés ou les sleeping, et qu’ils y aperçoivent deux jeunes gens seuls, la foule qui embarrasse les quais pitoyablement bigarrée, et la fumée insupportable.
Aussi avait-il juré qu’il n’en ferait point usage pour son propre compte, et pour ne pas même donner à sa jeune femme l’ennui d’entendre détailler les ordres, il avait mis à l’avance dans les mains de son postillon son itinéraire avec les relais indiqués pour les dînées et les couchées.
De cette façon la traversée de la France de Toulon en Bretagne n’avait été qu’une longue promenade pendant laquelle on descendait de voiture pour cueillir des fleurs, pour monter les côtes à pied ou se reposer près d’un bouquet d’arbres, et qui, pour avoir le romanesque d’une fantaisie de poète, n’avait eu besoin que de vieillir de cinquante ans. Témoins nos pères, et la façon dont ils voyageaient…
Il était midi quand le jeune couple était arrivé à Kerdren. La réception qu’on avait ménagée à la nouvelle comtesse avait eu comme auréole une journée faite à souhait ; et la jeune femme s’était arrêtée saisie d’une émotion qu’elle n’avait jamais ressentie, quand, au moment où elle mettait pied à terre, tous les hommes s’étaient découverts à la fois, et avaient agité leurs chapeaux ou leurs bérets, en poussant des vivats étourdissants.
On s’était habillé comme pour aller à un pardon et, du premier coup, madame de Kerdren voyait la Bretagne sous cet aspect pittoresque que les touristes cherchent avec tant de passion de tous les côtés, et qui devient plus rare de jour en jour.
Les hommes avec la veste courte garnie de velours noir et le grand chapeau qui fait tout de suite rêver de chouans, les femmes pour la plupart en noir aussi, vêtues de ce costume sévère qui relève si bien la distinction du type des Bretonnes morbihannaises qui sont brunes, presque toutes jolies, et généralement d’une dignité grave bien différente des allures des paysannes des autres provinces.
Quelques vieux, « des anciens » comme on dit là-bas, avaient encore le costume blanc tout en drap, avec un saint-sacrement brodé dans le dos et des galons de laine de couleur sur le gilet.
Avec leurs yeux affaiblis d’où le regard sortait vague, leurs longs cheveux blancs et leur parler breton où l’on distinguait avec peine le mot de bienvenue qu’on venait de leur apprendre à dire en français, ils avaient vraiment l’air de revenir de loin en arrière.
Les marins, avec leur veste bleu sombre et leur béret crânement posé, circulaient avec plus d’audace dans les groupes.
Le capitaine était de leur espèce, comprenait leur langage, connaissait leur vie, et ça les mettait « diablement plus à l’aise », comme ils l’expliquaient aux amis avant l’arrivée de la voiture.
Seulement ce qui était vrai pour Jean n’existait plus à propos de cette jeune femme également inconnue de tous, et il se trouva qu’en mettant pied à terre, elle intimidait par sa présence les jeunes, les vieux et les marins eux-mêmes, malgré toute leur faconde.
— Je crois vraiment que vous vous faites peur mutuellement eux et vous, avait dit Jean en souriant au premier saisissement de sa femme.
Et il lui avait offert son bras pour la conduire dans cette foule.
Un peu tremblante d’abord, elle avait vite repris sa grâce et s’en était servie pour faire la conquête de tout le monde, hommes et femmes.
La beauté est un charme auquel presque toutes les natures sont sensibles, celles qui sont rudes et primitives tout comme d’autres, et cette ravissante créature, qui souriait à chacun, tendant sa petite main avec tant de cordialité, ensorcelait un peu toutes les têtes.
Elle avait pris dans la masse des bouquets qu’elle venait de recevoir quelques fleurs de genêt, la fleur symbolique de la Bretagne avec la bruyère et l’ajonc, comme pour montrer combien elle souhaitait d’adopter tout ce qui tenait au pays où elle arrivait, et ces petites étoiles d’or montant en faisceaux dans la fourrure noire de son manteau semblaient la personnification poétique de sa jeune et charmante royauté.
L’ovation s’était terminée comme il convient par des danses et une fête villageoise où le jus des barriques de cidre avait fait concurrence aux libations classiques des noces de Gamache.
Pendant que les rondes allaient leur train, les jeunes époux avaient pris leur premier repas dans la grande salle à manger où soixante convives tenaient autrefois à l’aise, et où leur table aujourd’hui avait l’air d’un petit îlot, point sauvage du tout, perdu au milieu de l’Océan.
A côté de sa place, sur un plateau d’argent, Alice avait trouvé un gigantesque trousseau de clefs formant une gamme de toutes les tailles et de tous les métaux, depuis ce qui semblait être la clef des oubliettes jusqu’à des petites merveilles de ciselure ; et comme elle regardait son mari avec étonnement :
— Les insignes de vos pouvoirs, lui avait-il dit en souriant. Et nous n’en usons pas à la façon de Barbe-Bleue ici : il n’y a nulle réserve, toute chose vous appartient. Seulement, avait-il ajouté en riant, pour arrêter l’émotion qu’il voyait poindre dans les yeux de la jeune femme, je n’exigerai pas de les voir toutes à votre ceinture.
Les premiers jours s’étaient passés à courir le château d’abord, les environs ensuite.
En toute occasion la même courtoisie, les mêmes prévenances et les mêmes délicatesses se retrouvaient dans la manière d’être de Jean vis-à-vis d’Alice, mais l’intimité n’augmentait nullement.
Il lui avait fait voir tout ce qu’il croyait de nature à l’intéresser avec le soin d’un cicérone accompli ; seulement il ne lui était pas venu à l’idée de la conduire dans les creux de rocher où la mer berçait ses rêves d’enfant et de jeune homme, et c’était seul qu’il avait fait les pèlerinages de tous ses souvenirs intimes. La crainte de la jeune femme de s’imposer à lui était si grande que jamais elle ne l’accompagnait sans une invitation spéciale, et quand son mari errait sur la grève, elle s’interdisait d’y mettre le pied comme dans un jardin privé.
Pendant ce temps elle parcourait les pièces de l’immense habitation qu’elle connaissait mal encore, cherchant à ressaisir les souvenirs du passé dans ce vague parfum que les choses laissent après elles, et qui s’imprègne plus sûrement encore dans les endroits où les caprices de la mode ne pénètrent pas.
Ce n’était pas du reste une recherche d’antiquaire que faisait madame de Kerdren, et pourvu que ses découvertes fussent comprises dans le rayon d’une vingtaine d’années en arrière, elle se trouvait satisfaite.
Au retour, elle racontait à son mari ses longues explorations, et en deux coups de crayon, il lui faisait le plan de l’étage où elle s’était perdue.
D’ailleurs ses instants de solitude étaient rares. Jean s’occupait d’elle comme d’un hôte de distinction, et quoiqu’elle eût préféré moins de prévenances cérémonieuses et plus de laisser-aller, elle n’en nourrissait pas moins à l’égard de son mari une reconnaissance passionnée.
Souvent elle pensait à ce qu’elle lui dirait si elle l’osait ; elle s’excitait à parler, et ce qu’elle trouvait alors était doux comme ce que contient un cœur de jeune fille tendre et ardent, quand il s’agit de son premier amour.
Seulement elle ressemblait à ces oiseaux dorés des contes de fée qui ne chantent que dans la solitude, et dès qu’elle se retrouvait près de Jean, toute sa timidité lui revenait.
Elle s’était mise à ses fonctions de maîtresse de maison, tout de suite, avec cette gravité gentille des jeunes femmes qui gouvernent pour la première fois, et les grands salons du rez-de-chaussée reprenaient peu à peu sous sa main l’air habité.
Cependant le congé du jeune officier touchait à sa fin, et ce n’était pas sans plaisir qu’il songeait à reprendre une occupation réglée. Le changement qui s’était fait dans son existence avait été tellement soudain, et il y avait un si grand contraste entre la vie active qu’il menait depuis son enfance et ces dernières semaines de désœuvrement que son inaction commençait à lui peser sans même qu’il en eût conscience.
Le dévouement, si parfait et si poétique qu’il soit, est toujours en somme un renoncement continuel à tout ce qu’on préfère, et les meilleures natures s’en aperçoivent à la longue.
Aussi le premier matin où on amena à Jean son cheval sellé devant la porte, il sauta dessus et partit avec une joie d’enfant. Cela ne valait pas son navire, mais avec un bon temps de galop il arrivait à se faire fouetter le visage presque aussi bien que par la brise de mer, et cette course rapide plaisait à son ardeur.
Invariablement, en rentrant, il trouvait sa jeune femme debout sur le perron qui l’accueillait avec un sourire heureux.
De sa fenêtre elle le voyait arriver depuis le bout de l’avenue, et Jean soupçonnait peu avec quelle impatience elle sondait les lointains du chemin. Il se tourmentait fort cependant de la façon dont se passaient ses journées, il était rare qu’il ne lui rapportât pas un livre ou un objet quelconque qu’il pensait devoir la distraire. Il aurait voulu aussi l’entourer de quelques relations agréables, et il s’était mis, quoique sans enthousiasme, à faire dans le voisinage une certaine quantité de visites. Mais il n’en était résulté encore nulle intimité, et comme le grand deuil d’Alice l’empêchait d’accepter aucune des invitations qui arrivaient à Kerdren, il s’ensuivait qu’elle était presque constamment solitaire.
Elle n’en ressentait pas d’ailleurs la plus légère fatigue. Son esprit un peu contemplatif s’absorbait volontiers dans la vue de la campagne, charmante à cette époque de l’année, et comme fond à tout ce qu’elle voyait, à tout ce qu’elle pensait, la poésie de son amour ajoutait son charme puissant.
Mais c’était chose difficile à expliquer à son mari, et elle avait beau lui montrer, chaque fois qu’il la questionnait sur l’emploi de sa journée, une corbeille remplie d’ouvrages, il s’inquiétait de lui savoir comme seule distraction son aiguille et son dé.
La chambre qu’avait choisie la jeune femme était celle de la reine Anne et, dans la grande embrasure de la fenêtre, elle s’était aménagé une installation intime où elle passait le meilleur de son temps. Elle se tenait toujours là, écrivant, travaillant, rêvant aussi, jusqu’à l’heure où elle abandonnait livres et ouvrages, concentrant toute son attention au dehors.
Son instinct la servait si bien qu’elle n’attendait guère habituellement. On eût dit qu’elle voyait l’arrivant de loin, par une seconde vue mystérieuse qui ne connaissait plus l’obstacle des distances. Elle le regardait venir, admirant la bonne grâce du jeune homme et l’audace insouciante avec laquelle il gouvernait le galop vertigineux qui était l’allure habituelle de son cheval.
Puis quand il atteignait un certain gros chêne, toujours le même, elle descendait, calmant son air et son sourire comme autrefois quand elle entrait dans le parloir du couvent.
Un jour cependant, soit que Jean fût un peu en avance, soit que les horloges de la maison ne fussent pas à l’heure, il arriva qu’il ne trouva personne sur la porte pour le recevoir.
Peut-être qu’Alice, en se promenant dans le parc, s’était laissée prendre à la surprise des jours grandissants ; peut-être aussi avait-elle entrepris quelque course dans le village pour distribuer la pile de vêtements qui montait chaque jour sous ses doigts et où son mari voyait tant de petites robes grises qu’il lui avait demandé si elle organisait un orphelinat.
Tout cela était également probable et naturel, mais n’en produisit pas moins au jeune homme, sans qu’il s’en rendît bien compte, une impression peu agréable.
Il s’était tout doucement accoutumé à ce salut de bienvenue qu’il recevait de deux beaux yeux et, involontairement, il faisait comme son cheval qui tournait la tête de tous les côtés avec mélancolie, cherchant le morceau de sucre qu’il trouvait chaque jour dans la main blanche de la jeune femme.
En vrai sybarite, il le préférait au même régal offert par n’importe quelle autre main et s’ébrouait maintenant, fouillant nerveusement le sol de son sabot pour montrer son impatience.
Cependant il n’y avait pas à s’illusionner, on avait oublié ce soir-là cheval et cavalier, et tandis que le bel animal se faisait tirer vers l’écurie avec un mécontentement visible, Jean entrait dans la maison, tourmenté d’une vague inquiétude.
Au milieu de l’escalier, il lui sembla entendre le son d’un piano, et son étonnement redoubla. Jamais sa femme n’avait fait la plus légère allusion à un talent de musicienne quelconque, et il en avait conclu tout naturellement qu’elle ne le possédait pas.
A mesure qu’il montait, il entendait plus nettement.
Le piano avait le son vieilli d’un instrument abandonné depuis longtemps ; mais la voix qui s’y mariait, car la jeune femme chantait, était fraîche, veloutée et d’un timbre délicieux. A travers les tentures et les portes, la mélodie arrivait douce et captivante comme un chant de sirène, et sur le seuil Jean s’arrêta, restant immobile comme s’il eût écouté un oiseau perché sur une branche et prêt à s’envoler au premier bruit.
Juste avec le dernier accord, il mit la main sur la serrure, et frappant un léger coup en guise d’avertissement, il entra.
D’un bond la jeune femme se trouva debout, rose jusque sous les boucles follettes qui couvraient son front, et, avec un accent de regret, elle s’écria aussitôt :
— C’est vous ! oh ! je suis si fâchée de n’être pas descendue !…
— J’espère que vous ne vous excusez pas, répliqua Jean avec un peu trop de cérémonie, et que vous ne vous faites pas une obligation de venir gâter Samory !
Il y avait dans son accent une raideur involontaire, et le soin qu’il prenait de se mettre hors de la question acheva de déconcerter la jeune femme.
— Mais j’en suis heureuse, au contraire, répondit-elle d’un ton contraint, j’aime tant les chevaux !
Et sa fâcheuse timidité la reprenant, elle se mit à plaquer quelques accords du bout des doigts sans trouver une syllabe à ajouter, se sentant gauche, maladroite, et fâchée de ne pas savoir dire tout simplement à son mari que l’attente de son retour était la distraction de son long après-midi. Lui, frappait ses bottes à coups réguliers avec le manche de sa cravache, accompagnant les basses intermittentes de la jeune femme, et le silence en se prolongeant devenait si gênant qu’il fit un effort pour le rompre.
— Je ne vous savais pas musicienne, reprit-il ; si vous m’aviez parlé de votre talent, je vous aurais fait envoyer un piano : celui-ci n’est pas digne de vous.
— Il est parfait, je vous assure, dit-elle avec empressement, et si vous avez la bonté de me trouver un accordeur à Lorient, il sera bien plus qu’à la hauteur de ce que j’en peux tirer. Avec vous les plus insignifiants désirs sont si vite réalisés que j’ai eu peur de vous parler de musique avant de savoir si je me retrouverais des doigts, c’est ce qui vous explique mon silence.
Il n’en fut pas dit plus long à ce sujet, et un instant après, le jeune homme sortit pour quitter ses vêtements de cheval. Dans sa chambre rien de ce qu’on lui avait préparé ne lui convint, et tout en bousculant ses tiroirs avec une impatience qu’il était étonné de se sentir : « Ce que c’est, se disait-il en haussant les épaules, que de s’accoutumer à une vie monotone et régulière ; les plus petits incidents vous troublent et vous énervent. »
Pendant le dîner, Jean ne parla que des nouvelles de la journée, décrivant à la jeune femme les préparatifs d’un lancement de bateau qui devait avoir lieu prochainement, ou lui racontant l’accident arrivé à un ouvrier du port. De piano ou de chant pas un mot, et Alice, toujours inquiète et timorée dès qu’il s’agissait de son mari, s’agitait déjà, se demandant si elle ne lui avait pas déplu en rouvrant un instrument respecté peut-être depuis la mort de sa mère.
Les soirées du jeune ménage se passaient généralement dans un petit salon attenant à la salle à manger où on risquait un peu moins de se perdre que dans les grands appartements de réception. Alice s’asseyait près de la table et reprenait son ouvrage, l’éternelle ressource des femmes ! pendant que son mari errait distraitement, touchant tous les bibelots posés sur les tables, retournant une statuette ou un vase dans tous les sens, et le reposant après l’avoir vu pour le reprendre au tour suivant, comme s’il ne le connaissait pas.
De temps en temps, il revenait près de la jeune femme, poussait un X à côté de la table, et un genou sur le siège, il recommençait son jeu d’homme inoccupé avec les ciseaux ou le dé d’or qu’il trouvait à portée de sa main.
— Vous ne vous servez pas de ceci ? demandait-il en montrant un morceau de toile ou de laine.
— Nullement, répondait Alice.
Alors il se mettait à le couper menu, arrangeant les débris en un seul tas d’un air satisfait, jusqu’à ce qu’il s’aperçût que la jeune femme restait inactive, attendant ses ciseaux, et suivant ses mouvements avec un demi-sourire.
— Je vous demande pardon ! s’écriait-il aussitôt.
Puis, il lui rendait ses ciseaux, repoussait vivement toutes ses découpures en riant de sa distraction et reprenait sa marche incessante.
C’était la mimique d’un homme ennuyé. Alice ne s’y méprenait pas, et s’en désolait à l’excès ; mais elle se sentait impuissante là devant. Elle avait trop peu pénétré, moralement parlant, dans l’intimité de son mari pour pouvoir ce qui s’appelle vraiment causer avec lui, et ce qu’ils disaient tous les deux conservait le cachet banal d’une conversation mondaine.
De son service Jean parlait à peine, et comme les camarades qu’il retrouvait à Lorient étaient tous étrangers à la jeune femme, il ne disait pas davantage ce qui les concernait eux-mêmes. Il en résultait que le cercle était restreint, et qu’on revenait presque fatalement aux lieux communs.
Dans les récits de la jeunesse de son mari qu’Alice cherchait à provoquer, le jeune homme s’était toujours montré si bref qu’elle n’osait pas insister et qu’il ne lui venait pas à l’idée après cela de parler de sa propre enfance, dont elle concentrait tous les souvenirs en elle, comme elle gardait aussi toutes ses émotions présentes.
Jean ne menuisait pas, ne tournait pas, ne s’occupait ni de photographies ni de collections quelconques, et il s’interdisait en outre strictement de fumer devant sa femme.
— Ne pensez-vous pas que j’ai assez de mes journées ? lui disait-il quand elle insistait sur ce point.
C’était vrai, peut-être, mais n’empêchait pas Alice de regretter la courtoisie de son mari, quand elle le voyait rouler distraitement entre ses doigts un nombre incalculable de cigarettes pendant ses promenades, et les jeter une à une dans la cheminée à mesure qu’il les avait faites, quand la pensée de sa femme lui revenait.
Souvent il lui faisait une lecture à haute voix, et c’étaient les bonnes soirées de la jeune femme, qui jouissait alors à la fois du double plaisir de le voir occupé et d’entendre cette voix chaude et bien timbrée qui exprimait si profondément tout ce qu’elle voulait.
Parfois, quand arrivait le détail de sentiments passionnés, Alice se troublait.
Cet accent qui déjà dans les choses les plus ordinaires de la vie lui allait tout droit au cœur, parlant à côté d’elle d’amour et de tendresse, la remuait étrangement.
Il lui semblait que le lecteur n’existait plus, elle oubliait les pages qu’il tournait, et le front baisse, tâchant de cacher sa rougeur, son aiguille immobile entre ses doigts, elle se laissait emporter par le charme de son rêve, se figurant qu’il prenait dans son cœur tout ce qu’elle entendait.
Ce n’est pas impunément qu’une femme de vingt ans écoute un homme jeune et charmant lui lire des choses qui si aisément pourraient devenir des réalités, surtout quand son cœur tout entier a le droit d’appartenir à cet homme, et comme Francesca de Rimini, Alice aurait dit volontiers plus d’une fois : « Ce soir-là, nous ne lûmes pas plus avant ! »
Mais sans doute la voix de Paolo avait tremblé en arrivant à la page d’amour qui peignait si bien ses sentiments à la belle Italienne, tandis que celle de Jean, gardant toutes les qualités d’un excellent lecteur, demeurait animée, souple et parfaitement égale.